Leïla Sebbar : Journal de mes Algéries en France
Grâce à Carole Netter et à Catherine Dupin, leur patience, leur efficacité, je peux inscrire sur la toile ces mots et ces images qui font toute une histoire. Voici la suite 9 du Journal de mes Algéries en France qui cessera, quand ? Il peut continuer indéfiniment et d’autres prendront la suite un jour. 3 mars Les Singer, toujours. L’appelé martiniquais dans la guerre d’Algérie. Des Singer partout. Celles de Pierre Thomas, la photo d’une enseigne à Contigny dans l’Allier ; de Fatiha Toumi à Lyon et Madagascar ; de Jean-Claude Gueneau, machines des grands-mères et photos des Singer en « réclame » sur les murs de France ; de Bernard Zimmermann (son texte dans le numéro de JIM, La maison, à paraître en octobre), de Anne Sibran, sa mère était couturière à domicile à Alger, « couturière au noir » dit-elle, ses carnets de couture, ses croquis de modèles (Anne me les montrera le 19 mars au café Les éditeurs si sa mère qui vit à Toulouse les lui envoie) ; de Roger Dadoun qui me parle, ce matin, par téléphone, de l’atelier de couture de sa mère, atelier, non, couture à la maison, pour les « Mauresques » dit-il « on les appelait comme ça » et lui caché, comme Bernard et Anne, curieux des femmes, corps, voix, gestes, étoffes et robes de fête, leurs histoires secrètes. Récit de Raymond Minin dans L’ancien d’Algérie, journal de la FNACA (Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc, Tunisie, 1952-1962). Sa guerre d’Algérie au 152e RIM, régiment d’infanterie mécanisée, affecté sous la ligne Morice, barrage électrifié 5000 volts entre l’Algérie et la Tunisie. Il est martiniquais. À son arrivée en Algérie, le régiment est séparé en deux par le capitaine qui dit : « Les Français de souche européenne, à droite, les Français de souche africaine, à gauche. » Il n’avait pas prévu le cas d’un Français d’Outre-mer, noir. Il se place du côté des Français d’origine européenne. Les musulmans le prennent pour un traître. Le capitaine règle le différend. Raymond Minin quittera l’Algérie à la fin de la guerre, sans avoir vu, dit-il, un seul mort malgré le nombre d’accrochages, opérations, embuscades auxquels il participe.
10 mars – Saint-Pourçain-sur-SiouleLes 10 ans des éditions Bleu Autour. La Stèle. Le Kiosque. LIP. Les Marianne de Hervé Moisan. Résistants algériens de Moulins, 6 septembre 1944. Noyant d’Allier avec Patrice Rötig. L’Indochine dans les corons miniers. C’est à Saint-Pourçain que la patronne de La villa dans L’habit vert, se retire à la fin de la guerre d’Algérie. Elle est née dans un vignoble de la région. Avec sa jeune lectrice, la petite bonne de la maison close de Madame, à Alger, elle vit ses dernières années parmi les vignes et les livres, à Saint-Pourçain. Bleu autour fête les dix ans de la maison d’édition de l’avenue Pasteur à Saint-Pourçain. Une tente berbère marocaine sur la place au bout de la rue qui monte, après le curieux monument aux morts pour la France. La stèle suit la géographie de l’Afrique du Nord. C’est jour de marché en face du Café-Brasserie du cours, lettres creusées dans la pierre comme j’aime les découvrir lors de mes voyages en France, il en reste encore. J’aime aussi les kiosques des villages et des villes françaises. Le kiosque de Saint-Pourçain est simple, gracieux, moins beau que celui de Sidi-Ghilès (ex-Novi) près de Cherchel en Algérie, Paul Faizant habite juste en face. Si on marche trop vite, on ne voit pas l’enseigne : LIP Horlogerie Bijouterie. Pour que vive LIP, avec D. on a manifesté en 1973 à Besançon, 100 000 personnes. Monique Piton a écrit un récit sur son expérience à LIP. Qu’est-elle devenue ? Bientôt un film à l’affiche : « Les Lip, l’imagination au pouvoir » de Christian Rouaud. Qui, à Saint-Pourçain, regardant l’enseigne peinte, haut, sur l’immeuble, se rappelle LIP à Besançon ?
14 marsLa SDF africaine du boulevard Montparnasse. Femme du Sud marocain à La grande assiette. Le port de Binic près de Saint-Brieuc, café-brasserie Nord-Sud. Les cafés dans la revue de Jean Guiloineau, Siècle 21. Gare Montparnasse, pour Saint-Brieuc. Une rencontre littéraire sur l’exil avec Ken Bugul, romancière sénégalaise, Bruno Doucey, directeur des éditions Seghers, Yolaine Parisot, jeune chercheuse à Rennes, de père haïtien et mère française, je l’ai crue algérienne de mère, mais non. Au coin du boulevard Montparnasse près du kiosque à journaux, depuis des mois, un tas de vêtements et couvertures, abrité par un parapluie noir ouvert. Personne dans la journée. D. m’a dit qu’une jeune femme africaine habite là. Il l’a vue, la nuit, pas le jour. Au bar de la gare, La grande assiette, je prends un express serré. La serveuse est grande, rapide, je la vois de dos. Des hommes, patients, la regardent, elle non, lorsqu’elle les sert. Elle est belle, étrangère, énigmatique. J’ai su, elle encore de dos, qu’elle vient du Sud, Maroc ou Algérie ou Tunisie. Elle ressemble à la femme de J.M.G. Le Clézio, Sahraouie. La même peau sombre et dorée, la bouche charnue, les yeux grands, très noirs, ce noir des yeux africains, couleur nègre, profonde des images coloniales quand les femmes regardent, insolentes, le photographe. La serveuse ne voit personne. Efficace, indifférente. Je n’ai pas croisé son regard. Je lui aurais souri.
21 marsLe printemps. La grêle sur les iris. Naomi Campbell en femme de ménage. Premier jour de printemps. Un froid d’hiver. De la grêle sur l’abricotier en fleurs et les iris bleus du petit jardin d’en bas. Naomi Campbell, la top model caraïbe vit à New York, contrainte à un travail de ménage d’intérêt général, pour avoir jeté son téléphone portable au visage de sa femme de chambre qui ne trouvait pas assez vite le jean de la star… J’aurais pu écrire une nouvelle pour L’habit vert…
24 marsRue des Boulangers, près de l’université de Jussieu, l’école. Bar-tabac-PMU-Loto, la famille chinoise, les chibanis. Discrimination positive, François Koltès. Le tour de France des scouts de banlieue, à dos d’âne. Depuis que je vais rue Linné pour donner des textes à Catherine Dupin, jamais je n’ai remonté la rue des Boulangers. Une école ancienne à photographier, rue Monge, un tabac loto PMU Bar. Nom illisible en lettres néon rouge. Au comptoir deux chibanis jouent. Ils ne se connaissent pas. Personne ne parle sinon les jeunes Chinois qui tiennent le commerce. Ils se parlent en chinois, ils rient en chinois, deux filles, un garçon, frère et sœurs ?
25 marsLa librairie Pages Volantes, un livre illustré par Charles Brouty, la Casbah des années 30, par René Janon. Humour, fantaisie, misère… À la librairie Pages volantes (Métro Dupleix, c’est ma ligne, Étoile-Nation, ligne 6, on retrouve ces stations dans le livre Métro, instantanés, que j’ai publié en janvier 2007 dans la collection de Chantal Chawaf) chez les deux libraires que j’appelle aujourd’hui Line et Adèle, j’ai oublié les prénoms que je leur ai déjà donnés, un livre de René Janon, Hommes de peine et filles de joie, dessins de Charles Brouty (éditions de la Palangrote, Alger, 1936). Ses récits sont dédiés aux écrivains algérianistes, Gabriel Audisio, Edmond Brua, Robert Randau (Isabelle Eberhardt l’a rencontré à Ténès), Lucienne Favre (je parlerai de son livre Dans la casbah, Grasset, 1936), Jean Grenier, Jean Pomier, Henri Bosco… Les quartiers populaires cosmopolites de la Casbah, Bal-el-Oued à Alger, vivent avec autant d’intensité comique ou tragique que dans les nouvelles de l’écrivain turc Sait Faik, L’homme inutile (Bleu autour, 2007), à Istanbul ou La nuit de Jérusalem de Myriam Harry au tout début du 20e siècle. On passe de la vision nocturne des prostituées « fardées et grasses » qui vont prendre un bain de mer sous la surveillance d’une vieille… au Taxi-bar où on mange la meilleure « kémia » pois-chiches, fèves, moules, sardines avec l’anisette et la langue métissée d’arabe, mahonnais, maltais, espagnol, italien… aux films de cow-boy du Casino de la Perle… à la chambre de Zineb « La mauresque blonde » fille d’un Turc et d’une Arabe, lit haut en métal doré, commode avec poignées de bronze, colombes en liberté… au Salomon-Bar, le café des laveurs de morts où « Marie-la-Juive » pleure la mort de Maurice (Moïse)… au cimetière interdit, la Karamoussa, le cimetière des Mozabites « Les Moutchous » dont on raconte qu’ils découpent leurs morts pour les envoyer au Mzab dans des caisses à savon… Et puis la belle Anglaise blonde, une « fille soumise » habituée des bagarres et des tribunaux. On retrouve ces personnages dans les romans coloniaux de cette époque, certains mériteraient d’être réédités. René Janon, Hommes de peine et filles de joie, Dessins de Charles Brouty (Éditions de la Palangrote, Alger, 1936)
27 marsLes caves coopératives, le Loir-et-Cher, le Grésivaudan, la Mitidja, en Algérie, Hennaya.
Je reçois ce matin les photos que m’envoie Sophie Laugier-Jolivet, rencontrée en 2006 à la bibliothèque de Saint-Laurent-Nouan (avec D. j’étais allée voir la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux, elle est toujours là). Photographies de l’école (lettres de pierre) de Nouan-sur-Loire, de la coopérative des agriculteurs de Loir-et-Cher. J’avais reçu en janvier 2007 les photos de Monique Loyen : trois caves coopératives du Grésivaudan. Lors de rencontres littéraires dans cette région, habitée par les entreprises de pointe des nanotechnologies, allant d’un village à l’autre, les caves coopératives désaffectées, les vignobles ont presque tous disparu, m’avaient fait penser à celles de la Mitidja en Algérie, depuis Blida jusqu’à Sidi-Ghilès (ex-Novi) avec Chantal Lefèvre, imprimeur et libraire à Blida (Imprimerie Mauguin), c’était en septembre 2005, je les voyais au bord des routes, délabrées, abandonnées. En face de la maison d’école, à Hennaya, près de Tlemcen, une cave coopérative. Existe-t-elle encore, habitée par des paysans sans terre ? L’odeur du moût, je ne l’ai plus sentie depuis ces années-là.
Début avrilLucien Igor Suleïman. Lucien Igor Suleïman marche. Les bras tendus vers le monde, à quelques mètres de lui. Il rit. Ses yeux noirs.
Jeudi 12 avrilAttentats à Alger. Lambèse la prison. Visite de Simone Veil, 1958. Daniel Timsit détenu lui parle. 2007, je rencontre Simone Veil à Paris. Depuis hier, 33 morts à Alger, à la suite des attentats kamikazes contre le Palais du gouvernement et un commissariat de Bab Ezzouar. Al-Qaïda Maghreb, après la Tunisie et le Maroc, l’Algérie. Contre les régimes en place, contre les intérêts étrangers dans le pays, pour une République islamiste. On voit les trois jeunes kamikazes turban vert, explosifs serrés contre leur poitrine. Bientôt la France ? À propos des enfants de l’immigration, Simone Veil cite Rachida Dati, l’actuelle porte-parole de Sarkozy et souligne que l’identité française ne doit pas effacer l’autre identité. Son grand-père a exigé, par testament, un enterrement laïque. Elle dit que pour elle il y aura un rabbin mais elle ne veut pas être inhumée dans un carré juif.
25 avrilDes murs contre des peuples. Lyon, bibliothèque du 1er arrondissement, les pères, les images et les mots. Le Train bleu gare de Lyon. Le syndrome du mur, des murs. Le mur israélien imposé à la Cisjordanie ne suit pas la ligne verte de 1967. Il avale des champs, des points d’eau, des moitiés de villages arabes, il annexe par la force, des parties importantes des territoires. L’occupation permet ainsi l’acquisition illégale de 10 à 15 % de la Cisjordanie. En Irak les murs américains s’étendent sur des centaines de kilomètres « barrière de sécurité » là aussi. « Enfermement dans des cantons séparés » disent ceux qui protestent contre l’édification de ces murs. Le mur de Berlin est tombé, d’autres s’élèvent contre des peuples suspects de terrorisme, des peuples occupés militairement, colonisés, bientôt dépecés ou dépouillés de leurs richesses naturelles. Nouvelles formes de l’impérialisme. En Afrique, les murs sont inutiles, les Chinois occupent économiquement les pays riches en pétrole, bois, cacao, coton… Une occupation pacifique qui construit avec la main d’œuvre chinoise et qui prend petit à petit le commerce de survie aux Africains qui ne sont pas au chômage. Le stade ultime de l’impérialisme capitaliste et communiste, en douceur… Les gouvernements locaux sont complices de cette supercherie néocoloniale. En Algérie, c’est le même phénomène. Personne ne proteste. La Chine communiste met en place, dans les pays en développement, une nouvelle technique d’exploitation et d’occupation contre les peuples qui n’en tirent aucun bénéfice. Un jour peut-être ?
27 avrilÀ Lyon, bibliothèque du 1er arrondissement, une rencontre autour du livre Mon père, organisée par Fatiha Toumi. Une belle exposition des photos des pères, elles disent autant que les textes. Ce soir-là, Sophie Bessis, Anne-Marie Langlois, Zahia Rahmani, Behja Traversac l’éditrice et rédactrice en chef de la revue Étoiles d’encre étaient présentes à la table ronde que j’animais. Une soirée intense, originale qui aurait pu durer au-delà de l’horaire imposé. Un public nombreux, attentif, curieux. Un homme passe, m’arrête : « Ils oublient tout, les jeunes… Mon père m’a raconté. La Gestapo a tué des otages et elle les a laissés, là, au bord de la place toute une journée. »
Gare de Lyon, 28 avrilJe déjeune au Train Bleu. Le chef de rang, une belle et jeune Antillaise, me place. Je lève la tête vers les fresques du plafond, je lis :
1er maiÀ la radio. « Comme à la radio » chantait Brigitte Fontaine quand Arezki l’accompagnait. Les petites chansons, je les écoute, elles facilitent les gestes domestiques. La dernière chanson de Idir que j’avais entendu à Die, le jour de la transhumance, il roule les r comme j’aime. C’est la lettre d’un père à sa fille : La chanson dit que le père voudrait que sa fille s’amuse, danse comme les filles de son âge, je transcris le texte de la chanson, à peu près : Je demanderai à Behja Traversac de lui envoyer Mon père.
2 maiMarseille, agression antisémite. Irak, le marquage des civils irakiens par les soldats américains. Parce qu’elle portait une étoile de David en pendentif, une jeune fille est agressée à Marseille. Les deux jeunes gens déchirent son tee-shirt pour inscrire sur sa peau une croix gammée et coupent une mèche de ses cheveux avec un couteau. Haine des femmes, haine des Juifs. Les femmes tondues, qu’on prive ainsi du signe de la féminité, les humilier dans les camps nazis, à la libération, en France, les filles tondues dans certaines familles parce qu’elles désobéissent à la loi patriarcale, inscrire l’infamie sur leur corps, comme on marque des bêtes pour l’abattoir.
Consultez d'autres suites sur le site Littera 05 et sur le site Leïla Sebbar
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Actualisation : juillet 2007 |