Leïla Sebbar
Journal de mes Algéries en France, Suite 11
(Septembre, octobre, novembre, décembre 2007)


Une rue de Birkamen photographiée par Samira Négrouche

Le plaisir, toujours là, de tenir ce journal. Ma reconnaissance pour Catherine Dupin sans qui le journal resterait lettres mortes, pour Carole Netter qui l’édite depuis Swarthmore en Pennsylvanie, USA.

Je m’obstine à préférer la plume et l’encre. Héritage heureux de fille d’instituteurs de la Troisième République… Pourtant mon père, amoureux des sciences, aurait été, j’en suis sûre, expert dans ces technologies nouvelles.

 

Août - Septembre

En Grèce, les oliviers et les figuiers en cendres. Et les abeilles ?

Septembre

En Algérie, deux attentats kamikazes à Batna et Dellys. Cibles : le pouvoir et l’armée. 50 morts une centaine de blessés, revendiqués par « El Qaïda Maghreb islamiste ». Les 10 années de terrorisme n’avaient pas produit de kamikazes. Depuis les attentats précédents d’Alger, c’est un nouveau phénomène en Algérie. Le virus kamikaze a gagné le Maghreb, depuis le Moyen Orient. Il n’y a pas eu de comités Vérité/Justice pour juger les criminels côté armée/police, côté islamistes/terroristes. Les Algériens ne produisent rien. Toujours la rente pétrolière pour employer des entreprises chinoises, chantiers logements, routes, autoroutes. Le petit commerce de rue pris par les Chinois et les Chinoises… Ce que ça va donner ?

14/15 septembre

Un nouvel attentat à l’est d’Alger contre une résidence de policiers, 3 morts, des blessés. C’est le début du Ramadan. « El Qaïda Maghreb » ?

15 septembre

Anne-Marie Alazard, qui a regardé la suite 10 du Journal de Mes Algéries en France sur le site de Carole Netter, me téléphone. Bouleversée de voir ses photos (grand-mère, mère, fille années 50/60 années 2000 en Algérie). Le livre de Louis Gardel La baie d’Alger (Seuil) raconte ses années algéroises. Elle me dit que l’une des cloches de l’église de Créteil où elle habite est une rescapée de l’église de Constantine. Je ne sais pas si Alain Amato en parle dans son livre Monuments en exil dont j’ai fait état dans l’un de mes journaux.

Septembre

Paul C. m’envoie Le Bain maure (1911), l’esclave noire à la fouta (rayures noir/rouge/or de la négresse de Delacroix) aux pieds de sa maîtresse blanche et Femme arabe tenant un narghilé, Alger (1909). Jeune femme mélancolique sur un sofa, de Jules Migonney (1876-1929) peintre orientaliste tardif exposé au Musée de Brou à Bourg-en-Bresse dans l’Ain. Je ne les vois pas pour la première fois, mais j’ignorais que ce musée de l’Ain était habité par des femmes arabes et africaines. Paul m’écrit au dos du Bain maure « Tu resteras mon lien le plus cher avec l’Algérie ». Il a lu Le ravin de la femme sauvage que je lui ai envoyé. Il a dû reconnaître sa ville, Sidi-Bel-Abbès.

 

Octobre

Mercredi 10 octobre

Avenue Daumesnil des écoles de la ville de Paris, École de filles Maternelle École de garçons en mosaïques dorées. Une plaque pour les enfants juifs arrêtés et déportés. Devant la porte des mères et des nourrices. Il est 16 h 15. Deux nourrices bavardent, l’accent du midi. L’une surveille deux bébés dans une poussette, l’autre un seul enfant. Sortent les écoliers, quatre qui marchent aux côtés des nourrices. Je vais au musée de la Cité Nationale de l’histoire de l’immigration, pas d’inauguration officielle, des rivalités politiques… Les deux nourrices remontent l’avenue Daumesnil, elles parlent en arabe, les enfants sautent sur les pavés autour des arbres.

L’espace de l’exposition est étroit et long, trop étroit. Les tables thématiques textes/images surchargées, illisibles. Les photos sur écran sont grises on ne voit rien. Les vitrines d’objets personnels objets de l’exil, on en voudrait davantage, les galeries des dons sont fermées au public. Dans une vitrine plus grande que les autres, une Singer à pédale « Atelier de tailleur » la famille Karaïmsky Moïse, tailleur, il se fait appeler Maurice avant sa naturalisation en 1927, trois enfants : Jean, Jacques, Liliane.

L’esprit de l’exposition : les apports positifs des immigrés. Les femmes sont peu présentes.
La librairie enfermée dans un box est affligeante.

17 octobre

Comme chaque fois que je prends le train, je m’arrête au comptoir de la brasserie de la gare, les tickets de caisse faisant foi, celle de Chalon-sur-Saône s’appelle Quai n1. Derrière le patron et le garçon qui servent, quatre télévisions allumées (je ne sais plus si c’est le même programme, la même chaîne) depuis l’ouverture jusqu’à la fermeture. Le patron, à ma question : « Les clients ça leur plaît, ça les change, ils pensent à autre chose, ils passent, ils regardent, ils s’en vont. »

17 octobre 1961
. Les Algériens jusqu’à la Seine. Je ne serai pas à Paris pour la commémoration. Je n’aime pas les commémorations, c’est mortifère mais certaines… oui.

22 octobre

Un geste passé inaperçu dans la presse et les média que je lis au comptoir de L’alouette dans Le Parisien : Pierre Shapira, adjoint de Bertrand Delanoë Maire de Paris, a pris l’initiative d’exposer les portraits de trois soldats prisonniers du Hezbollah et du Hamas dans un jardin public parisien. Il ne s’agit pas de civils pris en otages comme il y en a eu au Liban, en Afghanistan, en Irak, en Tchétchénie… partout où la violence fait loi. Il faudrait peupler les parcs et jardins de Paris des portraits de milliers de civils palestiniens prisonniers en Israël, qui ne sont pas des soldats et s’il y avait encore de la place, des prisonniers de Guantanamo, civils eux aussi, pris en otages par les Américains et tant d’autres civils incarcérés arbitrairement, jamais jugés…

25 octobre

À La Courneuve où Fatima a vécu, où est-elle aujourd’hui en 2007 (c’était en 1980 ou 1981) et sa fille fugueuse, Dalila ? Je les retrouverai un jour, Dalila bavardant avec ses amies dans le même square ou émigrée au Canada. Donc Francis Benhaïm, professeur en BTS au lycée professionnel Jacques Brel à La Courneuve a fondé une agence de communication « Black Blanc Beur » qu’il a appelée « La Nouvelle Cour ». Dix salariés avec le soutien de TF1 et de Samira Djouadi, responsable de la clientèle à la régie publicitaire de la chaîne de télévision, le soutien aussi du Conseil régional. Il se passe toujours quelque chose à La Courneuve. Fatima, la mère de Dalila est allée au Canada (froid l’hiver, moustiques l’été) pour voir sa fille, mère de famille ?

 

Novembre

H et M, magasin de prêt-à-porter aux Halles à Paris. La folie consommation qui frappe partout tous les pays, jette des centaines de clientes sur la collection Roberto Cavalli qui travaille pour une griffe suédoise, bustiers, robes, chemisiers, jupes avec motifs zèbre et léopard… Elles aiment l’Afrique… La consommation viendra à bout du « choc des civilisations » comme elle a mis fin à l’hégémonie soviétique en URSS et en Europe de l’Est. Il suffit de regarder ces scènes d’avidité consommatrice, la moderne Barbarie, pacifique.

Fathia Toumi, lyonnaise, père et mère de Bou-Saada s’est égarée avec persévérance dans les archives de Lyon à la bibliothèque de la Part-Dieu. Croquis des palais algérien, tunisien, annamite et tonkinois construits pour l’exposition coloniale de Lyon en 1894, j’en reparlerai dans un prochain livre pour les éditions Bleu autour. Les archives Berliet de Lyon dont elle a présenté une exposition dans la bibliothèque du 1er arrondissement de Lyon n’ont plus de secrets pour elle, peut-être encore les maisons ouvrières de l’usine Berliet ? Habile internaute, elle a découvert des photos de Blida, ma ville d’adolescence, dans l’ennui et la guerre. Une photo prise dans la cour du lycée de jeunes filles en 2005 où je porte une veste bleu de Chine. Elle vient d’accrocher une exposition autour du livre Lyon Capitale des outre-mers, Immigration des Suds et culture coloniale en Rhône-Alpes et Auvergne, par Nicolas Bancel, Léla Bencharif, Pascal Blanchard, éd. La Découverte, 2007 (Vendredi 14 décembre aura lieu une rencontre à la bibliothèque du 1er arrondissement à Lyon).

L’Île Seguin. Novembre

Qui veut honorer la mémoire ouvrière française et immigrée ? Qui se rappelle que l’Île Seguin a été si longtemps l’horizon quotidien automobile RENAULT de milliers et de milliers d’ouvriers ? Ce lieu symbolique pour la génération des pères et des enfants par le discours ouvrier des pères ne sera pas un lieu de mémoire. The American University of Paris l’investit pour ses 1 300 étudiants américains. Une université, dit-on, riche et médiocre.

Qui saura, parmi ces jeunes hommes, ces jeunes filles du « Nouveau Monde » qu’une usine ogresse, cosmopolite malgré elle, a tourné en ces lieux, sur cette île mythique ? Qui leur racontera cette histoire ? Qui écoutera cette histoire si elle est racontée ?

Vendredi 2 novembre

Une broche cigogne de Mireille Parise. Je l’avais rencontrée dans une bibliothèque à Grenoble. Elle vit dans un village près de Vaison-la-Romaine où elle m’a invitée à venir parler de Femmes d’Afrique du Nord et Mes Algéries en France. Le matin, je me suis promenée au bord des vergers rouges de cerises. Dans l’antique maison romaine, des mosaïques aussi belles que celles de Tunisie avec grenades et paons.

Dimanche 4 novembre


© Sebastien Pignon


Lucien Igor Suleïman et sa mère Saskia Zaslavsky, par Sébastien Pignon. Paris, novembre 2007.

 

Lucien Igor Suleïman et sa mère Saskia Zaslavsky. Paris, septembre 2007.

© Sébastien Pignon

Lucien Igor Suleïman et sa mère Saskia Zaslavsky, par Sébastien Pignon. Paris, novembre 2007.

 

Sébastien et Lucien Igor Suleïman.
Lucien s’assoit comme un grand dans le grand fauteuil vert, prêt à la conversation.
Ses jolis yeux noirs, des cils très noirs les bordent, sont graves, attentifs lorsqu’il tourne les pages de Mimi la Souris, rieurs lorsqu’il aperçoit l’âme derrière la porte en carton.
Lucien Igor Suleïman
La lumière de France
Le chant lointain de la Russie
La voix de la langue arabe.

7 novembre

Israël poursuit la construction de logements dans 88 colonies et on parle de négociations pour la paix. Cynisme du colonisateur. Il n’y aura pas un État palestinien mais un État des colons israéliens. Ils sont 500 000 en Cisjordanie dans les territoires bien nommés « Territoires occupés ».

12 novembre 2007

J’avais 30 ans, un fils.
J’écrivais, pour rire, pour lui tout petit, pour moi, une mère comme une petite fille qui écrit des histoires de petite fille, j’écrivais des histoires pour les enfants. Je ne savais pas écrire des histoires pour enfants, les histoires étaient courtes, comme des nouvelles courtes et compliquées, trop compliquées sans le dessin. Un ami peintre, Jean Vaugeois avait peint une petite fille de dos, des tresses et des socquettes blanches, je crois (Mélanie, la fille de Jean et Hélène est contemporaine de Sébastien mon fils aîné, elle venait de naître ou elle avait quelques mois, ils se sont retrouvés avec Ferdinand à la Gonterie et à Cargèse en Corse. Ils improvisaient des pièces de théâtre. Mélanie est comédienne). J’avais montré le tableau de Jean à un éditeur : « Jamais un enfant de dos dans les livres pour enfants, de face, toujours », il n’en avait pas dit davantage, moi non plus. J’en ai écrit plusieurs, personne ne les a lus, pas même D. J’ai relu ces histoires pour enfants quand Lucien Igor Suleïman est né, le fils de mon fils aîné. Je pourrais les jeter, je les jetterai.

Aujourd’hui, en 2007 mon fils, le père de Lucien Igor Suleïman dessine des planches miniatures, plus de 60, pour un livre. Il me demande d’écrire un texte à chaque page, un mot, une phrase il dit « Le texte ne doit pas illustrer l’image. »  C’est un piège et je dois l’écrire sur la page en face de l’image à l’encre bleue sans rien lui montrer – un piège – je dis oui. J’écris au crayon d’abord de 1 à 63. Puis à l’encre bleue. Sébastien veut la surprise « Je te donnerai d’autres dessins, une histoire d’ours… »

 

Novembre

La passion algérienne de Dominique Le Boucher (romancière et nouvelliste, Café-crème, nouvelles Où vont les feux follets de la rue, éd. Les Diables bleus, et fondatrice de la revue : Les Diables bleus [www:lesdiablesbleus.com.over-blog.com]), cette passion, d’où vient-elle ? Dominique Le Boucher n’est jamais allée en Algérie, elle n’est pas née avec la guerre d’Algérie. Son Algérie, c’est l’Algérie de la banlieue, de l’enfance. L’Algérie est là, hommes, femmes, enfants, elle ne l’a plus quittée, et aujourd’hui l’Afrique

 

Dominique m’envoie cette lettre, une longue lettre manuscrite, c’est si rare… « Moi aussi je suis une "bande ethnique" à moi toute seule, blanche dehors, black et arabe à l’intérieur depuis toujours… »

 

Novembre


Cimetière chrétien de Birkadem photographié par Samira Négrouche

Samira Négrouche, jeune médecin algérienne et poète (elle a collaboré à Mon père, le livre collectif publié aux éditions Chèvre-feuille étoilée cette année) revient de Prague où un livre de ses poèmes a été traduit en tchèque. Je la rencontre à l’IMA, l’Institut du Monde Arabe à Paris où nous présentons à la fois Mon père et À cinq mains, un recueil de nouvelles publié par une éditrice, Elisabeth Daldoul à Tunis, éditions Elyzad. Cécile Oumhani dirige la table ronde (malgré la grève des transports, il y a une centaine de personnes) avec les autres écrivaines. Sophie Bessis, Karima Berger, Rajae Benchemsi, Maïssa Bey et moi, Tunisie, Algérie, Maroc. Behja Traversac, l’éditrice de Mon père est présente, Marie-Noël Arras maquettiste et fondatrice avec Behja et Maïssa de la revue Etoiles d’Encre vieille de plus de cinq ans, diffusée en France et en Algérie, lit des extraits de textes, elle lit bien. Après la rencontre, on se retrouve dans un restaurant marocain avec Maati Kabbal responsable des Jeudis de l’IMA. La première fois depuis longtemps que je mange « marocain ».

Je revois Samira au Sélect. Avant son départ à Alger, elle m’envoie une lettre où elle fait le récit cocasse de sa visite au cimetière chrétien de Birkadem où je lui ai demandé de retrouver la tombe du fondateur de l’instruction des Indigènes en Algérie, Eugène Scheer. J’ai dû trouver l’information dans un texte de Aimé Dupuy directeur de l’Ecole normale d’instituteurs de Bouzaréa à Alger dont je parle dans Mes Algéries en France. J’ai rencontré sa petite-fille Sylvette Dupuy qui m’a donné des documents dont je reparlerai, c’était au Raspail vert. Voici la lettre de Samira et les photos qu’elle a réussi à prendre ce jour-là. Mission accomplie.

 

Photographies et lettre de Samira Négrouche adressées à Leïla Sebbar

Paris, le 25 novembre 2007-12-09

Chère Leïla

Tu m’as demandé de retrouver Eugène Scheer, ce n’était pas une mince affaire mais je l’ai fait. Je me demande parfois comment tu arrives à trouver des informations aussi précises jusqu’au détail de l’épitaphe écrite en français et en arabe.

Je ne connaissais pas le cimetière chrétien de Birkadem, pourtant je suis souvent passée à côté quand j’étudiais à l’hôpital de Tikesrain sur le bord de l’autoroute qui descend à Blida.

Je me suis d’abord rendue au village de Birkadem, c’est-à-dire là où restent encore debout l’église et la mairie de l’époque coloniale, cette ville s’est beaucoup construite sur des fermes qui sont encore réputées pour leurs produits agricoles exceptionnels, bientôt ce sera un mythe.

Au hasard d’une course, je me suis renseignée auprès d’un commerçant qui m’a envoyée sur l’autoroute en me disant que « là haut, tout est mélangé, les chrétiens, les juifs et tout », quel était donc ce tout ? Et depuis quand un Algérien avec une tache noire sur le front (très long à expliquer : selon certains, cette tache serait le signe que la personne qui la porte fait beaucoup la prière, mais cette marque n’est apparue que depuis peu sur le front de quelques musulmans…) et donc ma question, depuis quand un musulman pratiquant ou même un Algérien X peut-il avoir oublié que sa culture est de tolérance et de respect pour les autres religions ? Se peut-il que cet homme ne sache pas qu’un cimetière chrétien et un cimetière juif, ce n’est pas la même chose.

Le temps qui passe me fait peur, et si certains de ton côté de la mer fouillent dans les archives, de notre côté, on enterre soigneusement la mémoire et on retient ce qui sied aux uns et aux autres. A cette période, j’étais dans Camus à qui j’ai envie de demander pardon, que ce cycle de violence se soit ouvert sans jamais se refermer, pardon pour ceux qui ne savent pas qui sont les enfants de leur terre. C’est cette même violence que j’ai vécue en cherchant Eugène, à chaque étape, la religion ou les valeurs sont autant de faux prétextes qui n’expliquent en rien le déni et le mensonge par omission ou autre.

Le cimetière était cadenassé, une barre arrachée qui m’aurait permis de m’insinuer sans difficultés, cependant, il était préférable de prévenir la gendarmerie qui était juste en face ; de plus, trois jeunes hommes nous surveillaient déjà depuis un moment, leurs regards n’étaient pas tendres.

Les gendarmes m’ayant demandé de m’adresser à la mairie, je me suis imaginé que c’était mission impossible, d’autant plus que je prenais l’avion le lendemain matin pour Prague. Une amie m’accompagnait, heureusement elle ressemble à une Européenne bien qu’elle soit algérienne. N’ayant pas dit un mot à la réception de la mairie, me laissant expliquer notre « cas », l’agent de mairie a vraiment cru qu’elle était française et nous a fait recevoir en urgence par le maire à qui je me suis gardé de dire que c’était pour un livre que prépare Leïla Sebbar, tu sais comme ils se méfient des livres. Il fallait que je trouve une histoire, des Algériennes qui cherchent à rentrer dans un cimetière chrétien, ce n’est pas normal, elles n’ont pas le droit d’être autre chose que musulmanes. J’ai raconté que mon amie devait donner à une amie commune la photo de la tombe de son arrière-grand-père.

 

 

Ni le maire ni ses agents ne savaient rien de cet Eugène Scheer fondateur des écoles indigènes d’Algérie, ils m’ont même juré qu’il n’existait aucune épitaphe écrite en français et en arabe. Ils n’avaient pas d’archives, encore moins le plan du cimetière.

Nous voici accompagnées de cet agent et de la clé pour accéder au cimetière, il a fallu repasser à la gendarmerie pour prévenir que nous étions à l’intérieur. Le paysage était désolant sur toutes les allées, beaucoup de tombes étaient ouvertes, d’autres fracassées, d’autres encore recouvertes avec du gravier.

Nous avons erré dans ce cimetière suppliant Eugène d’apparaître et de nous laisser fuir ce spectacle désespéré, Eugène nous a fait faire le tour des lieux, j’étais tellement sûre de ne pas le trouver que je me suis mise à photographier les plus vieilles épitaphes encore lisibles, au moins quelque chose à te montrer.

Au bout du cercle, le voilà aéré et majestueux, Eugène et sa double épitaphe franco-algérienne qui appelle à l’amitié des deux peuples, une pensée de sa femme ayant perdu le même jour un mari jeune et son enfant.



Voilà ce maître d’école, ses espoirs et encore d’autres questions ouvertes et d’autres tragédies algériennes… algéro-françaises ?

Je te passe les détails lugubres de l’aventure, peut-être un jour comprendrons-nous le sens de cette recherche.

A bientôt de te voir à Alger.

Je t’embrasse

Samira

 

 

Novembre - Décembre

30 novembre, 1er décembre

A Cahors, le Lot dans la ville. Des cèdres et des ifs, des arbres lourds de kakis, j’apprends, à Figeac, par un lecteur qui a vécu en Algérie que les Algériens les appellent « Tomatich Roumi », les tomates des chrétiens, comme les figues de Barbarie « Karmous Nsara », les figues des Nazaréens… La grande et chaleureuse librairie Calligramme où je vais parler de L’arabe comme un chant secret, la libraire Nicole Detourbe, sa passion du livre. Dans la ville, Le Khédive café-tabac, un restaurant oriental et le Monument en hommage à Clément Marot (1454-1544) érigé en 1892 et restauré depuis :

« Au lieu que je déclare
Le fleuve Lot coule son eau peu claire
Qui maints rochers traverse et environne
Pour aller joindre au droit fil de Garonne
A brief parler c’est Cahors en Quercy. »


J’ai aimé lire Clément Marot comme Agrippa d’Aubigné et le Lyonnais Maurice Scène, ses Blasons

Le marché de Cahors, samedi matin, prospère coloré, mandarines et foies d’oie. J’ai entendu parler la langue de mon grand-père maternel, le patois du Sud-Ouest.

On a déjeûné sur le causse au milieu des petits chênes et des murets de pierres sèches, montage savant, harmonieux, dans la belle maison de Ria et Patrick Bailleau croisement de lignes finlandaises et françaises. Un ami m’offre un pot de miel, son fils est apiculteur dans le Quercy. Sur le chemin, il me semble avoir vu un panneau indiquant un hameau : Gazelles, je me trompe ? Patrick qui a fondé l’association « Le chêne et l’olivier » me raconte qu’il a assisté, régulièrement, à des descentes de police dans les cafés arabes, à Paris, pendant la guerre d’Algérie.

A Figeac, Le livre en fête, la librairie de Katia et Georges Busutil. Je parle de Mes Algéries en France, la Dordogne, Ténès, les Chibanis et les carrés musulmans, les harkis et les Français d’Algérie en exil, les écoles de la Troisième République, les maquisardes algériennes, Josette et Maurice Audin, Michelle Perrot, Pierre Vidal-Naquet, Germaine Tillion, l’Emir Abd-el-Kader, Isabelle Eberhardt, présente à Cajars grâce à un salon littéraire et à ses éditeurs amoureux, Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu que je connais depuis longtemps. Des lectrices me racontent la rumeur qui fabriquait peur et méfiance des Algériens, à l’une on interdit une rue habitée par des Algériens comme les « Villages nègres » dans les villes coloniales en Algérie, habitées par des « Indigènes » pauvres ; l’autre comprend, grâce aux gestes amicaux des ouvriers algériens terrassiers (ils l’aident à sauter par-dessus le trou terreux), qu’il ne sont pas des monstres.

Ce que j’aime, dans ces petites villes de France, partout en France, c’est le nombre de signes qui disent la résistance des femmes, non pas à la modernité, elles travaillent, elles ne sont pas enfermées dans la maison, les lieux publics et politiques ne leur sont pas interdits, certaines les investissent avec détermination et compétence, résistance à cette aliénation nouvelle, ravageuse « grande surface » conformisme consommateur, spot publicitaire, prescriptions télévisuelles… culture préfabriquée. Résistance, les  boutiques de laine, de broderie, les merceries, les magasins Singer, les librairies qui ne sont pas seulement des Maisons de la presse avec « listes des meilleures ventes », les boulangeries raffinées, les confiseries délicates, les traiteurs régionaux, les coutelleries, j’aime les couteaux à manches de  buis, olivier, noyer, os, cuivre décoré… j’ai des couteaux qui se plient partout dans la maison. Mes fils ont taillé arcs, flèches, lignes et javelots avec des couteaux d’art.

Les gestes des femmes dans la maison, c’est précieux, ne pas les oublier, ne pas les mépriser, les transmettre comme on transmet l’amour, gestes domestiques ancestraux, s’ils sont heureux, ils rendent heureux.

Dans le train, j’ai repensé à la maison sur le Causse. J’admire la liberté de ceux qui vivent là. Je ne sais pas vivre avec la seule nature, de la nature et des saisons, je ne sais rien faire, loin de la ville, Paris et les autres villes, je ne sais pas vivre, écrire. J’écris de ceux qui habitent les villes, je vis, j’écris de leur vie, de ceux qui viennent de loin (de la terre sèche de la montagne et des sables) qui se croisent, ils peuvent se rencontrer, je les regarde, je les habite et ils m’habitent, je ne sais pas vivre sans eux, je ne sais pas écrire sans eux.

4 décembre

Israël poursuit la construction de centaines de logements dans les colonies de Jérusalem-Est et des routes interdites aux Palestiniens. Jamais dans l’histoire coloniale jusqu’à ce jour, le colonisateur n’a interdit les routes qu’il construisait d’abord pour lui, à ceux qu’il appelait les « Indigènes ».

3-4-5 décembre

Nicolas Sarkozy en Algérie pour quelques jours. Son discours à Constantine devant les étudiants. Dénonciation catégorique de la colonisation que le pouvoir algérien instrumentalise chaque fois qu’il en a besoin. Sarkozy a parlé de l’Union méditerranéenne à construire sur l’amitié franco-algérienne. Que les anges dans le ciel l’entendent. On a entendu les jeunes Constantinois crier : « Des visas ! Des visas ! » Ils veulent quitter leur pays pour la France et le Canada… Le président Boutéflika a dû entendre ces cris qui le désavouent. Agira-t-il en conséquence pour la jeunesse de son pays ? Mesdames Amara, Dati, Benguigui, Yade, vitrine officielle de la Diversité, nouveau concept pour désigner les enfants de l’immigration, minorités visibles aujourd’hui que Sarkozy exhibe à chacun de ses voyages à l’étranger. Madame Dati a sa préférence et la Une de Paris Match, robes haute Couture et Palaces… Malgré les problèmes à traiter du côté de la justice, on voit Madame le Garde des Sceaux en Chine, au Maroc, en Algérie (pays de non-droit) aux côtés du Président de la République française, si on les déguisait en animaux, lui Renard, elle Prédateur. Des contrats importants qui donneront du travail aux Algériens plutôt qu’aux Chinois ? Le Monde titrait « Pays riche, peuple pauvre » à propos de l’Algérie et de l’incohérence de la gestion politique et économique du pays. Pourquoi tant de jeunes et moins jeunes réclament des visas pour quitter leur pays ?

Dans le journal Le Parisien, le portrait d’une Française née en Algérie, de parents nés en Algérie. 90 ans, elle habite une petite maison avec jardin et volailles, des orangers et un bananier géant. Couturière à domicile, elle a confectionné des robes pour les Françaises, les femmes de diplomates, les bourgeoises algéroises. Elle n’a pas quitté Birmendres près d’Alger où elle a rapatrié le corps de son fils unique mort à 20 ans dans un accident de la route en France. Il sera enterré dans le cimetière chrétien « comme tous les miens ».

6 décembre

A Villiers-le-Bel en banlieue parisienne, des émeutes ont éclaté en novembre, après un accident mortel où deux jeunes ont heurté (dans quelles circonstances, ce n’est toujours pas clair) une voiture de police (pour la première fois des armes à feu ont atteint des policiers), des voitures incendiées, des commerces incendiés et détruits comme en novembre 2005,  une médiathèque incendiée, les livres en cendres… Quelle haine pour brûler les livres, haine contre les maîtres d’école (des écoles avaient été détruites en 2005 comme en Algérie lors des attentats islamistes des années 90, on se rappelle les autodafé, on brûle les livres en Allemagne nazie on les interdit en Russie communiste. Pourquoi cette rage contre le livre, les livres ?).

Les émeutiers sont jeunes, on les voit à la télé, malgré les capuches et les cagoules, ce sont les fils et petits-fils des immigrations post-coloniales maghrébines et africaines. Personne ne le souligne dans les médias, peur d’être traités de racistes et d’islamophobes, peur d’être accusés d’ethnicisme discriminatoire. Les sociologues eux-mêmes pratiquent la langue de bois. On ne réglera pas le problème des violences dans les cités où se regroupent les familles en difficultés et les familles en immigration d’une génération à l’autre, si on ne comprend pas que, d’une part ces enfants-là sont intégrés à la société française malgré ce qu’on croit, ils sont en majorité citoyens français, ils connaissent les problèmes des classes populaires pauvres privées de mixité sociale et culturelle (l’école, la bibliothèque où ils ne vont pas tous, ne peuvent à elles toutes seules, résoudre ce que les pouvoirs publics ne résolvent pas malgré les moyens à leur disposition), oui, ces enfants sont intégrés comme l’étaient les enfants de la classe ouvrière française, fils et filles de Français, il y a un demi-siècle, d’autre part, il ne faut pas occulter, comme on le fait trop souvent, leur propre histoire, le roman familial lié à des traditions ancestrales différentes les unes des autres, héritées malgré les exils divers, transmises malgré les silences, une histoire singulière à rappeler pour la croiser avec l’histoire du présent immédiat et les aspirations politiques, professionnelles, culturelles des uns et des autres.

Une paresse intellectuelle chronique, semble-t-il, de part et d’autre, empêche le travail de réflexion, ensemble, sans lequel ces violences que chacun déplore deviendront, elles aussi, chroniques.

Et la police, avec l’aval du ministère de l’Intérieur distribue dans la cité de Villiers-le-Bel des affichettes avec appel à dénonciation contre rémunération… C’est grotesque, provocateur, cynique. Proposer de l’argent facile, honteux à des pauvres. « On donnera pas nos potes » ont dit les garçons de la cité, ils ont raison.


Consultez d'autres suites sur le site Littera 05 et sur le site Leïla Sebbar

 

Actualisation : décembre 2007