Leïla Sebbar
Le plaisir, toujours là, de tenir ce journal. Ma reconnaissance pour Catherine Dupin sans qui le journal resterait lettres mortes, pour Carole Netter qui l’édite depuis Swarthmore en Pennsylvanie, USA.
Août - SeptembreEn Grèce, les oliviers et les figuiers en cendres. Et les abeilles ? SeptembreEn Algérie, deux attentats kamikazes à Batna et Dellys. Cibles : le pouvoir et l’armée. 50 morts une centaine de blessés, revendiqués par « El Qaïda Maghreb islamiste ». Les 10 années de terrorisme n’avaient pas produit de kamikazes. Depuis les attentats précédents d’Alger, c’est un nouveau phénomène en Algérie. Le virus kamikaze a gagné le Maghreb, depuis le Moyen Orient. Il n’y a pas eu de comités Vérité/Justice pour juger les criminels côté armée/police, côté islamistes/terroristes. Les Algériens ne produisent rien. Toujours la rente pétrolière pour employer des entreprises chinoises, chantiers logements, routes, autoroutes. Le petit commerce de rue pris par les Chinois et les Chinoises… Ce que ça va donner ? 14/15 septembre Un nouvel attentat à l’est d’Alger contre une résidence de policiers, 3 morts, des blessés. C’est le début du Ramadan. « El Qaïda Maghreb » ? 15 septembre Anne-Marie Alazard, qui a regardé la suite 10 du Journal de Mes Algéries en France sur le site de Carole Netter, me téléphone. Bouleversée de voir ses photos (grand-mère, mère, fille années 50/60 années 2000 en Algérie). Le livre de Louis Gardel La baie d’Alger (Seuil) raconte ses années algéroises. Elle me dit que l’une des cloches de l’église de Créteil où elle habite est une rescapée de l’église de Constantine. Je ne sais pas si Alain Amato en parle dans son livre Monuments en exil dont j’ai fait état dans l’un de mes journaux. Septembre Paul C. m’envoie Le Bain maure (1911), l’esclave noire à la fouta (rayures noir/rouge/or de la négresse de Delacroix) aux pieds de sa maîtresse blanche et Femme arabe tenant un narghilé, Alger (1909). Jeune femme mélancolique sur un sofa, de Jules Migonney (1876-1929) peintre orientaliste tardif exposé au Musée de Brou à Bourg-en-Bresse dans l’Ain. Je ne les vois pas pour la première fois, mais j’ignorais que ce musée de l’Ain était habité par des femmes arabes et africaines. Paul m’écrit au dos du Bain maure « Tu resteras mon lien le plus cher avec l’Algérie ». Il a lu Le ravin de la femme sauvage que je lui ai envoyé. Il a dû reconnaître sa ville, Sidi-Bel-Abbès.
Octobre Mercredi 10 octobreAvenue Daumesnil des écoles de la ville de Paris, École de filles Maternelle École de garçons en mosaïques dorées. Une plaque pour les enfants juifs arrêtés et déportés. Devant la porte des mères et des nourrices. Il est 16 h 15. Deux nourrices bavardent, l’accent du midi. L’une surveille deux bébés dans une poussette, l’autre un seul enfant. Sortent les écoliers, quatre qui marchent aux côtés des nourrices. Je vais au musée de la Cité Nationale de l’histoire de l’immigration, pas d’inauguration officielle, des rivalités politiques… Les deux nourrices remontent l’avenue Daumesnil, elles parlent en arabe, les enfants sautent sur les pavés autour des arbres. 17 octobre Comme chaque fois que je prends le train, je m’arrête au comptoir de la brasserie de la gare, les tickets de caisse faisant foi, celle de Chalon-sur-Saône s’appelle Quai n1. Derrière le patron et le garçon qui servent, quatre télévisions allumées (je ne sais plus si c’est le même programme, la même chaîne) depuis l’ouverture jusqu’à la fermeture. Le patron, à ma question : « Les clients ça leur plaît, ça les change, ils pensent à autre chose, ils passent, ils regardent, ils s’en vont. » 22 octobre Un geste passé inaperçu dans la presse et les média que je lis au comptoir de L’alouette dans Le Parisien : Pierre Shapira, adjoint de Bertrand Delanoë Maire de Paris, a pris l’initiative d’exposer les portraits de trois soldats prisonniers du Hezbollah et du Hamas dans un jardin public parisien. Il ne s’agit pas de civils pris en otages comme il y en a eu au Liban, en Afghanistan, en Irak, en Tchétchénie… partout où la violence fait loi. Il faudrait peupler les parcs et jardins de Paris des portraits de milliers de civils palestiniens prisonniers en Israël, qui ne sont pas des soldats et s’il y avait encore de la place, des prisonniers de Guantanamo, civils eux aussi, pris en otages par les Américains et tant d’autres civils incarcérés arbitrairement, jamais jugés… 25 octobre À La Courneuve où Fatima a vécu, où est-elle aujourd’hui en 2007 (c’était en 1980 ou 1981) et sa fille fugueuse, Dalila ? Je les retrouverai un jour, Dalila bavardant avec ses amies dans le même square ou émigrée au Canada. Donc Francis Benhaïm, professeur en BTS au lycée professionnel Jacques Brel à La Courneuve a fondé une agence de communication « Black Blanc Beur » qu’il a appelée « La Nouvelle Cour ». Dix salariés avec le soutien de TF1 et de Samira Djouadi, responsable de la clientèle à la régie publicitaire de la chaîne de télévision, le soutien aussi du Conseil régional. Il se passe toujours quelque chose à La Courneuve. Fatima, la mère de Dalila est allée au Canada (froid l’hiver, moustiques l’été) pour voir sa fille, mère de famille ?
Novembre H et M, magasin de prêt-à-porter aux Halles à Paris. La folie consommation qui frappe partout tous les pays, jette des centaines de clientes sur la collection Roberto Cavalli qui travaille pour une griffe suédoise, bustiers, robes, chemisiers, jupes avec motifs zèbre et léopard… Elles aiment l’Afrique… La consommation viendra à bout du « choc des civilisations » comme elle a mis fin à l’hégémonie soviétique en URSS et en Europe de l’Est. Il suffit de regarder ces scènes d’avidité consommatrice, la moderne Barbarie, pacifique. Fathia Toumi, lyonnaise, père et mère de Bou-Saada s’est égarée avec persévérance dans les archives de Lyon à la bibliothèque de la Part-Dieu. Croquis des palais algérien, tunisien, annamite et tonkinois construits pour l’exposition coloniale de Lyon en 1894, j’en reparlerai dans un prochain livre pour les éditions Bleu autour. Les archives Berliet de Lyon dont elle a présenté une exposition dans la bibliothèque du 1er arrondissement de Lyon n’ont plus de secrets pour elle, peut-être encore les maisons ouvrières de l’usine Berliet ? Habile internaute, elle a découvert des photos de Blida, ma ville d’adolescence, dans l’ennui et la guerre. Une photo prise dans la cour du lycée de jeunes filles en 2005 où je porte une veste bleu de Chine. Elle vient d’accrocher une exposition autour du livre Lyon Capitale des outre-mers, Immigration des Suds et culture coloniale en Rhône-Alpes et Auvergne, par Nicolas Bancel, Léla Bencharif, Pascal Blanchard, éd. La Découverte, 2007 (Vendredi 14 décembre aura lieu une rencontre à la bibliothèque du 1er arrondissement à Lyon). L’Île Seguin. Novembre Qui veut honorer la mémoire ouvrière française et immigrée ? Qui se rappelle que l’Île Seguin a été si longtemps l’horizon quotidien automobile RENAULT de milliers et de milliers d’ouvriers ? Ce lieu symbolique pour la génération des pères et des enfants par le discours ouvrier des pères ne sera pas un lieu de mémoire. The American University of Paris l’investit pour ses 1 300 étudiants américains. Une université, dit-on, riche et médiocre. Vendredi 2 novembre Une broche cigogne de Mireille Parise. Je l’avais rencontrée dans une bibliothèque à Grenoble. Elle vit dans un village près de Vaison-la-Romaine où elle m’a invitée à venir parler de Femmes d’Afrique du Nord et Mes Algéries en France. Le matin, je me suis promenée au bord des vergers rouges de cerises. Dans l’antique maison romaine, des mosaïques aussi belles que celles de Tunisie avec grenades et paons. Dimanche 4 novembre
Lucien Igor Suleïman et sa mère Saskia Zaslavsky. Paris, septembre 2007.
Sébastien et Lucien Igor Suleïman. 7 novembreIsraël poursuit la construction de logements dans 88 colonies et on parle de négociations pour la paix. Cynisme du colonisateur. Il n’y aura pas un État palestinien mais un État des colons israéliens. Ils sont 500 000 en Cisjordanie dans les territoires bien nommés « Territoires occupés ». 12 novembre 2007J’avais 30 ans, un fils.
NovembreLa passion algérienne de Dominique Le Boucher (romancière et nouvelliste, Café-crème, nouvelles Où vont les feux follets de la rue, éd. Les Diables bleus, et fondatrice de la revue : Les Diables bleus [www:lesdiablesbleus.com.over-blog.com]), cette passion, d’où vient-elle ? Dominique Le Boucher n’est jamais allée en Algérie, elle n’est pas née avec la guerre d’Algérie. Son Algérie, c’est l’Algérie de la banlieue, de l’enfance. L’Algérie est là, hommes, femmes, enfants, elle ne l’a plus quittée, et aujourd’hui l’Afrique
Dominique m’envoie cette lettre, une longue lettre manuscrite, c’est si rare… « Moi aussi je suis une "bande ethnique" à moi toute seule, blanche dehors, black et arabe à l’intérieur depuis toujours… »
Novembre
Samira Négrouche, jeune médecin algérienne et poète (elle a collaboré à Mon père, le livre collectif publié aux éditions Chèvre-feuille étoilée cette année) revient de Prague où un livre de ses poèmes a été traduit en tchèque. Je la rencontre à l’IMA, l’Institut du Monde Arabe à Paris où nous présentons à la fois Mon père et À cinq mains, un recueil de nouvelles publié par une éditrice, Elisabeth Daldoul à Tunis, éditions Elyzad. Cécile Oumhani dirige la table ronde (malgré la grève des transports, il y a une centaine de personnes) avec les autres écrivaines. Sophie Bessis, Karima Berger, Rajae Benchemsi, Maïssa Bey et moi, Tunisie, Algérie, Maroc. Behja Traversac, l’éditrice de Mon père est présente, Marie-Noël Arras maquettiste et fondatrice avec Behja et Maïssa de la revue Etoiles d’Encre vieille de plus de cinq ans, diffusée en France et en Algérie, lit des extraits de textes, elle lit bien. Après la rencontre, on se retrouve dans un restaurant marocain avec Maati Kabbal responsable des Jeudis de l’IMA. La première fois depuis longtemps que je mange « marocain ».
Paris, le 25 novembre 2007-12-09 Chère Leïla Tu m’as demandé de retrouver Eugène Scheer, ce n’était pas une mince affaire mais je l’ai fait. Je me demande parfois comment tu arrives à trouver des informations aussi précises jusqu’au détail de l’épitaphe écrite en français et en arabe. Le cimetière était cadenassé, une barre arrachée qui m’aurait permis de m’insinuer sans difficultés, cependant, il était préférable de prévenir la gendarmerie qui était juste en face ; de plus, trois jeunes hommes nous surveillaient déjà depuis un moment, leurs regards n’étaient pas tendres.
Ni le maire ni ses agents ne savaient rien de cet Eugène Scheer fondateur des écoles indigènes d’Algérie, ils m’ont même juré qu’il n’existait aucune épitaphe écrite en français et en arabe. Ils n’avaient pas d’archives, encore moins le plan du cimetière. Au bout du cercle, le voilà aéré et majestueux, Eugène et sa double épitaphe franco-algérienne qui appelle à l’amitié des deux peuples, une pensée de sa femme ayant perdu le même jour un mari jeune et son enfant.
Novembre - Décembre 30 novembre, 1er décembreA Cahors, le Lot dans la ville. Des cèdres et des ifs, des arbres lourds de kakis, j’apprends, à Figeac, par un lecteur qui a vécu en Algérie que les Algériens les appellent « Tomatich Roumi », les tomates des chrétiens, comme les figues de Barbarie « Karmous Nsara », les figues des Nazaréens… La grande et chaleureuse librairie Calligramme où je vais parler de L’arabe comme un chant secret, la libraire Nicole Detourbe, sa passion du livre. Dans la ville, Le Khédive café-tabac, un restaurant oriental et le Monument en hommage à Clément Marot (1454-1544) érigé en 1892 et restauré depuis : « Au lieu que je déclare
4 décembreIsraël poursuit la construction de centaines de logements dans les colonies de Jérusalem-Est et des routes interdites aux Palestiniens. Jamais dans l’histoire coloniale jusqu’à ce jour, le colonisateur n’a interdit les routes qu’il construisait d’abord pour lui, à ceux qu’il appelait les « Indigènes ». 3-4-5 décembreNicolas Sarkozy en Algérie pour quelques jours. Son discours à Constantine devant les étudiants. Dénonciation catégorique de la colonisation que le pouvoir algérien instrumentalise chaque fois qu’il en a besoin. Sarkozy a parlé de l’Union méditerranéenne à construire sur l’amitié franco-algérienne. Que les anges dans le ciel l’entendent. On a entendu les jeunes Constantinois crier : « Des visas ! Des visas ! » Ils veulent quitter leur pays pour la France et le Canada… Le président Boutéflika a dû entendre ces cris qui le désavouent. Agira-t-il en conséquence pour la jeunesse de son pays ? Mesdames Amara, Dati, Benguigui, Yade, vitrine officielle de la Diversité, nouveau concept pour désigner les enfants de l’immigration, minorités visibles aujourd’hui que Sarkozy exhibe à chacun de ses voyages à l’étranger. Madame Dati a sa préférence et la Une de Paris Match, robes haute Couture et Palaces… Malgré les problèmes à traiter du côté de la justice, on voit Madame le Garde des Sceaux en Chine, au Maroc, en Algérie (pays de non-droit) aux côtés du Président de la République française, si on les déguisait en animaux, lui Renard, elle Prédateur. Des contrats importants qui donneront du travail aux Algériens plutôt qu’aux Chinois ? Le Monde titrait « Pays riche, peuple pauvre » à propos de l’Algérie et de l’incohérence de la gestion politique et économique du pays. Pourquoi tant de jeunes et moins jeunes réclament des visas pour quitter leur pays ? 6 décembreA Villiers-le-Bel en banlieue parisienne, des émeutes ont éclaté en novembre, après un accident mortel où deux jeunes ont heurté (dans quelles circonstances, ce n’est toujours pas clair) une voiture de police (pour la première fois des armes à feu ont atteint des policiers), des voitures incendiées, des commerces incendiés et détruits comme en novembre 2005, une médiathèque incendiée, les livres en cendres… Quelle haine pour brûler les livres, haine contre les maîtres d’école (des écoles avaient été détruites en 2005 comme en Algérie lors des attentats islamistes des années 90, on se rappelle les autodafé, on brûle les livres en Allemagne nazie on les interdit en Russie communiste. Pourquoi cette rage contre le livre, les livres ?).
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Actualisation : décembre 2007 |