Leïla Sebbar : Journal de mes Algéries en France
Nos rencontres au café, les Editeurs, à Paris. Ma cousine de Ténès, Kamila Sefta me raconte Ténès, la ville de mon père. Si difficile pour moi d’aller en Algérie... J’écoute les villes et les villages, les paysages, les hommes et les femmes du pays natal que je m’interdis encore. Ses réalités me font peur. Je le lis, je l’entends, je n’y vais pas. Kamila me transmet ce jour-là, un récit familial que je découvre. La tante de mon père, née en 1890 a vu Isabelle Eberhardt à Ténès, habillée en homme. Elle était petite fille. Elle se rappelle les bagnards, boulets aux pieds. Ils construisaient routes et tunnels, les femmes donnaient à boire aux hommes. Mon père qui devait le savoir, ne m’en a rien dit. Dans une brocante, des cartes postales anciennes de Ténès. Le vieux Ténès où mon père a passé son enfance. Le marabout Sidi-Abdelkader où mes vieilles tantes, je les ai toujours vues vieilles, elles devaient avoir quarante ans, veuves sans enfants dans la maison de leur mère avec qui elles se rendaient au marabout, ce marabout ? Je ne peux plus le demander à mon père. Une carte curieuse « Harem des Montmartroises (villa Paulette) », une villa mauresque au bord de la mer, un bordel comme dans chaque ville de la colonie. Ceux que raconte Christelle Taraud dans son livre La Prostitution coloniale, Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962) (Payot, 2003).
Début juin 2005 Caroline de Chenaud, le village à la cigogne au bord de la Dronne, me dit, par carte postale, qu’elle a trouvé Isabelle l’Algérien à la bibliothèque de Gardanne. j’aurais pu la croiser dans le café arabe où je vais avec Patrice Rötig. Nous sommes sur le chemin des archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence, à la recherche des femmes des colonies. A Gardanne d’un café à l’autre, je demande l’homme d’Hennaya, le grand nègre de Safia, l’enfant sauvage. Diden Oumer m’a parlé de lui. Il tiendrait un café à Gardanne. Le jeune serveur arabe ne connaît pas Hennaya, son père est d’Oran, sa mère de Gardanne, il est allé une fois à Oran, il était petit. Les Algériens de Gardanne... S’ils ont un café?... Il ne sait pas. Un café, deux cafés...
Luynes. Je me rappelle que l’administrateur d’Aflou (1935-1939), Georges Hirtz, auteur de L’Algérie nomade et Ksourienne (éd. Tacussel, Marseille, 1989), où on peut voir la photo d’un ancêtre bachagha de Randja Ben Ferhat petite fille d’Aflou, fille de Lodève, habite Luynes. Patrice téléphone. Il répond, c’est lui. Fatigué, il a 95 ans. Il ne reçoit qu’entre 17 heures et 19 heures, à bientôt. A Salon-de-Provence, je verrai peut-être le fameux Yousouf, au château-musée de l’Empéri. Propriété des Archevêques d’Arles, il devient « bien national » à la Révolution, puis de 1831 à 1920 il sert de caserne à l’Armée d’Afrique. Les frères marseillais Raoul et Jean Brunon (Raoul est tué en 1917 sur le front) collectionnent la guerre, les guerres. Une salle est consacrée à l’Armée d’Afrique et à la conquête de l’Algérie. Le portrait du général Yousouf par Théodore Leblanc devrait figurer dans cette salle. De Yousouf point. Des pièces ont été rendues à la famille Brunon, Yousouf aurait été vendu ? Je ne saurai rien. C’est à la bibliothèque L’Heure Joyeuse à Paris, place Saint-Séverin, à l’écart des brochettes et des kebabs des rues adjacentes, que j’ai découvert le livre de la collection Rouge et Or : Yousouf de Paluel-Marmont, illustré par Claude Delaunay (Paris, 1953). Un livre pour la jeunesse qui exalte le héros de la conquête. Il apparaissait dans : Album d’une vie, Lisinka Poirel, Agnès Guibal (Presses universitaires de Nancy, 1989), une femme peintre élevée en Russie par des notables de Nancy, éprise de l’Algérie, dont je reparlerai. Yousouf, donc. Il épouse, après son baptême, dans l’église Saint-Thomas-d’Aquin, la jeune Adélaïde, cousine de Lisinka et soeur de Gustave Weyer, jeune et beau spahi, secrétaire du colonel Yousouf en Algérie, dans les années 1840. Il faut rappeler que Yousouf est le fondateur des fameux Spahis, corps d’élite de l’Armée d’Afrique. Il participe à toutes les campagnes de la conquête et réprime férocement les révoltes arabes et kabyles, Blida, Bône, Médéa, Constantine, il participe à la prise de la Smala d’Abd-el-Kader, encourage les massacres et les vols, collectionne les oreilles des ennemis. Il s’empare d’un précieux Coran de l’Emir et offre à Lisinka une boucle d’oreille du chef de guerre arabe... Les territoires du Sud n’échappent pas à son goût des tueries. On l’admire. On le médaille. A Paris, on le fête comme un héros des mille et une nuits, il parade dans les salons en habit oriental, la mode est à l’exotisme, Yousouf fréquente les ateliers Delacroix et Horace Vernet (le peintre de la Prise de la Smala), il traduit des poèmes arabes chez Victor Hugo et Alexandre Dumas... Il sera naturalisé français. J’oubliais de dire que Yousouf a été enlevé, enfant, par des corsaires. Giuseppe Ventini, né dans l’île d’Elbe, chrétien, est vendu au Bey de Tunis qui l’élève et l’éduque dans la religion musulmane. On connaît la suite. Pourquoi je m’arrête si longuement à Yousouf ? J’avais, il y a quelques années, entendu mon ami Nourredine Saadi (né à Constantine) parler de Yousouf. Pour moi, un inconnu. Je n’avais encore rien lu sur la conquête algérienne, sinon le roman épique de Jules Roy, Les Chevaux du soleil. Je ne sais plus si Yousouf vit dans la fresque des Français d’Algérie. Je quitte Yousouf, mercenaire séducteur et massacreur pour les douces et belles femmes sur cartes postales des archives d’Outre-Mer. Avec Patrice, nous voyageons dans l’empire colonial français depuis la Caraïbe jusqu’à l’Océanie, de la pointe occidentale de l’Afrique à la pointe orientale de l’Asie. A l’Alcazar, la belle bibliothèque du centre ville populaire de Marseille, je rencontre des femmes vivantes, vives et rieuses, des femmes de ces continents parcourus à l’image. Je parle avec elles, elles parlent entre elles plutôt qu’à moi, mais elles parlent aussi pour moi. La France où les enfants iront à l’école, la ville et le marché où elles peuvent aller sans surveillance, la ville, trop grande pour que la rumeur de fiel les désespère, leurs filles qui choisiront leur vie et le mari. Un mariage, c’est une fête, elles savent où trouver les tissus dont l’un s’appelle « cocaïne », le plus beau, le plus cher et les après-midi de couture, chez l’une, chez l’autre, mères et filles, jeunes et vieilles, comme au pays.
Juillet 2005 A la radio. Des chansons. Le travail de la maison avec la radio, toujours. Je crois que le chanteur s’appelle Calogero :
J’ai pensé aux photographies de Yves Jeanmougin lors d’un voyage en Algérie en 2003 sur les chemins de Jean Sénac, Beni-Saf la petite ville minière, marine, la ville natale, Oran, Alger, les garçons face à la mer. Ils attendent l’ami généreux et amoureux qui offrira le voyage et la France. Yves avait publié Marseille/Marseilles et ses minorités à l’image, il publiera un livre pour Jean Sénac. La radio. Ménage, linge, cuisine, une femme dans sa maison. J’écoute des chansons en duos. Le nom des chanteurs?
Une autre chanson que j’ai envoyée à D.
Une autre encore, je n’ai pas le temps de l’écouter, le
Amel Bent et Souad Massi, ce sera pour une autre fois. Paris, mars 2006
Texte paru dans Les Moments littéraires (Revue de littérature). Consultez d'autres suites sur le site Littera 05 et sur le site Leïla Sebbar |
Actualisation : juillet 2007 |