Leïla Sebbar
Journal d’une femme à sa fenêtre (Suite 1)

Janvier – février 2011

 

Une femme à sa fenêtre, nouvelles du grand livre du monde, dessins de Sébastien Pignon (éd. Al Manar-Alain Gorius) a été publié en 2010. Nouvelles ? Poèmes ? On me pose chaque fois la question. Une histoire est suggérée, dans une forme brève, qui a l’apparence d’un poème. Poème en prose ? Peut-être.
Donner suite, sous la forme d’un journal avec textes et images, à ce livre, c’est ce que je fais, à partir de janvier 2011. Avec la fidélité complice de Catherine Dupin et Carole Netter qui ne m’abandonnent pas, puisque je continue à écrire à la plume et à l’encre noire.

Janvier 2011

Destruction d’un hôtel palestinien. Les révoltes arabes. Bilal Asselah, héros de BD américaine. Fast-food LEILA.

Début janvier

Destruction au bulldozer d’un hôtel à Jérusalem Est pour construire des logements israéliens.

Lifta près Jérusalem. Village palestinien 2011 (Sébastien Pignon, juin 2011)



Lifta près Jérusalem. Village palestinien en ruines 2011 (Sébastien Pignon, juin 2011)

Début janvier

Les émeutes en Tunisie, en Algérie. Des immolations. Un phénomène nouveau en pays musulman. Contre les possédants, l’oligarchie, le détournement de l’argent au profit des clans familiaux, le pouvoir politico-militaire, la corruption, le chômage, le coût de la vie, la hausse des prix, le manque de logement, l’absence d’avenir pour les nouvelles générations… Dans les rues, comme en 1988 les quartiers populaires se révoltent en Algérie, Alger Belcourt, Bab el Oued… Annaba. Constantine. Msila. Tizi-Ouzou. Oran. Des morts.
Enfin, des manifestations pour crier contre toutes les violences faites au peuple. Des jeunes à la fronde, au sabre… Des femmes en foulard, keffieh, syndrome de l’intifada contre le pouvoir voyou. Ils ne sont pas défaitistes, ils ne sont pas organisés ils sont libres de dire enfin leur désespoir, l’oppression sournoise dont ils sont les victimes, la mauvaise gouvernance qui sert les intérêts des puissants. Des pays qui interdisent l’avenir, le bonheur, l’amour, à ses enfants, aux enfants du peuple.

19-20 janvier

Des comités « Vérité-Justice » ont été créés en Tunisie, à l’exemple de l’Afrique du Sud. L’Algérie, à la fin de la guerre civile des années quatre-vingt-dix, aurait dû procéder ainsi. Rien n’a été fait dans ce sens.

22 janvier

En Algérie manifestation du parti RCD de Saïd Saadi. 47 blessés. En Tunisie l’armée n’a pas tiré, en Algérie l’armée est une armée de répression.
On raconte que dans la villa ou l’un des palais de Leïla Trabelsi la femme de Ben Ali, on a découvert un tigre, une ménagerie princière. Les manifestants qui mettaient à sac les belles demeures interdites, ont pris peur. Ils ont tiré sur le fauve et l’ont tué. Un trophée ?

Mi-janvier

Bilal Asselah, 22 ans, musulman algéro-français de Clichy-sous-Bois « Coureur de la nuit » est le héros d’une bande dessinée américaine, auxiliaire de Batman, il combat les forces du mal… Un nouveau supplétif…
Au Koweït, une bande dessinée : « Les 99 ». 99 super-héros portent les noms du Dieu de l’Islam.

Fin janvier

Je vais chez Catherine Dupin. Je n’avais pas remarqué, de l’autre côté du boulevard de l’Hôpital, une enseigne de restauration rapide, comme il en existe partout, jusque dans les petites villes de France, un kebab :
FAST-FOOD LEILA
Sur le côté, en caractères arabes et français : « Halal ». Je prends des photos. Je m’en vais, un homme me rejoint, me dit que c’est interdit de photographier. C’est le patron. Je lui explique que c’est parce que je m’appelle Leïla. Ce qu’il comprend ? Il me laisse partir.


Février 2011

Les tombes musulmanes de l’île Sainte-Marguerite. Les révoltes arabes. Les mères laitières de Londres. Tata Milouda. Rebecca Rogers et Madame Luce, à La Coupole. La poupée d’Algérie, « toilette de ma poupée ».

Début février

De Cannes, mes sœurs Lysel et Danièle sont allées à l’île Sainte-Marguerite où Anne Donadey avait pris des photos des tombes musulmanes qui figurent dans l’un de mes journaux sur le site de Carole Netter aux USA.
Un panneau indique le Cimetière musulman « À partir de 1840, le fort servit de résidence surveillée pour les insurgés capturés lors de la conquête de l’Algérie. Les plus nombreux furent les membres de la smala d’Abd-el-Kader, prise en 1843. Les prisonniers décédés pendant la détention sont enterrés dans ce cimetière. »
Le cimetière sous les pins, des cercles entourés de pierres cernées de lierre, tombes anonymes. Au centre une stèle sur laquelle on peut lire des mots à demi effacés :
À NOS FRÈRES
MUSULMANS
MORTS POUR LA France
Comme le remarquent mes sœurs, les morts de ce cimetière ne sont pas « morts pour la France », puisqu’il s’agit des insurgés algériens contre l’occupant français entre 1830 et 1843. La mairie de Cannes a-t-elle lu la stèle ?

Février

En Égypte, des affrontements pour et contre Moubarak. Sur la place centrale du Caire, des hommes à cheval, à dos de chameau avec gourdins dispersent les manifestants. À l’ère du Web, des guerriers bédouins ou des pauvres des bidonvilles payés par le pouvoir ? Comme en Tunisie, l’armée n’a pas tiré. Elle cherchera à se maintenir au pouvoir après la chute de Moubarak ?
On appelle Suzanne, la femme de Moubarak, « La vache qui rit », père arabe, mère galloise.
En Tunisie et en Égypte, des pancartes en français « Ben Ali, dégage » « Moubarak, dégage » en Algérie « Pouvoir, dégage », « Régime, dégage ».
En Libye révoltes populaires. Le monument qui représente le livre vert de Kadhafi, lettres blanches sur fond vert, est détruit.
On a dit « Révolution du Jasmin » pour la Tunisie, « Révolution du Nil » pour l’Égypte, et pour la Libye ?

Mi-février

En Angleterre, on les appelle les « mères laitières ». Des femmes qui vendent leur lait à des fabricants de glaces au lait maternel, vendues à Londres. La misère londonienne est telle ? La glace, c’est le « Baby Gaga » que Lady Gaga adore. Les étudiants se pressent pour lécher ces glaces blanches et laiteuses… Les mères anglaises donnent du lait chinois pollué à leurs nourrissons ?

Elle s’appelle Tata Milouda. À 40 ans, elle quitte le Maroc, son mari violent et ses six enfants, pour la France. Ménages, cours d’alphabétisation, elle est sans papiers. En Seine-Saint-Denis, elle découvre le slam, rencontre Grand Corps Malade, Jamel Debouze. Elle danse, elle chante aux Métallos dans le XIe arrondissement de Paris. Elle dit qu’elle veut être invitée au « Grand cabaret » de Patrick Sébastien. Elle a 60 ans.

Vendredi 18 février

À La Coupole, je rencontre Rebecca Rogers qui prépare un livre en anglais sur Madame Luce et sa petite-fille Henriette Benaben, pionnières dans l’éducation bilingue français, arabe, en Algérie et dans la préservation de la broderie arabe. Isabelle Eberhardt a rencontré la petite-fille de Allix Luce, fondatrice en 1847 de la première école de jeunes filles musulmanes, dans laquelle Henriette apprend l’arabe et traduit les fables pour les familles arabes présentes à la distribution des prix en 1854. Henriette Benaben se consacrera à répertorier et enseigner l’art de la broderie algérienne en créant un ouvroir de broderie en 1870. Isabelle l’Algérien, portrait d’Isabelle Eberhardt, Leïla Sebbar, dessins de Sébastien Pignon (éd. Al Manar-Alain Gorius, 2005).
En 2004, Françoise Lott, mon amie d’Aix-en-Provence, a trouvé un texte de Madame Benaben aux Archives Outremer sur « l’instruction professionnelle des Indigènes ». C’est dans la biographie d’I. Eberhardt d’E. Charles-Roux que j’ai découvert ces personnages hors du commun de l’Algérie, à cette époque-là.
Rebecca Rogers m’apprend que Henriette Benaben (morte à Alger en 1915) est enterrée au cimetière de Saint-Eugène et que figurent sur sa stèle une inscription en français et un verset du Coran en arabe. J’apprends aussi, dans son article « Henriette Benaben bienfaitrice de la femme indigène” », dans un numéro de revue de l’Université de Strasbourg (2010), Parole(s) et langue(s), espaces et temps, que 239 objets donnés par sa fille et son petit-fils figurent dans les réserves du musée du quai Branly. À quand une exposition consacrée à ces deux femmes d’exception dans l’histoire coloniale de l’Algérie et l’histoire commune à l’Algérie et à la France ? Peut-être lors de la publication en français du livre de Rebecca Rogers sur Henriette Benaben et sa grand-mère qui l’a élevée et instruite dans deux cultures, Allix Luce ?
À La Coupole, les bouquets sont composés de fleurs artificielles. Naguère c’était des fleurs coupées.

Fin février

J’ai retrouvé, dans la maison de ma mère, à Nice, la poupée de l’enfance. Très belle, très précieuse, je n’ai jamais joué avec cette demoiselle, je ne l’ai pas nommée ni touchée. Grande, articulée, un visage en porcelaine, des yeux bleus éclatants. Pour le dernier voyage, mon père l’a enveloppée dans un linceul de papier kraft deux épaisseurs. Elle a traversé la mer, comme celle de ma sœur, sa jumelle. Je ne l’ai pas revue jusqu’à cette année 2011 où ma mère vient de mourir.
J’ouvre le fourreau solidement ficelé, j’aperçois la robe de tulle que la poupée n’a jamais quittée, les chaussures blanches et les socquettes, le chapeau de paille avec un ruban de velours bleu. Elle ressemble à la poupée des Petites Filles Modèles de la Comtesse de Ségur, Camille et Madeleine, celle qui avait perdu ses yeux bleus et que leur mère, patiente et habile avait réussi à réparer. Sous le chapeau, des cheveux bouclés, pas de tête.
J’ai gardé la robe légère, les manches ballons à plis, des fleurs champêtres brodées, rouges et bleues comme sur le col de nos robes de petites filles.
Les poupées que j’aimais étaient petites, fluettes, elles avaient un trousseau. L’une s’appelait Bleuette, l’autre Violette.
C’est à la librairie La Parchemine à Lyon, une librairie de livres jeunesse anciens que Fatiha Toumi m’a fait découvrir un livre qui m’enchante. Le trousseau d’une poupée et des patrons.

 

En 1975-1976, j’avais travaillé avec d’autres femmes universitaires, historiennes, philosophes, écrivaines à un numéro spécial des Temps Modernes : Petites filles en éducation, publié en 1976. J’avais écrit : Mademoiselle Lili ou l’ordre des poupées, plus tard, j’ai dirigé à Sorcières la revue de Xavière Gauthier Poupées. La poupée comme reproduction de la petite fille à éduquer, elle-même reproduction de sa mère, elle-même… J’avais étudié les traités d’éducation des 18 et 19e siècles écrits par des femmes pour les mères de petites filles, elles-mêmes mères adoptives de poupées, puisqu’une poupée est une orpheline sans nom ni prénom, sans père ni mère. Mademoiselle Lili était ainsi avec son cousin Lucien, le prototype de la petite maman idéale. Elle serait bonne épouse, bonne maîtresse de maison, bonne mère…



Actualisation : juin 20011