Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises,
Table ronde des écrivains : Littératures du Maghreb, Mai 2005, No 57, pp, 431-442.

Madame la Présidente. — Je me tourne vers Leïla Sebbar.
Ton oeuvre, Leïla, est déjà immense. On ne mentionne guère plus que les titres parus ces cinq dernières années alors que ton premier texte remonte à 1978 : On tue les petites filles. On te présente à la fois comme romancière, nouvelliste, essayiste ; tu as de nombreuses autres activités dans les médias : France-culture et le Magazine littéraire... Tes oeuvres sont estampillées par le mixte ; tu es différemment une femme de l’entre-deux ; tu ne peux te passer de l’évocation de tes deux parents, néanmoins tu as fait paraître récemment, en 2003, un récit très émouvant, intitulé Je ne parle pas la langue de mon père et on peut lire en quatrième de couverture “Mon père, l’Algérien, le maître d’école, ne m’a pas appris la langue de son peuple. Il ne m’a pas parlé la langue de sa terre, de sa mère. Il s’est tenu loin dans le silence. De son roman familial algérien, je n’ai rien su. Mon père est mort. Après toutes ces années d’exil, d’histoires racontées, écrites pour découvrir, comprendre ce qui n’a pas été dit, c’est par les femmes et les hommes de son peuple, qui parlaient sa langue, que je tente d’approcher mon père, l’étranger bien-aimé. Un travail de mémoire qui s’est imposé à moi, vital.” Ce travail de mémoire tu l’as commencé il y a bien longtemps, quand tu as pris la plume, la toute première fois...


Madame Leïla Sebbar. — Longtemps, l’Algérie n’a pas été là.
Comment l’amnésie qui aurait pu durer encore a-t-elle cédé ? Est-ce que je peux dater ce moment ? Lorsque l’Algérie a fait retour. C’est avec les femmes, à Paris, comme si nous inventions le patio (qui n’a pas existé pour moi), la parole bavarde, libre soudain, autorisée par nous, pour nous, jusqu’ici confisquée par l’amnésie volontaire ou non. Chacune parlait de soi, et forcément de l’enfance, cet état primitif et curieux, à civiliser, que nous allions remacher. Je dis « nous », parce que je n’aurais pas accompli seule ce travail archéologique et généalogique. Le premier mot écrit où je lis l’Algérie, c’est l’enfance algérienne, coloniale. Et l’Algérie est liée au jardin de ma mère, à Aïcha, ses bras vigoureux dans le grand baquet de la lessive, au sang sur sa culotte en toile à matelas, aux histoires que je lui lis, en français, les histoires de mes livres d’enfant, de la Petite France dans la plus Grande France. Je lis pour Aïcha, une lecture clandestine. (Longtemps j’aurai l’impression de lire dans la clandestinité.) Ainsi, à son premier et définitif retour (je ne cesserai de la mettre en scène avec l’autre pays, la France), l’Algérie est là, présente, avec la maîtresse d’école, ma mère, la Française savante dans sa classe, mais aussi à la cuisine, à la Singer, au jardin... Aïcha, debout sur sa terre algérienne, analphabète, rieuse et vive et ce sang des femmes qui préfigure le sang de la guerre, bientôt la guerre, la fin de l’enfance et soudain tout ce qui sépare. L’amnésie comme résistance à la perte, pour croire qu’il n’y a pas de perte?
En France, je ne suis pas en exil. De droit dans le pays de ma mère. Je n’ai pas quitté l’Algérie, elle n’existe pas. Jusqu’à ce moment où je n’ai plus été dans le silence, ne sachant pas alors que ce silence même, le silence de l’Algérie, le silence de la langue de mon père me feraient écrire.
Et j’écris.

Madame la Présidente. — Comment ce silence a-t-il enfanté l’Algérie?

Madame Leïla Sebbar. — Je fais le détour par des femmes inconnues, mystérieuses, les incertaines de l’exil, déportées des terres natales, hostiles ou fertiles, montagnes et crêtes, hauts plateaux, plaines côtières, bidonvilles..., jusqu’aux bétons en barre et en bloc, en France. Le square des cités fait pression. Elles sont là sur les bancs verts. Les enfants courent sur la terre caillouteuse. Comme si les hauts murs de la cour de l’enfance les protégeaient, elles bavardent. J’entends la langue des femmes dans la langue étrangère. Elles ne parlent pas, elles se parlent. La langue de mon père m’arrive par la voix des femmes. Je n’ai pas le sens. Mais je sais tout. Quelle part en moi saisit la violence et les tendresses des mots que je ne comprends pas ? C’est moi l’analphabète. Je suis là, tout près des gestes ronds et charnus, muette. Je ne suis pas déplacée. S’il avait fallu parler, je ne serais pas restée dans le patio. Si l’une des femmes m’avait parlé, je n’aurais pas eu de mots et j’aurais fui. Je suis là, elles aussi, mères, cousines, joyeuses ou graves. J’imagine à les entendre, et j’imagine juste. La voix de la langue, le féminin de la langue de mon père, volubile, domestique, maternel me donne en offrande un peu de l’Algérie, cette Algérie où je n’ai pas vécu, l’Algérie séparée, rêvée et redonnée. L’Algérie de mon père, le pays de ses femmes. Elle ne me quittera plus. Une mémoire qui n’est pas la mienne, que je m’approprie par les corps, les voix, les lieux... Un rapt amoureux. La fiction me restitue d’un livre à l’autre ce que je n’ai pas connu, ni vécu, seulement vu et entendu, imaginé. Ce que j’imagine de l’Algérie, l’autre Algérie du père, c’est celle-là qui existe, en lien avec l’autre terre, côté mère, côté France. Et dans Algérie, l’Orient, ma rêverie, dans la France, l’Occident avec de l’Orient, sinon je n’y vivrais pas. Fatima et ses amies algériennes peuplent, pour la première fois, la scène littéraire française. Fatima n’est plus la Fatma de la colonie, la petite bonne des Français citadins, des notables algériens aussi. Et cela m’enchante.

Madame la Présidente. — Mes Algéries en France, ce carnet de voyage d’un style très particulier, est une manière moderne de rassembler ses traces. Des photos de famille, d’amis, de personnalités, de lieux, des reproductions de tableaux, des affiches publicitaires, bandes dessinées, toutes ces images en somme qui t’ont hallucinée et font désormais partie de ta mémoire et de la nôtre.

Madame Leïla Sebbar. — Avant Mes Algéries en France, j’ai écrit un texte pour le livre de cartes postales de Jean-Michel Belorgey, amoureux des femmes de l’Orient sur papier carton. J’ai hésité, pensant à la désapprobation de mon père. Il n’aimait pas ces cartes de femmes, prostituées pour la plupart, piégées, colonisées, par les photographes européens en Algérie et les commerçants qui s’enrichissaient de la vente des tirages industriels. J’ai collectionné, clandestinement, ces femmes qui me touchaient, je ne savais pas pourquoi. Je ne les ai jamais montrées à mon père, ni à ma mère. Lorsque l’éditeur Patrick Rötif m’a proposé d’écrire un texte, j’ai regardé longuement le jeu de cartes postales, en pensant que Malek Alloula avait tout dit dans son livre. Que dire de plus ? Je me suis demandé pourquoi j’avais besoin d’elles, ces femmes, pourquoi je les gardais secrètes, ce que je risquais si je les mettais au jour, si je disais qu’elles me plaisent, qu’elles me bouleversent parfois, qu’elles sont avec moi comme d’une famille inconnue, secrète, que je découvre. Je les ai regardées de la manière dont j’ai regardé Fatima au square et ses amies algériennes, et je les ai vues, elles. Le déguisement n’était plus un déguisement, les yeux, les gestes, les sourires (rares). Je les ai retrouvées dans les squares des banlieues françaises au pied des tours, des barres et des blocs, les mêmes. J’ai pensé aux femmes de mon père, à peine vues derrière le portail vert, la mère, les soeurs et belles-soeurs, les cousines... Ma mémoire familiale algérienne, je l’ai ainsi vue et entendue (malgré le mutisme de la carte postale) ; on ne me la confisquera plus. C’est ainsi que j’ai écrit le texte Les Femmes du peuple de mon père. Je rendais à mon père sa mémoire féminine dont, comme nombre d’Algériens, il s’est méfié ; je retrouvais une mémoire, une filiation occultée, je savais bien la distance, je les appelle : Mes scènes étrangères et dans Mes Algéries en France elles sont là, encore, pas tout à fait les mêmes, elles existent, à côté de moi, pour moi qui les regarde, et je les fais parler et vivre malgré elles, comment en serait-il autrement ? C’est ma jouissance.


Madame la Présidente. — Une jouissance et une naissance...


Madame Leïla Sebbar.— Naître à un pays réel que j’invente avec des mots qui font image, des images qui racontent l’Histoire et des histoires. Mes Algéries en France, une langue des signes qui donne sens à la langue du père, hors-sens, pour moi sa fille, la langue de l’étranger bien-aimé, mélodies où s’entendent mélopées, prières. Fragments multiples qui inventent le corps de mon père, l’Algérie, son aventure avec la France (de la colonie à la métropole), le corps enfin accessible de sa langue. La France peuplée d’Algéries féminines et masculines avec l’accent des langues qui ont traversé les mers. Je reconstitue ainsi la tribu qui n’a pas existé, la tribu qui n’existe pas. Un roman familial imaginaire depuis le nord de la France jusqu’à l’extrême sud de l’Algérie. Géographie mémorielle, singulière, qui raconte de nouvelles généalogies. Les signes sont là, humains ou pétrifiés, vivants ou inscrits sur la stèle, mis en images, de chair et d’os ; il suffit de les voir (pour eux, j’ai l’oeil absolu) et de les lire. C’est mon travail d’écrivain. Je poursuis diversement et Mes Algéries en France auront des suites, une autobiographie poétique et politique, si l’association est possible (politique, le lien nécessaire avec l’histoire violente de la colonie, domination, guerre, exil).


Madame la Présidente.— Bouthaïna Azami-Tawil a consacré son premier roman à l’enfance malheureuse, Samir Marzouki a écrit des livres pour les enfants, Nabile Farès reçoit en analyse des enfants ; ii fait aussi de l’animation théâtrale pour les jeunes. Quant à toi, Leïla, tu nous as donné plusieurs livres sur l’enfance : Enfances algériennes, enfances d’outre-mer...


Madame Leïla Sebbar.— Jean Sénac a écrit un beau livre :  Ébauche du père. Pour en finir avec l’enfance, et le dernier livre, inachevé, (celui que je préfère) d’Albert Camus est aussi une ébauche du père.
J’ai parlé du premier texte ou, furtivement, l’enfance s’impose avec l’Algérie et le village près de Tlemcen, Hennaya, le village fondateur de nos littératures (les livres que je lis, les livres que j’écrirai).

Madame la Présidente. — Une manière de contourner l’autobiographie...


Madame Leïla Sebbar. — Je me méfie de l’autobiographie. D’une part, il me semble que la pratique autobiographique comme pratique systématique d’écriture assèche l’inspiration littéraire (sauf exceptions réussies dont je peux donner les exemples que je connais le mieux : Proust et Céline, qui n’ont cessé dès le premier texte de fabriquer du littéraire romanesque à partir d’une matière biographique, immédiatement visible dans ce qu’ils écrivent). L’inconscient qui travaille le texte littéraire a sa source dans les obscurités de l’enfance. Une matière inattendue arrive ainsi à la lumière, à mesure que s’écrivent des récits, des fictions. C’est un processus de création qu’on peut rendre perceptible par l’analyse et dont peuvent témoigner un certain nombre d’écrivains, lorsqu’ils ont déjà produit plusieurs livres qui seront peut-être un jour une oeuvre avec ses cohérences, ses paradoxes, ses errements. D’autre part, l’interdit tacite familial des père et mère sur la mise en scène publique de soi, il faut réussir à le transgresser par quelque ruse. Ce que je fais depuis que je publie (en parallèle avec la publication de nouvelles et de romans) en écrivant, par fragments, des textes où je m’interroge sur mes langues, la dominante et l’absente dans la maison de l’enfance, un pays séparé, une minuscule utopie républicaine, dans la colonie et plus précisément dans le quartier indigène, dans l’école de garçons indigènes de mon père. Je publie ainsi plusieurs textes brefs, obsessionnels dans des revues que mes père et mère ne liront pas (sauf accident, il y en eut un seul, dramatique, où ma mère s’est vue soudain en accusée ; l’amnésie l’a recouvert et j’ai poursuivi la publication quasi clandestine de ces fragments autobiographiques).

Madame la Présidente. — N’est-ce pas ton rapport aux langues - la dominante comme l’absente - qui fait événement et éclaire le sens des autres événements de l’époque?


Madame Leïla Sebbar. — Avec la langue, les langues, en même temps que cette histoire de violence (je n’en mesure pas tout de suite les effets dévastateurs et productifs), arrivent les jumeaux inséparables, la guerre et l’exil. Langue, guerre, exil. Avec la violence, le silence, une autre paire infernale, indissociabie. Et la folie. Je n’écris que de cela. Avec cela, le contrepoison : la fugue, le désir de liberté et d’amour, ce qui s’en suit, qu’on peut appeler tragédie ou comédie (j’oublie l’ironie, la dérision, le sarcasme, qui sont des figures de défense et de résistance). Je suis persuadée que tout ce que j’ai crié, que je fabrique dans le romanesque, la fiction, est là dès l’enfance, dans l’enfance, enfance heureuse dans l’amour des père et mère, l’attention, la présence et la bienveillance ; une enfance protégée dans la guerre. Mais c’est la guerre qui détruit l’utopie familiale de la petite république, et c’est bénéfique malgré la tragédie réelle de la guerre de sept ans qui me poussent à la fugue autorisée (je quitte Algérie, Alger, la guerre, ma famille, le lycée Bugeaud pour l’université d’Aix-en-Provence, section Lettres). Ce sera l’amnésie dont j’ai parlé, meurtrière si elle n’avait été rompue par la révolution culturelle et politique à Paris (mai 68 et le M. L. F.) auxquelles je participe. A la recherche de nouvelles utopies, je me retrouve, et l’Algérie avec moi depuis l’enfance. Le récit autobiographique de l’enfance algérienne, je ne pourrais l’écrire qu’après avoir publié plusieurs livres et dans ce récit, précisément, je livre ce que tant d’Algériens ne veulent pas entendre jusqu’à aujourd’hui, ce qu’ils refusent d’admettre pour la transformer, leur propre schizophrénie. Je dois dire que ce livre, je ne l’aurais pas écrit, mon père vivant.

 

Madame la Présidente. — Nous allons à présent entendre Nabile Farès1.
Nabile, tu nous as écoutés avec beaucoup d’intérêt, j’espère. C’est ta vocation que d’écouter les autres, puisque tu es aussi psychanalyste. Tu vas t’éloigner de l’université pour te consacrer entièrement à la psychanalyse et à l’écriture, et à la revue Chimères. Ce qui a été dit par Bouthaïna, Samir, et Leïla te touche de près : la mémoire, l’exil, les tragédies de l’histoire, l’absence, l’émigration, l’insatisfaclion des langues, et l’écriture, traversent ton oeuvre depuis Yahia pas de chance, en 1970 et Un passager de l’Occident, en 1971, jusqu’au Miroir de Cordoue, en passant par L’Exil et le désarroi, L’Etat perdu, L’Exil au féminin...
 

Monsieur Nabile Farès. — Oui, je suis resté très sensible aux histoires impossibles, et aux histoires qui disent l’insupportable d’une vie, telles que les rapportent Bouthaïna et Leïla ; histoires et expériences très contemporaines des mises à l’écart existentielles, corporelles, psychiques, mémorielles, historiques, que nous vivons ou avons vécues selon des moments différents, certes, mais toujours appartenant à l’actualité encore sensible de nos vies. J’ai bien aimé la différence et l’accentuation portées par Bouthaïna sur « exil » et « insupportable ». C’est vrai que le vécu de l’insupportable est différent de celui de l’exil ; car l’insupportable est lié au lieu même où l’impossible a lieu : impossible de soi et de l’autre. Insupportable d’être une femme, une jeune femme, dans un espace social voué à la discrimination, l’anathème, l’exclusion visible du féminin, ou contrainte à l’acceptation d’une visibilité du féminin uniquement sous une certaine forme de dépendance et de silence. Ce qui touche à l’insupportable de la discrimination, de l’exclusion existentielle. Ce qui est plus redoutable et différent de l’exil, où demeure une part de nostalgie, un lieu, une naissance. Mais si, historiquement, vous naissez dans une conjoncture de dénigrement, de non-reconnaissance, de mise en cause de votre existence même, alors l’expérience devient plus difficile, et finalement, insupportable. Oui, c’est pourquoi, étant né en 1940, en Algérie, je peux savoir quelque chose — et, même beaucoup de choses — de cet insupportable de la différence et de la discrimination.

Madame la Présidente. — Je t’ai souvent entendu dire : la psychanalyse, c’est un plus. J’en suis convaincue. Mais ma question concerne le passage de l’écrivain-maghrebin-analysant que tu as été un certain temps à l’écrivain-analyste-maghrébin que tu es aujourd’hui. Comment ce passage s’est-il effectué et quel est ton nouveau rapport à l’écriture?


Monsieur Nabile Farès. — Eh bien, le passage s’est fait de cette mise à l’écart à son renversement par l’analyse. J’ai rencontré la psychanalyse, si je puis dire, en France, pendant la guerre d’Algérie, en 1957-1958, en classe de philosophie au lycée Carnot, où il y avait deux excellents professeurs, l’un en histoire, Bouvier-Adam, l’autre, en philosophie, Verdenal, proche de Politzer et ami de Pierre Fougeyrolas. Nous avons entendu parler de Lacan, certes, de Merleau-Ponty, Sartre, mais, aussi de Freud et de la psychanalyse. J’ai immédiatement été sensible à cette sorte de clandestinité où était encore placée la psychanalyse. Clandestinité interrompue ensuite par l’enseignement de Lacan et la mondanité en laquelle cet enseignement a été
reçu, puis, déployé. Mais, à l’époque, la clandestinité de la psychanalyse existait ; nous lisions les textes de Freud sur les Considérations sur la guerre et sur la mort, les échanges de lettres avec Romain Rolland, Le Malaise dans la civilisation, autant de textes qui nous invitaient à penser autrement le progrès, l’archaïque, l’émigration, la sexualité, la civilisation, et notre transformation. C’est comme cela que j’ai commencé à écrire sur la souffrance ; que j’écrirai : sous-France, coloniale, puisque, à l’époque, même si j’étais français, je me considérais, comme «  indigène » et ce mot, pour moi, était loin d’être péjoratif, discriminant. Bien sûr, ceux qui pensaient l’Indigène d’une façon raciale, raciste, dirait-on aujourd’hui, et ils étaient nombreux, ne pouvaient comprendre que je puisse me revendiquer comme « indigène » ; pour moi cela voulait dire du dedans et pas du dehors. De plus, lorsqu’on parlait de la guerre d’Algérie, on en parlait sous forme d’événements, de photographies, de violences, mais rarement sous la forme d’une souffrance indigène, du dedans.

Madame la Présidente. — Ce qui explique ton intérêt pour « l’occulté » ?


Monsieur Nabile Farès. — J’ai écrit sur la souffrance visible-invisible du dedans celle que nous partagions, nous qui n’étions nullement des héros — et nous ne voulions pas l’être —, de premier plan ou d’arrière-plan. La guerre d’Algérie, le fond de souffrances insupportables de la guerre civile, de la civilité, que fut la guerre d’Algérie, m’a conduit, invité, à la psychanalyse, pour comprendre les effets durables, catastrophiques, immédiats et à long terme de cette guerre. J’ai écrit Yahia, Pas de Chance à partir de l’année 1958 ; je l’ai terminé, curieusement, le 19 mars 1962, c’est-à-dire au moment même du cessez-le-feu et à la fin de cette guerre si mal venue et si destructrice. Je ne l’ai donné en lecture qu’en 1969. Entre-temps, et suite à cette guerre, j’ai dû commencer une analyse car, après la fin de cette guerre, je devais ré-apprendre à lire, à écrire, à entendre, à me débarrasser de tous les événements vécus pendant cette période, pour réapprendre à vivre. Heureusement, j’ai rencontré, en reprenant mes études, après cette guerre, en Sorbonne,  un très brillant philosophe, chargé de cours, puis, maître de conférences, puis professeur, avant de devenir professeur émérite, Pierre Kaufman, subtil psychanalyste, à qui je dois mon travail, ma possibilité de travailler, ma (sans exagération aucune) survie. Autrement dit, la psychanalyse est un plus en tant qu’elle permet et construit une survie psychique là où il y a eu tentative de destruction de la vie psychique elle-même. En plus de celle du corps, de la mémoire, de l’histoire, tout ce dont nous avons parlé précédemment. « Indigène » je l’étais en Algerie, je le suis en France, et pour moi cette qualification, ce mot est loin d’être péjoratif. Il exprime ma présence dans le lieu ici, là-bas, le lieu même de l’existence au monde, dans le corps, dans la parole, la langue, l’histoire, la pensée.


Madame la Présidente. — Nabile, tu reçois en analyse des enfants, mais tu fais aussi de l’animation théâtrale pour les jeunes...


Monsieur Nabile Farès. — Oui, j’ai travaillé dans les écoles primaires, à partir de ces espaces de création que sont les contes, le théâtre, les jeux, les bandes dessinées, dans les classes où il y avait des enfants dits qualifiés, identifiés comme, non pas simplement, des enfants, mais des enfants d’étrangers, des enfants d’émigrés, des enfants d’immigrés. J’ai travaillé à leur passage scolaire, certes, mais, auparavant à leur passage possible dans l’autre langue, la langue dite d’accueil, la langue d’arrivée pour elles, eux, ces enfants, la langue étrangère, cette fois, pour elles, eux ; cette langue qu’elles, ils rencontraient au-delà d’elles-mêmes, au-delà d’eux-mêmes, dans un no man’s land de mémoire, de paysages, de goûts, de paroles, de sons. Une langue vide qui leur rappelait les conditions de leurs départs, catastrophiques si les parents avaient vécu des catastrophes politiques et étaient ici, en France, sous un statut de réfugiés politiques ; conditions difficiles de
départ si les parents avaient émigré pour des raisons dites « économiques », qui ne sont jamais économiques, seulement. Ces enfants m’ont appris qui, elles, ils étaient pour les autres. Vous savez que la place de l’autre est vitale, terriblement importante pour ces petits êtres en apprentissage et développement. Eh bien, ces enfants se dessinaient, se voyaient, comme on les voyait, comme elles, ils, entendaient qu’on les voyait, des êtres venus d’ailleurs
- E.T. - des monstres, des filiformes, comme cela apparaît dans des dessins d’enfants confrontés à une disparition, la leur, ou celle de proches. Ils m’ont fait découvrir cette intériorité mise à mal d’où la nécessité de la construction d’un nouvel espace psychique qui rend possible l’insertion dans la langue. C’est ce que j’écris dans mes textes romanesques, poétiques, littéraires, indépendamment de ce que j’écris dans des lieux plus psychanalytiques ; tout en disant que ces deux écritures, découvertes, sont liées.

Madame la Présidente. — Tes textes, Nabile, paraissent pourtant opaques à certains lecteurs...

Monsieur Nabile Farès. — Oui, évidemment, lorsque qu’on souhaite, assez violemment, du reste, que je ne sois pas lu, on impose le qualificatif illisible, comme cela se pratique certaine fois d’une façon obtuse. Mais, illisible, pour qui, à qui ? C’est ce que j’écris en français qui est, pour certains, encore irrecevable, je dirais, pour autant que j’écris sur cette souffrance indigène, pour soi, et, de l’autre, cet autre qui ne veut encore une fois rien en connaître, car elle lui fait mal et qu’il ne pense qu’à sa propre douleur et non pas à celle des autres. Oui : le plus difficile de ce monde est de partager la souffrance, la douleur, l’amour. La haine étant ce que l’on partage le plus vite, et, le mieux. Eh bien, les enfants sont de plain-pied avec ce que l’art moderne a inventé en littérature, et dans l’espace sonore, visuel, pictural : bouger la langue, écrire comme le faisait Apollinaire, peindre dans un espace, cet espace mythique intérieur tel qu’il s’est trouvé élaboré, mis en evidence par Klee ou Kandinsky ou Miro, voilà ce qui permet aux enfants étrangers à la langue d’entrer, un peu plus rassurés, dans les contraintes vitales, nécessaires, de la langue.

1 : Informations (bio)bibliographiques sur Nabile Farès
http://auteurs.arald.org/pages/Fares1940.html

Actualisation : juillet 2007