Leïla Sebbar
Journal d’une femme à sa fenêtre (Suite 10)
Janvier - février - mars 2012



Évadées du harem, Alain Quella-Villéger enquête sur les désenchantées de Pierre Loti. Susiya, en Cisjordanie, poursuite de la colonisation israélienne. Guerlain, « la fragrance Myrrhe et Délires ». Cimetière musulman à Strasbourg. Histoires minuscules des révoltes arabes (ed. Chèvre-feuille). Publicité de l’Étudiant à Glacière. Les timbres algériens. L’immeuble d’enfance de Dalila Abidi.


Janvier 2012

J’ai lu le livre d’Alain Quella-Villéger Évadées du harem, Affaire d’État et féminisme à Constantinople (1966), (ed. André Versaille, 2011). Une belle couverture, extraite de la Une du Petit journal du 4 février 1906 : « Scandale à Constantinople. Deux jeunes musulmanes s’évadent d’un harem. » Un cahier central d’une dizaine de photographies où on voit les sœurs en yachmak blanc et tcharchaf noir, voilées, puis dévoilées lorsqu’elles sont passées à l’ouest. Les « désenchantées » amies de Pierre Loti qui les rencontre à Istanbul en 1904 et 1905. Il publie Les désenchantées en 1906. Un roman sur la condition des femmes dans l’empire ottoman à travers les mots et le destin des deux filles d’un ministre du Sultan, Zennour et Nouryé Noury Bey.

Alain Quella-Villéger mène l’enquête. En fin connaisseur de Pierre Loti dont il publie le Journal avec Bruno Vercier (ed. des Indes savantes), Pierre Loti dessinateur (ed. Bleu autour, 2009, 2010) et bientôt Pierre Loti photographe chez le même éditeur, il a suivi, en même temps que Pierre Loti, ses jeunes amies turques, Nouryé, Zennour et leurs complices, filles de l’aristocratie ottomane, instruites, cultivées, curieuses de l’agitation féministe occidentale et de la question du droit des femmes, hors des pays d’Islam.

Les sources de Quella-Villéger sont nombreuses : archives, bibliothèques, correspondances, récits, articles… Une sorte de roman policier s’écrit à mesure qu’on lit le livre avec, peut-être, davantage de curiosité que Les désenchantées de Pierre Loti et si on a lu Les désenchantées, la curiosité augmente.
Prennent vie les deux jeunes femmes, les deux sœurs, avides de vivre hors du harem, avides de liberté. Seront-elles plus heureuses là où les femmes ne sont pas enfermées, là où elles peuvent aimer, écrire, peindre, voyager… Leur destin sera très différent l’un de l’autre. Elles s’enfuient en train. On est en 1906. Direction l’Europe.

Elles rencontrent une protectrice, Renée Vivien qui vit avec une jeune femme turque Kerime, rencontrent des artistes dans le salon de Juliette Adam, dont Rodin qui fera des dessins de Nouryé.
En 1907, elles vivent à Nice dans la villa Selma, rencontrent l’Impératrice Eugénie, Rainer-Maria Rilke, Claude Farrère le turcophile… Elles rendent visite à Pierre Loti à Hendaye.

Nouryé écrit des articles pour Le Figaro littéraire, des nouvelles. Elle épouse l’aristocrate Ladislas de Rohozinski, se convertit au catholicisme, élève quatre enfants. À la mort de Ladislas, ruinée, la comtesse Rohozinska est vendeuse dans des maisons de couture. Elle est devenue citoyenne française en 1925. Elle tient une librairie et reçoit des artistes dans son salon : Félix Valloton, Renoir, Ravel, Honegger, Morand, Montherlant, des amoureux de l’Orient. Elle fait des conférences sur la Turquie. Elle meurt en 1965.

La comtesse Rohozinska repose dans le cimetière de Nice. Je demanderai à mon amie niçoise, Lucette Heller Goldenberg qui a collaboré au livre Une enfance juive en Méditerranée musulmane (ed. Bleu autour, 2012) de me dire où se trouve la tombe de Nouryé.

Quant à Zennour, on sait qu’elle a eu une fille lors de son voyage européen et qu’elle l’a abandonnée. En 1908-1909, elle vit à Londres, où elle rencontre une féministe britannique Miss Grace Ellison qi s’intéresse à la condition des femmes de harem, comme Lady Montaigu avant elle. Mais Zennour, contrairement à sa sœur Nouryé est déçue par l’Angleterre, l’Europe, la civilisation occidentale. En 1911, elle voyage en Italie, s’arrête à Venise. En 1912, elle revient à Istanbul « désenchantée de l’Occident ». Elle retrouve Pierre Loti, en femme voilée accompagnée d’une esclave noire et reçoit la féministe Grace Ellison.

Zennour se serait suicidée en 1924.

Nouryé serait l’enchantée de l’Occident et Zennour la désenchantée de l’Occident ?

Les deux sœurs ont fugué « Évadées du harem ». L’une choisit la France, elle devient française et chrétienne, l’autre revient au harem, reprend le voile, observe la religion de l’Islam.

Nouryé et Zennour, fidèles à la jeune Circassienne de Pierre Loti, Hatidje, Aziyadé, ont fait poser un grillage autour de sa tombe à Istanbul. Le grillage est-il encore en place ? On peut le vérifier avec les photographies de sa tombe prises par Fatiha Toumi et publiées dans Le Bulletin de l’Association pour la maison de Pierre Loti (« Turqueries d’été », n° 22, mai 2011).

 



Couverture du livre.




14 janvier

Un article dans Le Monde, de Laurent Zecchini. Israël poursuit son projet de colonisation de peuplement de la Cisjordanie. Un paysan palestinien, debout au milieu des objets qui lui restent après la destruction de sa tente par les bulldozers israéliens. Les villageois expulsés de Susiya sont regroupés dans des camps de toile, leurs terres confisquées, les citernes bouchées, les champs interdits de culture, surveillés par l’armée. « La zone C » est peuplée de 310 000 colons contre 150 000 Palestiniens. En Cisjordanie, un tiers des terres est enregistré et les titres de propriété datant de l’époque ottomane ne sont pas reconnus, dans l’ensemble, par Israël. Comment croire à la possibilité de la création d’un État palestinien ?

Les boutiques Guerlain proposent « Un Oriental Extravagant », la « fragrance Myrrhe et Délires ». « Envoûtante, mystérieuse, sensuelle, la myrrhe a su étonner Thierry Wasser. En lui associant des notes fruitées et tendrement épicées, un cœur floral d’iris et de rose, il l’a fait sourire et s’illuminer, composant ainsi un nouvel Oriental mythique. »

On parle des parfums comme on parle des grands vins, avec un lyrisme suranné et ridicule. Qui veut-on convaincre ?

En Islam, on dépose des branches de myrrhe près du corps purifié par les laveurs et les laveuses de morts, dans le linceul, avant la mise en terre.

7 février

En France, les 200 carrés musulmans créés dans les cimetières sont insuffisants. À Strasbourg, le premier « cimetière public musulman » vient d’être inauguré. Orientation vers La Mecque, salle d’ablutions, salle de prière. Il faudrait à terme créer un carré musulman dans chaque ville où existe une mosquée (2 000 lieux de culte en France aujourd’hui), selon les spécialistes de l’Islam.

Dans l’Algérie coloniale, il y avait un cimetière musulman, un cimetière juif, un cimetière chrétien. La création d’un cimetière musulman en France surprend. Les cimetières de la République doivent être communs à tous les citoyens, quelle que soit leur confession, ou leur absence de confession.

Pourquoi séparer ainsi (à leur demande, je suppose) les musulmans des autres citoyens ? Pourquoi avoir accepté ce compromis ? Il semble que la référence au Concordat de 1801 justifie ce choix en Alsace et en Moselle.


Un an depuis les premières révoltes arabes. Tunisie, Égypte, Yémen, Libye… Intervention intempestive et désastreuse en Libye, guerre civile au Yémen, répression féroce en Syrie, Bachar el Assad poursuit le massacre de son peuple, pas de manifestations d’opposition en Europe comme il y en eut pour le Vietnam ou la Palestine.

Wassyla Jamzali a eu l’idée d’un livre collectif : Histoires minuscules des révolutions arabes (Chèvre-feuille étoilée, Montpellier, 2012), une belle idée. Une quarantaine de textes, témoignages ou fictions, racontent l’intimité d’une révolte si longtemps attendue et vécue dans l’exaltation.

La suite de ces révoltes arabes ? On la connaît. Des élections démocratiques ont mis en place des gouvernements islamistes. C’est la volonté des peuples électeurs, il faut l’admettre et poursuivre la lutte pour les valeurs à défendre encore, côté femmes… Pas seulement.

Métro Glacière. Une publicité de L’Étudiant « Les jeunes ont de l’avenir ». L’écrivain ressemble à Amélie Nothomb.

 

Métro Glacière, publicité, février 2012 (coll. part.).


Mars 2012

Eliette Loup Hadjeres m’envoie fidèlement des timbres d’Algérie. Mes préférences, les plantes et les bêtes, les moutons des Hauts Plateaux où je devais aller avec Abdelkader Djeghloul pour rencontrer un éleveur de moutons et voir des tisserandes. Cela n’aura pas lieu avec Abdelkader. Un jour avec Nora ?



Dalila Abidi que j’ai rencontrée à Dijon est retournée sur les lieux de son enfance. Elle a photographié l’état de son immeuble en destruction. Sa fille a fait un dessin. Dalila raconte.

« La Pépinière, février 2012.

Je n’étais pas à ton chevet quand tu es partie.

Mais je suis là aujourd’hui au chevet de notre maison qui agonise.

Je suis là pour résister aux grues dévastatrices, je suis là pour leur prouver que le souvenir survit à la pierre qui tombe. Je suis là pour que notre histoire ne soit pas emportée dans les gravats.

Pourtant rien n’y fait. Rien de ce que j’attends ne se produit : du spectacle de ces lieux dévastés ne surgit aucune émotion, aucun pincement. Je demeure fermée au monde qui s’écroule devant moi.

Rien n’y fait. Je reste là, longtemps, hagarde, l’esprit embrumé par des ruines qui refusent de me parler.

Il faudra du temps avant que je ne m’extirpe de cette confusion, de troublantes images commencent à défiler dans ma tête : ma mémoire sort de sa torpeur. Les souvenirs qui me viennent m’éloignent de ces ruines, et me projettent en un temps où je n’existais pas, un temps qui m’est parvenu par ta parole maintes fois répétée.

Comme sous le coup d’un balancier, voici ma mémoire qui bascule depuis les vestiges de notre ultime logis aux heures de notre première demeure, soixante ans plus tôt.

Ce souvenir ne m’appartient pas. Et pourtant des images précises m’habitent, comme les réminiscences d’un passé que je n’ai pas vécu.

Je n’y étais pas. Pas encore. Je suis arrivée huit ans plus tard. Les lieux, les circonstances, les personnes, je ne les ai pas connus.

Le plateau d’Antully se situe aux portes du massif du Morvan, il en présente déjà les caractéristiques : des forêts à perte de vue, extrêmement denses, où se côtoient des arbres élevés et variés. Son altitude lui permet d’émerger de l’épais brouillard qui, l’hiver, s’abat durablement sur la région. Traversé par une large route qui relie les deux villes les plus proches, telle une saignée dans la terre boisée, le plateau reste un endroit désert, parsemé ici et là de quelques hameaux.

J’ignore comment mes parents sont venus s’installer sur ces terres. L’habitat relève de la masure : de l’électricité certes mais pas d’eau courante. Une humidité tenace coule le long des murs malgré le poêle à bois qui chauffe à grands feux.

Les premiers commerces se trouvent à une dizaine de kilomètres, pour s’y rendre pas d’autre itinéraire que celui proposé par la route nationale. Il faut marcher longtemps sur le bitume, prendre soin de bien serrer à droite sans toutefois tomber dans la rigole imbibée d’eaux diverses. La poussette accueille un enfant de quelques mois, emmitouflé dans de lourdes couvertures. Agrippé fébrilement à l’un des montants de l’habitacle, un petit garçon trottine à côté, peinant à suivre le pas déterminé de sa mère. Difficile de deviner à l’allure dynamique de celle-ci qu’un autre enfant s’apprête à rejoindre la fratrie. Difficile aussi d’imaginer que cette femme n’a pas encore atteint ses vingt ans.

Cependant ni la désolation des lieux, ni la précarité du logis, ni même la solitude entretenue par une totale méconnaissance de la langue, ne seront de taille à la décourager. Car aucun regret ne l’habite, aucune nostalgie.

De sa terre natale, elle n’a emporté qu’un souvenir, le seul qui ait survécu à l’exil : c’est le souvenir d’une petite motte de terre perdue au milieu de beaucoup d’autres, c’est le souvenir de la tombe de sa fille aînée. Morte à cause de conditions de vie encore plus déplorables que celles de sa masure du plateau d’Antully. »

 

 


 

 

Actualisation : mai 2012