Leïla Sebbar : Journal de mes Algéries en France
Après la publication de Mes Algéries en France, préface de Michelle Perrot et Journal de mes Algéries en France (Bleu autour, 2004 et 2005), j’ai poursuivi, jour après jour, avec la même patience, à travers livres, journaux, lettres, rencontres, objets, monuments et lieux de mémoire, chansons et scènes de rue ou de métro… les voix, les histoires, les signes qui racontent au quotidien, les liens indéfectibles, tourmentés et bouleversants, pour moi, entre l’Orient et l’Occident. Carole Netter, sur le site de Swarthmore (USA), fidèlement complice, met en ligne cette suite n° 7 inédite du Journal de mes Algéries en France après d’autres suites publiées dans Les Moments littéraires, Littera 05, Étoiles d’Encre, des espaces qui accueillent mes pérégrinations, textes et images, avec constance. Je continue, je ne sais quand je cesserai, je m’ennuierai peut-être un jour ou j’ennuierai mes hôtes ? Je continue aussi grâce à Catherine Dupin. Notre compagnonnage a bientôt dix ans, je crois. Sans Catherine, je serais limitée à ma plume, enfermée dans un archaïsme dont je ne devrais pas me vanter.
Août 2006
Fatiha Toumi, aujourd’hui Lyonnaise, ses parents sont nés à Bou-Saada, a trouvé chez un bouquiniste un livre de 1926 (Lyon, Pierre Masson éditeur), De Bou-Saada à Biskra, Une étape de la Caravane lyonnaise en Algérie en 1925, par le Docteur A. Carry de la Société Littéraire de Lyon. Fatiha refera peut-être un jour le voyage de Bou-Saada (où elle revient) à Biskra. Elle me racontera. L’’auteur de ce récit rappelle une insurrection durant la conquête de l’Algérie. « En 1849, le chef de l’oasis Zaatcha se révolta contre la domination française et fit proclamer la guerre sainte. » La ville est assiégée, la résistance s’organise. L’assaut est donné, 7 000 hommes la conquièrent maison par maison. Les habitants sont massacrés, la ville rasée, les palmiers abattus, le chef décapité, sa tête est apportée au général français… « Cette répression impitoyable porta ses fruits… on savait, à cette époque, pratiquer la manière forte » conclut l’auteur lyonnais. La conquête de l’Algérie est ainsi marquée par des séries d’insurrections contre l’occupant français, répressions, massacres jusqu’à celle de mai 1945, prémices de la guerre d’Algérie.
25 août 2006 Nora Aceval m’écrit, à son retour des Hauts-Plateaux dans la région de Tiaret, le Sud Oranais. Son père, le Roumi, le Sbagnouli (l’Espagnol) le colon des fermes de Médrissa et Tousnina, amoureux de cette terre et de sa jeune femme, fille de tribu, Nora le retrouve à sa place dans ces contes du Djebel Amour racontés par sa mère, contes qu’elle recueille en arabe pour les traduire et les publier en français, en France où elle vit désormais. En même temps qu’elle comprend où est la place de son père, après avoir écrit deux récits autobiographiques pour les recueils que je dirige : Mon père (Chèvre-feuille étoilée, février 2007), et C’était leur France (Gallimard, Témoins, collection dirigée par Pierre Nora, mars 2007), Nora sait que ses enfants, ses amis, ses amours, ses livres de contes… elle les vivra en France, « Je me suis sentie comme apaisée. »
Notre amitié est liée à un pays, mon pays natal, les Hauts-Plateaux, Aflou, que je ne connais pas. C'est Nora qui me raconte, en conteuse, les derniers nomades, les vieilles tantes des contes et légendes, les somptueux mariages traditionnels, les Koubbas debout dans la steppe, blanches et vertes, les traces de la France, dérisoires. C’est Nora qui par son rire, ses mots, ses images me fait croire et j’y crois, que je suis un peu une sœur.
Je reçois ce matin un bracelet d’Aflou, très beau. Nora me l’offre.
Je reçois une lettre de Samira Négrouche qui collabore au livre Mon père. Sur l’enveloppe algérienne, un timbre avec cigogne. Je lis en arabe le mot que j’entendais, mes sœurs et mon frère aussi, dès l’arrivée des cigognes à Hennaya près de Tlemcen, « Bellaredj » on disait « Berraredj » comme les garçons qui criaient dans le chemin, tendus vers le vol des migrantes. À le lire, le déchiffrer sur le timbre, je l’entends, c’est l’été, je suis dans l’enfance de la colonie. 22 octobre Boulevard de Port-Royal à Paris. Au 93. En face, c’est l’hôpital militaire du Val de Grâce. Le platane, plus que centenaire, sera abattu le 27 octobre par les services de la Mairie de Paris. Il gêne la circulation. Avec sa disparition, le bus 91 gagnera cinq à sept secondes (des secondes aussi précieuses que les secondes de la Formule 1). Sur le tronc, une marque rouge. Que les bûcherons ne se trompent pas. Le pied du platane ressemble au pied géant d’un éléphant. Je photographie l’arbre condamné à mort. 23 octobre C’est la fin du Ramadan. La fête de l’Aïd-el-Fith. Chaque année, je vais à Barbès pour la galette fraîche que vendent les femmes près de la mosquée et la tête de mouton grillée. J’y allais pour Ferdinand, mon fils cadet, on mangeait tête et galette tous les deux, gourmandise héréditaire.
26 octobre Dans Libération un titre déplacé « Tour de cochon à la mosquée de Belford », et cette information concernant des soldats allemands en Afghanistan. Sur des photos (on ne reconnaît pas leur visage) ils jouent avec le crâne d’un cadavre afghan, l’un d’eux s’est amusé à le placer près de son sexe… Tant de haine. Qu’on ne s’étonne pas… 27 octobre, 16 heures Je vais boulevard de Port-Royal pour l’arbre.Plus rien. Un cercle de terre plane d’un mètre de diamètre. Au Val Royal, cinq Kabyles jouent et parlent en kabyle, un Africain lit les pages PMU, un Français au comptoir. EQUIDIA en direct 16 h 25. 6e course Auteuil Prix Decazes, « Un jour aux Courses ». Le patron : « Je suis arrivé à mon café ce matin, c’était tout propre pas de branches, pas de feuilles, rien, impeccable. Ils l’ont coupé à 4 heures. C’est fini. » 27 octobre Une photo de femme en burqua d’hôpital, verte avec visière, robe de nonne médicale. C’est une burqua conçue, comme le précise Libération, pour les patientes en Grande-Bretagne, une « blouse interprofessionnelle ». Les hôpitaux publics français n’envisagent pas ce nouveau costume, la laïcité doit être respectée dans tous les établissements de santé. Dans certains hôpitaux, des patientes musulmanes refusent une radio pulmonaire sous prétexte que le cliché sera regardé par un homme… Une mère refuse, parce qu’elle est musulmane, que son nourrisson, une fille, soit examiné par un pédiatre homme. De nombreux services ont dû afficher des circulaires en plusieurs langues rappelant que les patients doivent accepter d’être traités par des équipes mixtes. Des interdits bricolés par des intégristes obscurantistes nuisibles à leurs peuples, hommes et femmes. Fin octobre À la radio, RFI (Radio France Internationale), j’entends parler d’une fête particulière à Valence, en Espagne (les musulmans ont occupé l’Espagne de 711 à 1492, une Andalousie heureuse, prospère, raffinée dit-on comme s’il n’y avait pas eu les violences des rivalités entre seigneuries). Des marionnettes géantes représentent des musulmans et des chrétiens « Moros y Cristianos ». Pour fêter la victoire des chrétiens sur les musulmans, on brûle les figures de carton des musulmans et de leur Prophète… Ça s’appelle le choc des civilisations ? Mercredi 13 décembre Je reçois ce matin un cube de carton très léger envoyé de Beaune par Didier Brenans que je ne connais pas. J’ouvre. C’est une petite voiture de collection : Peugeot 202 noire, 1946. Toby Garfitt, professeur au Magdalen college d’Oxford me l’offre. Je l’ai rencontré à Oxford le mois dernier, à la Maison française, il enseigne la littérature française et francophone. J’ai parlé certainement de la Peugeot noire de mon père comme je l’écris, je crois, dans On tue des instituteurs et j’ai dit que je cherchais désespérément chez les marchands de voitures miniatures ce modèle disparu depuis longtemps des routes de France et introuvable dans le commerce des jouets pour collectionneurs fous. Toby qui, comme nombre d’Anglais a choisi le Sud-Ouest pour ses jours d’été du côté de Poitiers, m’envoie donc par Didier Brenans la voiture de mon père. Elle est ronde, noire, ses phares jumeaux sont serrés derrière de fins barreaux métalliques. Je ne me rappelle pas la roue arrière, apparente, je vérifierai sur les photos prises à Hennaya près de Tlemcen. L’immatriculation du jouet 212 KA 06. 06 c’est Nice. Je l’aurais offerte à mon père… J’ai cherché, dans les cartons, les photos de la Peugeot, fébrile comme chaque fois que je crois me tromper de carton, ou si je ne trouve pas, je désespère, il faudra fouiller les malles en métal vert que j’entrepose à la Gonterie, elles encombrent le grenier, mon frère en a compté six… « Tant que ça ? » « Oui, j’ai dû les descendre du grenier pour les mettre dans la grange… » Mon frère me maudit, il a raison. Butin de guerre, butin au bout de la patience. Elles sont là. Deux photos de la même Peugeot. Je vois la roue de secours à l’arrière.
Vendredi 23 décembre Avec ma mère et ma sœur Lysel, dans la vallée de Chevreuse, chez des cousins issus de germains (côté Bordas), Colette et Jacques. Illustration du haut de cette page : Consultez d'autres suites sur le site Littera 05 et sur le site Leïla Sebbar
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Actualisation : juillet 2007 |