Leïla Sebbar: Carnet de mes routes algériennes en France (2004)
Juin 2003
Comme une vieille femme qui décide, parce qu’elle peut mourir, là, maintenant, tout de suite, avec la même fébrilité, la même anxiété, comme s’il s’agissait de mettre sa vie en ordre, quel ordre et pour qui? une vie minuscule sans le plus petit désordre, plate et droite, pas de traverses, aucun désir sauvage, jamais, mais il faut absolument ordre et propreté avant de quitter la maison, ça l’apaise, le devoir accompli... Comme cette femme-là, cernée par les cartons, dossiers, boîtes, chemises rouges, vertes, jaunes, de la cave aux étagères sous le plafond, « archives » oubliées depuis dix, parfois quinze années, textes, photographies, dessins, journal intime, correspondance, cartes postales coloniales, papiers d’emballages divers, orange, sucre, pain... timbres, broches (je croyais les avoir perdues, plus de cent, accrochées à une pièce de cachemire, cigognes, abeilles, scarabées, coquelicots, palmiers, négresses, marines), objets du quotidien ordinaire, dérisoires, conservés comme secrets de petite fille, sans discernement, si on demande pourquoi une telle accumulation, pourquoi ces entassements hétéroclites, pourquoi ce besoin, non pas de posséder des objets rares, mais de garder, ranger sans ordre, pour les oublier, mais on sait qu’ils sont là, ces objets qu’on jettera, les regardant à peine, lorsque la maison désertée, il faudra la vider de ce qui l’encombre, si on me le demande, je ne sais pas répondre. Mais depuis qu’un jour, une journaliste arabe m’a demandé de lui parler de « mes routes arabes » (je n’ai pas su répondre, incapable de les tracer à ce moment précis) j’ai tenté de comprendre ce que seraient ces routes arabes (je n’ai pas voyagé dans les pays arabes, sinon dans l’imaginaire des écrivains, des peintres et des photographes, je connais les pays du Maghreb, l’Algérie en particulier, je ne parle pas l’arabe, la langue de mon père) et ce que je pourrais en dire. D’abord j’ai pensé : rien, oubliant que l’Algérie est là dans ce que j’écris, pas de livre, pas de texte sans elle, l’Algérie depuis que j’écris. Puis, sans penser à mes livres, s’est imposée la mémoire enfouie de ces objets jusqu’ici fatras, fouillis, souk, bazar, objets inconsistants, auxquels j’accordais moi-même si peu de valeur, sachant, malgré tout, qu’un jour je saurais leur donner du sens, parce que si on me les avait enlevés, j’en aurais été affectée, l’émotion première, petite émotion de l’objet de petite valeur, avait existé. Alors j’ai regardé, trié, gardé, jeté, classé suivant un ordre, désormais le mien propre, intime, sentimental, littéraire, ces signes d’une mythologie qui s’est peu à peu dessinée, imposée, fiction tendre et violente de l’Algérie dans la France, de mon Algérie dans ma France. Et lorsque Patrice Rötig, l’éditeur des Femmes d’Afrique du Nord (Bleu autour) m’a proposé de réfléchir à un livre pour la collection « d’un lieu l’autre », j’ai pensé sans hésiter, ne sachant encore ce que serait le livre, ni si je parviendrais à un résultat, à Mes routes algériennes en France. Il y aurait sept chapitres. J’ai établi des listes comme j’aime le faire, dans le désordre et la profusion, soulignant tel ou tel titre qui serait un titre de chapitre, traçant des flèches en tous sens pour relier l’un à l’autre les mots et les noms. Peu à peu une carte de France habitée par l’Algérie s’est inscrite sur la page. J’ai parcouru à nouveau des routes parsemées d’indices, des lieux ordinaires qui allaient devenir lieux de mémoire, de ma mémoire, où je voyais la marque insignifiante pour d’autres, essentielle pour moi. Après quelques semaines, documents photographiques, graphiques, manuscrits, objets divers, tout cela mis à découvert, c’est moi qui me suis retrouvée asphyxiée, le tout dispersé sur un carton au sol, comme sur les trottoirs des Puces, les objets de récupération des Arabes dont on se demande qui pourrait acheter cette souille.
Juillet 2003
Les rencontres de travail au Select (à Paris) avec Patrice ont été précieuses. Il me fallait un regard critique, professionnel, sur ce débordement d’affect, un regard complice aussi, sans complaisance. Mes méthodes archaïques rendaient plus délicat, plus lent, le passage de la réflexion à la pratique, du projet à la mise en page que Patrice devait dessiner à la main dans un grand bloc, patient et efficace. Tout aurait été plus simple si j’avais un ordinateur, si je savais utiliser une technologie intelligente et plus performante que mes outils : une feuille, un stylo. Je ne veux pas en changer, j’écris à la main et j’aime ma plume, je n’ai pas de machine à ma table et je n’en aurai pas... S’il n’y avait pas d’image... Mais l’iconographie s’impose, les textes seuls seraient orphelins, d’autant que j’ai préféré le mélange des genres (lettres, récits autobiographiques, portraits, fictions, entretiens) à un texte homogène. Il fallait aussi se tenir vigilants, Patrice et moi, sur le rapport de l’image au texte. Etablir des liens, des correspondances sans que l’image soit simplement illustrative, faire sonner des échos d’un chapitre à l’autre sans insistance excessive. Il aurait fallu pouvoir jouer ensemble sur l’écran, son espace-livre, sa souplesse pour lire, voir, aussitôt, la mise en page, la modifier jusqu’à l’accord parfait. Mais nous étions dans un coin de la brasserie, occupant deux tables, prenant des notes appliquées pour éviter erreurs et approximations. Pourrions-nous travailler ainsi, longtemps? J’ai vu la belle « Odalisque en rouge » du musée Calvet, à Avignon, elle sera dans le livre, à cause de Shérazade disant à Julien « Je ne suis pas une odalisque ». J’ai vu aussi les photographies de la mauresque Vichy, aujourd’hui disparue. Elles répondront à la voix de Yeza, à son accent d’Aïn-Beïda (le même que celui de Rachid Koraïchi), parlant de son père, grand féodal, lettré en français et en arabe, riche propriétaire terrien qui allait, comme d’autres patriciens d’Algérie, « prendre les eaux » à Vichy, vivant dans des palaces et faisant la fête dans la ville d’eau (on pense aux chefs de tribu des fictions de Kateb Yacine dilapidant avec les femmes des bordels de luxe, des cafés chantants, la fortune de la famille, privant ainsi les fils de leurs biens).
J’ai revu des amis de longtemps. Il fallait leur présence dans ce livre. Je ne sais pas encore comment ils se placeront, ni avec quels artistes et écrivains. je les vois, on bavarde, je parle du livre, de ma route qui a croisé leurs routes, à un moment particulier de l’histoire de la France avec l’Algérie. Rachid Koraïchi a entrepris un travail en hommage aux moines de Tibhérine assassinés par des islamistes au mois de mai 1996 en Algérie (je crois qu’il l’achève, textes et gravures, en octobre 2003), il l’appellera Les 7 dormants (il aime aussi le chiffre 7). Je vais le voir à son atelier, où il dessine de la main gauche, au calame à l’encre de Chine (d’après une gravure du livre qui comprendra sept livres avec gravures) ce qui figurera dans Mes routes algériennes. Il a parlé de la terre de ses ancêtres (descendants du Prophète), autour d’Aïn-Beïda. Il a les yeux clairs, comme Houria Aïchi, la chanteuse des Aurès, son pays.
J’ai rencontré Farid Boudjellal, nos routes se sont souvent croisées depuis le journal Sans Frontière et la Marche des Beurs en 1983, depuis Radio Beur aussi, des itinéraires politiques similaires, Farid le bédéiste toulonnais, Rachid Khimoune l’Aveyronnais, peintre et sculpteur. L’atelier de Farid, une table de graphiste, un ordinateur, des livres, des BD. Il fera une page BD « Vous les filles », à partir d’un scénario que je lui ai proposé. Je l’aurai en septembre. Rachid, au fort d’Aubervilliers, dispose d’un espace qu’il a dû défricher et qu’il balisera avec ses sculptures géantes, construites à partir de plaques d’égouts relevées dans plusieurs capitales. Ses « Enfants du monde » peuplent le parc de Bercy. Peut-être fera-t-il un dessin de femme kabyle avec des signes algériens. Je ne sais pas. On verra.
C’est l’été des artistes. Les écrivains dont je parlerai, je ne les verrai pas. Mohammed Dib est mort, Jean Pélégri est trop fatigué pour un nouvel entretien, Kateb Yacine est mort il y a dix ans, je l’ai rencontré à Paris, déjà très malade. Jacques Ferrandez m’a promis un portrait d’Isabelle Eberhardt (l’une de mes passions algériennes, il l’aime aussi), qui figure dans l’un de ses Carnets d’Orient : les fils du Sud. Je l’ai revu à Die pour la fête de la Transhumance, où Idir a fait chanter et danser la région.
Août 2003
Dans un petit village de Dordogne. Je ne pense à rien. Certaines situations familiales sont mortifères. On se décervelle. Mes routes algériennes ne passent pas par la Dordogne, sinon que ma mère a quitté le Périgord pour l’Algérie, les Hauts-Plateaux et mon père. Un signe minuscule : la cigogne en pierre de Chenaud, au bord de la Dronne, la rivière de ma mère. Elle pâlit, son bec n’est plus rouge, les photographies, d’année en année l’attestent. Au-dessus d’une porte qui fut l’entrée du café, au village, elle sera bientôt aussi lisse que le mur. L’autre cigogne, celle de Guy, surveille la route, au coin de sa maison, elle a perdu l’enseigne double de la République et de l’Europe, son créateur, ouvrier dans une usine à biscuits, n’est plus conseiller municipal de la Gonterie près de Brantôme. Peut-être pourra-t-on tricher à l’image et rougir leur vieux bec? Je demanderai à Pierre Thomas le maquettiste de Bleu autour.
A la vitesse de la voiture, dans la petite ville de Thiviers, une émotion, je lis, gravé dans la pierre : ÉCOLE ELÉMENTAIRE DE JEUNES FILLES. Je n’aurai pas la photographie de l’inscription qui manque à ma collecte de ces mots de la République laïque qu’on peut encore lire, quand la modernité ravageuse ne les a pas effacés, pour transformer l’école en petite entreprise de campagne ou pour la louer à une famille nécessiteuse.
J’ai oublié de parler de l’enseigne de la Singer à Paussac, à côté de Brantôme. Je l’ai photographiée presque chaque été, des années durant, sans savoir que j’aurais un jour à en parler. J’ai dû la voir dans l’enfance algérienne, les jeudis de couture, ou sur les murs de la petite ville. J’ai retrouvé la machine Singer dans la maison des mères en immigration. L’enseigne contre la fenêtre, est de moins en moins lisible, comme la plaque rouillée de l’école à Ygrande, dans l’Allier, on lit avec peine, à droite du bonnet phrygien dessiné
ECOLE LAÏQUE
école de l’égalité
et de la fraternité
AIDEZ-LA
J’étais allée voir la Marianne rouge de la mairie avec Patrice Rötig. A ce moment-là, je ne savais pas pourquoi je m’attachais à cette Marianne de la République, à d’autres aussi, ici et là dans la France, ces Marianne des bustes municipaux, des timbres et des monuments, je les fixais à l’image et puis, est-ce le rouge de la République d’Ygrande? j’ai su que d’autres femmes « des filles des cités » se levaient comme la « Liberté » de Delacroix, dans la colère, et marchaient sur la terre de France, au nom de la République et de ses principes premiers. On les a vues en effigie, le 14 juillet 2003, avec bonnet phrygien et cocarde tricolore. Marianne la Rouge vivait sur la façade de l’Assemblée nationale, elle avait droit, soudain à la presse nationale, ce n’était plus une figure dérisoire ou grotesque. J’en parlerai dans le livre dont je ne sais s’il n’intéressera que moi, ce livre que je construis à coups de mots et d’images, où prennent place, comme si depuis longtemps, c’était là leur place, des signes qui ont traversé mes routes, que j’ai gardés ou oubliés, que j’ai pu collectionner sans ordre et voilà que les rites de l’archive imprécise, obscure, à mesure que je les retrouve, découvre, entrent en lumière, dans ma perception du monde, limitée, obsessionnelle, répétitive et c’est justement cela qui donne du sens aux gestes qui semblaient en être dépourvus, mais qui s’imposaient à moi, une tyrannie étrange à laquelle j’ai obéi longtemps, à laquelle j’obéis encore jusqu’à épuisement de l’objet, du geste, du mot. Je redoute la fin, que ce livre arrive à son terme, je le voudrais interminable, en sept volumes, j’aime le chiffre 7, c’est mon chiffre fétiche, j’irais jusqu’à 7, là s’arrêterait ma route. Je sais que le livre achevé, et c’est bientôt le cas, je n’aurais plus envie de voyager en France, ni ailleurs (je n’aime pas voyager, je n’arpente une terre, une ville, un pays que si je sais que je vais y trouver matière à livre, à fiction, et je sais que la matière s’épuise, ce livre-là l’épuise, le monde contemporain l’épuise aussi et plus vite que je ne voudrais, je crains de ne plus éprouver d’émotion à la rencontre insolite, éblouie, de l’étranger avec l’étranger, la rencontre romanesque de ma mère, native de la Dronne en Dordogne, et de mon père, natif de la Mer à Ténès en Algérie). Alors mes routes algériennes en France, comme les chemins de terre qui s’arrêtent aux fougères géantes et aux ronciers meurtriers, parce que les paysans ne les empruntent plus pour aller jusqu’ à leur champ en friches, jusqu’à la palombière désaffectée, ces routes qui m’inspirent, les seules, je crois (les autres routes me laissent sèche), s’arrêteront, une fin du monde, la fin d’un monde, le mien que j’ai fabriqué et qui se ruine lui-même.
Jeudi 28 août 2003
Je reçois ce matin un volumineux paquet des Etats-Unis, volumineux et léger. Une surprise. Jennifer Deville, une chercheuse américaine qui travaille sur ma trilogie romanesque Shérazade, m’envoie un couple Barbie des mille et une nuits, Shéhérazade et le sultan Shahriar... Shérazade fait une incursion dans mes routes algériennes, elle écrit à Julien, une fois de plus.
Texte paru dans Les Moments littéraires (Revue de littérature).
Directeur : Gilbert Moreau. Mai 2004, No 11, pp. 67-75.