Leïla Sebbar
Journal d’une femme à sa fenêtre (Suite 1) Janvier – février 2011
Une femme à sa fenêtre, nouvelles du grand livre du monde, dessins de Sébastien Pignon (éd. Al Manar-Alain Gorius) a été publié en 2010. Nouvelles ? Poèmes ? On me pose chaque fois la question. Une histoire est suggérée, dans une forme brève, qui a l’apparence d’un poème. Poème en prose ? Peut-être. Janvier 2011 Destruction d’un hôtel palestinien. Les révoltes arabes. Bilal Asselah, héros de BD américaine. Fast-food LEILA. Début janvier Destruction au bulldozer d’un hôtel à Jérusalem Est pour construire des logements israéliens.
Lifta près Jérusalem. Village palestinien 2011 (Sébastien Pignon, juin 2011)
Début janvier Les émeutes en Tunisie, en Algérie. Des immolations. Un phénomène nouveau en pays musulman. Contre les possédants, l’oligarchie, le détournement de l’argent au profit des clans familiaux, le pouvoir politico-militaire, la corruption, le chômage, le coût de la vie, la hausse des prix, le manque de logement, l’absence d’avenir pour les nouvelles générations… Dans les rues, comme en 1988 les quartiers populaires se révoltent en Algérie, Alger Belcourt, Bab el Oued… Annaba. Constantine. Msila. Tizi-Ouzou. Oran. Des morts. 19-20 janvier Des comités « Vérité-Justice » ont été créés en Tunisie, à l’exemple de l’Afrique du Sud. L’Algérie, à la fin de la guerre civile des années quatre-vingt-dix, aurait dû procéder ainsi. Rien n’a été fait dans ce sens. 22 janvier En Algérie manifestation du parti RCD de Saïd Saadi. 47 blessés. En Tunisie l’armée n’a pas tiré, en Algérie l’armée est une armée de répression. Mi-janvier Bilal Asselah, 22 ans, musulman algéro-français de Clichy-sous-Bois « Coureur de la nuit » est le héros d’une bande dessinée américaine, auxiliaire de Batman, il combat les forces du mal… Un nouveau supplétif… Fin janvier Je vais chez Catherine Dupin. Je n’avais pas remarqué, de l’autre côté du boulevard de l’Hôpital, une enseigne de restauration rapide, comme il en existe partout, jusque dans les petites villes de France, un kebab : Février 2011 Les tombes musulmanes de l’île Sainte-Marguerite. Les révoltes arabes. Les mères laitières de Londres. Tata Milouda. Rebecca Rogers et Madame Luce, à La Coupole. La poupée d’Algérie, « toilette de ma poupée ». Début février De Cannes, mes sœurs Lysel et Danièle sont allées à l’île Sainte-Marguerite où Anne Donadey avait pris des photos des tombes musulmanes qui figurent dans l’un de mes journaux sur le site de Carole Netter aux USA. Février En Égypte, des affrontements pour et contre Moubarak. Sur la place centrale du Caire, des hommes à cheval, à dos de chameau avec gourdins dispersent les manifestants. À l’ère du Web, des guerriers bédouins ou des pauvres des bidonvilles payés par le pouvoir ? Comme en Tunisie, l’armée n’a pas tiré. Elle cherchera à se maintenir au pouvoir après la chute de Moubarak ? Mi-février En Angleterre, on les appelle les « mères laitières ». Des femmes qui vendent leur lait à des fabricants de glaces au lait maternel, vendues à Londres. La misère londonienne est telle ? La glace, c’est le « Baby Gaga » que Lady Gaga adore. Les étudiants se pressent pour lécher ces glaces blanches et laiteuses… Les mères anglaises donnent du lait chinois pollué à leurs nourrissons ? Elle s’appelle Tata Milouda. À 40 ans, elle quitte le Maroc, son mari violent et ses six enfants, pour la France. Ménages, cours d’alphabétisation, elle est sans papiers. En Seine-Saint-Denis, elle découvre le slam, rencontre Grand Corps Malade, Jamel Debouze. Elle danse, elle chante aux Métallos dans le XIe arrondissement de Paris. Elle dit qu’elle veut être invitée au « Grand cabaret » de Patrick Sébastien. Elle a 60 ans. Vendredi 18 février À La Coupole, je rencontre Rebecca Rogers qui prépare un livre en anglais sur Madame Luce et sa petite-fille Henriette Benaben, pionnières dans l’éducation bilingue français, arabe, en Algérie et dans la préservation de la broderie arabe. Isabelle Eberhardt a rencontré la petite-fille de Allix Luce, fondatrice en 1847 de la première école de jeunes filles musulmanes, dans laquelle Henriette apprend l’arabe et traduit les fables pour les familles arabes présentes à la distribution des prix en 1854. Henriette Benaben se consacrera à répertorier et enseigner l’art de la broderie algérienne en créant un ouvroir de broderie en 1870. Isabelle l’Algérien, portrait d’Isabelle Eberhardt, Leïla Sebbar, dessins de Sébastien Pignon (éd. Al Manar-Alain Gorius, 2005). Fin février J’ai retrouvé, dans la maison de ma mère, à Nice, la poupée de l’enfance. Très belle, très précieuse, je n’ai jamais joué avec cette demoiselle, je ne l’ai pas nommée ni touchée. Grande, articulée, un visage en porcelaine, des yeux bleus éclatants. Pour le dernier voyage, mon père l’a enveloppée dans un linceul de papier kraft deux épaisseurs. Elle a traversé la mer, comme celle de ma sœur, sa jumelle. Je ne l’ai pas revue jusqu’à cette année 2011 où ma mère vient de mourir.
En 1975-1976, j’avais travaillé avec d’autres femmes universitaires, historiennes, philosophes, écrivaines à un numéro spécial des Temps Modernes : Petites filles en éducation, publié en 1976. J’avais écrit : Mademoiselle Lili ou l’ordre des poupées, plus tard, j’ai dirigé à Sorcières la revue de Xavière Gauthier Poupées. La poupée comme reproduction de la petite fille à éduquer, elle-même reproduction de sa mère, elle-même… J’avais étudié les traités d’éducation des 18 et 19e siècles écrits par des femmes pour les mères de petites filles, elles-mêmes mères adoptives de poupées, puisqu’une poupée est une orpheline sans nom ni prénom, sans père ni mère. Mademoiselle Lili était ainsi avec son cousin Lucien, le prototype de la petite maman idéale. Elle serait bonne épouse, bonne maîtresse de maison, bonne mère…
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Actualisation : juin 20011 |