Leïla Sebbar: Etrangère, ma soeur (1994)
Pour germaine Laoust-Chantréaux Je vois une femme sur une mule blanche. Une étrangère. Que vient-elle faire dans notre montagne et qui l'envoie? Si c'était le diable. je ne vois pas ses anges, l'un à droite, l'autre à gauche. Une femme seule, sur une mule. Personne ne l'accompagne, ni l'oncle, ni le fils. Elle connaît le chemin. Je ne vois pas de servante à pied, pas de berger qui la guide. L'étrangère, que vient-elle faire dans notre village? Elle est jeune, elle va tête nue, sans foulard, à sa taille elle n'a pas enroulé trois fois la ceinture de laine. Dans le soleil, ses cheveux font des éclairs d'or. Cette femme n'est pas une femme. Si elle entre dans nos maisons, les hommes, nous ne les garderons pas, les enfants au berceau disparaîtront. Que l'étrangère s'arrête avant le premier verger, à la maison d'école. La maison n'a pas été bâtie par les femmes de notre montagne, les murs n'ont pas été montés suivant les règles, ni la charpente, ni le toit, pas une poutre en bois solide pour tenir la maison debout, pas de foyer où les génies reçoivent nos offrandes. C'est une maison vide, elle restera vide et si la femme l'habite, qui la protégera. Le sang du coq n'a pas rougi le linteau, la croûte jaune de boeuf n'est pas craquelée, en haut de la porte. C'est la maison de l'infidèle. L'étrangère sur la mule banche. s'avance vers le village. On ne l'attend pas. Elle n'a pas annoncé sa venue, les Anciens ne la recevront pas sur la place. Qu'elle descende au bout du chemin, après le jardin du seul notable de notre village, et qu'elle entre dans la maison maudite où la poutre faîtière ne retiendra jamais le berceau du nouveau-né, il n'y a pas de poutre faîtière, il n'y aura pas d'enfant. Cette femme est seule. Nous fermerons nos maisons. Elle est chez nous, sans homme de chez elle. Son ventre ne sera pas fécondé comme les nôtres, chaque année. Personne ne fabriquera pour elle le métier à tisser, quelle laine serait licite entre ses mains. Qui oserait. Cette femme qui n'est pas une femme, seule, abandonnée des siens, qu'elle reste seule. J'ai peur de l'étrangère. C'est elle et je ne le sais pas, qui a volé mon bien-aimé, mon absent. Il est parti. Il a laissé la maison vide, sans enfant dans le berceau suspendu, je ne fais plus de feu, les génies se lamentent. Il a quitté la cour et le grenadier, je n'ai pas vu ses fleurs rouges. Il est allé dans la ville où les femmes se promènent nues, on me l'a dit, je le crois, et lui marche dans les rues, il s'arrête dans les cafés où vont les femmes aux cheveux qui brillent, on l'a vu, avec l'étrangère. La femme sur la mule blanche vient dire la nouvelle. Si elle apportait une lettre de mon bien-aimé, si elle annonçait le retour de celui que j'appelle chaque jour, de l'arbre vénéré, là-haut, à la fourche, les cheveux dénoués, nue jusqu'à la ceinture, plus belle que toutes les étrangères de la ville, plus belle que la femme sur le chemin du village. J'appelle l'époux bien-aimé trois fois et il ne vient pas. cette femme écrira pour moi une lettre que le ramier apprivoisé, mon oiseau favori, remettra à celui qui tarde. Elle ne dira pas non, pour un message d'amour. L'étrangère qui atteindra bientôt la maison d'école, est une magicienne. Elle saura dessiner les lettres secrètes pour le retour de l'amant. Elle n'a pas volé l'homme que j'aime, elle ne l'a pas détourné de la montagne, du village, de ma maison, du lit que j'ai tissé pour nous. Elle est ma soeur. Chaque nuit, sous l'oreiller où je dors seule, l'amulette tracée par l'étrangère me protège contre les loups qui hurlent qu'il ne reviendra pas. Je ne les entends plus. J'ai vu la femme assise contre une roche au bord du torrent, elle a écrit pour moi, inspirée par l'eau claire. Sa robe séchait sur la pierre plate, une robe de la ville, avec des rayures bleues et blanches, fines en haut, larges sous la taille, je n'ai pas vu sa ceinture, je ne sais pas si elle a comme moi une longue ceinture de laine. Les rires et les cris des laveuses ne l'ont pas empêchée d'écrire longtemps. Une chanson d'amour que j'ai chantée dans notre langue de la montagne sauvage. Une chanson pour mon bien-aimé. Elle écrit, elle s'applique, je répète les mots et les vers, je vois les signes sur le papier, je ne sais pas les lire, il saura, lui. L'étrangère ira, sur la mule blanche, porter jusqu'à la ville la lettre d'amour chantée. Mon bien-aimé reviendra. L'étrangère, ma soeur, l'a dit. Elle dit la vérité. C'est écrit. |
Actualisation : juillet 2007 |