LEÏLA SEBBAR

Carnet de lecture – novembre 2006

Le site de Carole Netter m’offre le plaisir de parler comme je l’entends, sans la pression de l’actualité immédiate, de la limite de la place « version papier », des goûts ou des impératifs éditoriaux des chefs de rubrique, des livres que je lis ou relis, de ceux que je découvre au hasard des librairies et des bouquinistes, au hasard aussi de mes caprices de lectrice.

Voici donc des notes de lecture courtes ou moins courtes des livres que je lis dans un désordre apparent.

Je commencerai par deux romans de Myriam Harry dont je ne connaissais pas l’existence il y a trois ans. Des romans chinés dans les salons du livre ancien : Amina ma colombe (Flammarion, 1931) et La princesse turquoise, roman de la Cour de Turquie (Flammarion, 1941).

 

Bienvenue à Myriam Harry

Grâce à la publication récente de sa biographie, Une orientale à Paris (1), voyages littéraires de Myriam Harry, Myriam Harry après un demi-siècle d’oubli, revient sur la scène éditoriale française. Encore faudrait-il republier certains de ses romans, turcs, tunisiens, orientaux qui trouveraient écho chez certains, certaines d’entre nous. Jusqu’à sa mort à Paris en 1959, Myriam Harry a bénéficié d’une notoriété qui lui a valu des tirages importants dans des éditions populaires et le premier prix Femina – Vie Heureuse en 1905.

On sait combien la mode est à l’Orient dans les dernières années du 19e siècle et au début du 20e siècle. Voyages, peinture, littérature, musique, l’Orient est partout. Mythique et réel. Culturel mais aussi politique. Le déclin et la fin de l’Empire ottoman ont excité les pays d’Europe friands d’Orient, de territoires et de richesses. Myriam Harry raconte dans ces deux romans le passage d’un état à un autre à travers aspirations et sentiments, du côté des femmes. En particulier de jeunes princesses instruites et musulmanes.

Mais quelques mots sur Myriam Harry.

Elle naît à Jérusalem en 1869 d’une mère luthérienne, allemande, et d’un père originaire de Kief, juif converti à l’anglicanisme. Une dévote qui instruit et soigne, un érudit qui collectionne les livres anciens et des objets archéologiques pour les vendre à d’autres érudits. C’est lui qui initie sa fille Maria Shapira, à la culture européenne, à la Bible et au Coran, aux langues qu’il maîtrise, anglais, allemand, russe… Myriam Harry (c’est son nom de plume) sera « païenne » et « panthéiste ». Son père se suicide, elle se retrouve en pension à Berlin puis à Paris, institutrice chez un pasteur. Elle perfectionne le français qu’elle a appris. Grâce à Catulle Mendès, elle est introduite dans la Cité des lettres parisiennes et les passionnés d’Orient deviennent ses amis.

Elle voyage jusqu’en Turquie et en Tunisie. À chaque voyage, un livre ou plusieurs. On pense à Pierre Loti qu’elle admire.

Donc après ses voyages en Syrie et en Turquie, Myriam Harry écrit ces deux romans dont les femmes sont les principales héroïnes. Une princesse ottomane, Turquoise, petite-fille du sultan Abdul Hamid III, une princesse syrienne, Amina, fille d’un riche et puissant pacha d’origine kurde. Elles vivent l’une et l’autre dans le haremlik, les appartements des femmes dans le palais princier, à leur service esclaves, servantes et odalisques (chambrières). Raffinement, oisiveté, beauté des chambres et des paysages. On est dans un conte oriental et orientaliste. C’est une occidentale élevée en Orient comme une Européenne, qui voyage, observe et raconte. Amina sous la forme d’un journal (Damas 192…), Turquoise en narratrice, ont la même grâce et la même ardeur à apprendre et à vivre. Élevées comme de jeunes princesses musulmanes cultivées destinées à un époux riche et puissant, comme elles musulman, elles sont aussi curieuses d’autres cultures, d’autres mœurs. La culture et la modernité françaises franchissent les portes du harem où vivent ces emmurées « désenchantées » (elles ont lu Pierre Loti), les romans français les perturbent, elles aimeront un étranger non musulman, interdit.

Myriam Harry excelle dans le récit subtil de ces contradictions que vivent intensément Turquoise et Amina. Les amants étrangers sont certes des aristocrates fortunés, l’un autrichien, l’autre français, tous deux familiers de l’Orient et des langues arabe et turque, mais ils ne sont pas musulmans. Or une femme musulmane (jusqu’au nouveau Code civil de Mustapha Kémal qui permet à une Turque d’épouser un non musulman) dans les pays d’Islam (hors la Tunisie aujourd’hui malgré la révision des codes de statut personnel, les femmes n’ont pas obtenu ce qu’elles souhaitent) ne peut sous peine de sanctions graves, épouser un non musulman (2).

Les amants des princesses sont prêts à se convertir à l’Islam. Mais des bouleversements politiques interviennent. Les jeunes Turcs et la constitution, la guerre de 14-18. La fin des haremliks. Tout est possible pour les « désenchantées » libérées des contraintes religieuses et aristocratiques. Turquoise sombre dans la mélancolie, Amina meurt noyée. C’est l’échec pour cette première génération de femmes musulmanes à la fois lucides et idéalistes.

On pourrait raconter, aujourd’hui, des histoires similaires de jeunes femmes musulmanes (il n’y aurait plus de princesses), désorientées. Entre maison d’Islam et maison d’Occident.

 

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1. Cécile Chombard Gaudin, Maisonneuve et Larose, 2005.
2. Lire les entretiens de Behja Traversac avec des femmes musulmanes du Maghreb des années 2000 : Amours rebelles, Quels choix pour les femmes en Islam ? ed. Chèvre-feuille étoilée, Montpellier, 2005.

 

 

 

Dans ce carnet, je parlerai aussi bien de livres d’artistes, de romans français et étrangers contemporains, de textes réédités, oubliés depuis longtemps, que de livres pour la jeunesse où il est question des colonies de l’ancien empire français. Je les cherche partout où je voyage en France, chez les libraires de livres anciens, à Paris, Lyon, Bordeaux… Périgueux. Mes amies (plutôt des femmes pour ce genre de mission) me signalent, de brocante en bouquiniste les titres qui m’intéresseront. La bibliothèque L’heure joyeuse à Paris m’a ouvert son fonds de littérature Jeunesse et Françoise Lévêque me prête son expérience dans ce domaine où s’aventurent de plus en plus de doctorants et doctorantes.

La prochaine fois, donc. Je ne sais pas encore.

Je ne quitte pas l’Orient. Le Moyen Orient, avec le roman de Yossi Sucary, Emilia et le sel de la terre, une confession, roman traduit de l’hébreu par Ziva Avran, dans la collection de Rosie Pinhas Delpuech aux éditions Actes Sud. Une collection précieuse qui permet de découvrir les meilleurs titres de la littérature contemporaine israélienne.

Être un juif d’Orient

Yossi Sucary raconte une histoire, son histoire, semble-t-il, de juif oriental né en Israël. Un destin tourmenté de petit-fils attaché à sa grand-mère, Emilia, née en Libye, exilée en Israël, parlant parfaitement l’hébreu, la langue d’un pays qu’elle n’aime pas parce qu’il exclut les Juifs d’Orient. Juifs « de second choix » à l’écart toujours, subalternes dans l’armée où les Ashkénazes sont les Juifs de « premier choix ». Étrangère à Israël, elle impose à son petit-fils, le narrateur, de n’être pas Israélien, de quitter son pays, de rester étranger à Israël. Elle lui apprend aussi l’indépendance d’esprit, la lucidité. Emilia enseigne à son petit-fils le devoir de désobéissance. Le narrateur lutte contre cette douleur de l’exil, mais ni l’amour, ni la raison, ni la fuite, ni la religion ne l’apaisent. L’université le distingue, n’est-il pas un traître à Emilia, à son quartier populaire oriental ?

Que faire pour n’être pas le « nouveau jeune Israélien » pour n’être plus maltraité comme s’il était un Arabe israélien ? Tomber amoureux d’une Arabe ? Trouver enfin une religion laïque ? Autant d’illusions.

Le narrateur choisit la philosophie. Il saura peut-être se garder de l’idéologie dominante et faire entendre la voix critique du Juif oriental qu’il demeure.

Un récit qui donne un peu d’espoir.

Consultez d'autres carnets de lecture le site Littera 05

 

Actualisation : juillet 2007