Leïla Sebbar: La couleur du désir (1998)

Ces femmes qui marchent dans la ville, où vont-elles ? Lentement, se tenant l'une l'autre, comme aveugles dans la rue étrangère, on ne sait pas si elles sont encore jeunes ou très vieilles, elles avancent, prudentes, le trottoir serait-il porteur de mines ? Les enfants mutilés des pays, là-bas, acharnés à la guerre. Elles viennent d'une terre sèche où crépitent les armes dans les mains des garçons, jeunes, guerriers fous qui rient quand tombe l'ennemi, l'ami du matin même, et la mère n'est plus la mère. Ils s'exposent à la photographie qui les rendra célèbres dans l'univers entier, ils posent, tueurs heureux de la force des armes, la vie, la mort, qu'est-ce que ça veut dire ?

Ces femmes, elles sont deux, des soeurs, des cousines, des co-épouses ? Elles ont marché jusqu'ici depuis le village aride qui se meurt. Elles vont ensemble, tendues vers celui qui ne se montre pas, celui qu'on ne voit pas.

     Passent des jeunes hommes, des inconnus qu'elles regardent à peine. Ils se parlent et ils rient. Ils n'ont pas d'arme dans leurs mains. Au bout du trottoir, une rumeur, des palabres sourdes, elles l'entendent, la reconnaissent, c'est la voix mêlée de celui qui appelle à la prière, mais elles savent qu'elles ne verront pas dans la rue sale et qui crie toutes les langues, la tour carrée qui s'élance vers le ciel, et que l'appel n'est pas l'appel qu'elles attendaient, patientes dans la cour déserte de la maison du village que les hommes avaient abandonnée pour aller loin, au pays de l'or.

     Les jeunes hommes s'agitent. Ils s'inquiètent, regardent à droite, à gauche, quelqu'un leur veut du mal ? Un guerrier sauvage va les attaquer ? De la poche de son blouson, l'un d'eux sort un objet qu'elles ne distinguent pas. Elles ont les yeux usés par le vent mauvais et le chagrin. Le dernier coq vivant n'a pas chanté l'heure matinale, au village. Le garçon dit « J'ai une bombe, regardez ». Sur le mur quadrillé de parpaings qui bavent un ciment gris inégal, il bombe, il écrit des mots rouges. « Les flics ! » On entend une sirène. La voiture passe sans s'arrêter. Les garçons dissimulés par les deux femmes, voile noir, voile blanc, les plis font un rideau entre le mur et la rue, se redressent, bousculent les femmes « On les a eus ». « C'était pas pour nous ». « On va où ? » « A l'église ». « Ils sont déjà là-bas les flics ». « On y va... On peut pas laisser faire ça. Une église, c'est sacré non ? Des femmes, des enfants dedans... qu'est-ce qu'on fait ? ». « On y va. Sur les murs, on écrira des mots terribles ». « Personne les lira. A quoi ça sert ? » « Je sais pas. Sur les murs ça reste longtemps, les mots, tout le monde peut les lire ». « Si les flics rentrent dans l'église, tes mots... ». « Je sais, on verra, on y va ». Ils tournent au coin de la rue en courant.

     Les femmes ne se sont pas arrêtées. Les mots rouges, elles ne les voient pas. Elles marchent côte à côte, comme soudées l'une à l'autre, blanche, noire, dans les voiles, le corps en avant, aimanté par la voix des hommes qui montent la garde des lieux saints. Elles auraient lu par quel miracle, des illettrées ?... les mots tracés ainsi sur le mur qu'elles longent encore.

ENFANTS
D'OLIVES AMÈRES
NOS RIRES
ONT LA COULEUR
SUBVERSIVE
DU DÉSIR

     Elles entendent au-dedans d'elles : « Il n'y a de Dieu que Dieu... » la langue du Livre, la belle langue divine qu'elles ne comprennent pas, dans la petite chambre de l'immeuble qu'on va démolir, elles parlent la langue de leur mère au village, la mère est morte depuis longtemps, la langue de la vie qui fait souffrir et pleurer et partir loin, vers une ville où la prière est menée par des hommes qui ne se sont pas purifiés, dans des pièces sombres, sales et qui sentent mauvais. Mais la parole du Livre, elles l'entendent enfin, et c'est comme si le paradis...

 

Actualisation : juillet 2007