Leïla Sebbar
Journal d’une femme à sa fenêtre
(suite 12)
Avril, mai, juin 2012

 

Tunis résiste avec le livre. La couturière ambulante. Luc Thiébaut et l’Algérie à Dijon (maisondelamediterranee.com). Au café L’alouette, rue du Chant de l’alouette. Pub obscène dans le métro. Nyons, Une enfance juive en Méditerranée musulmane. À Buis-les-Baronnies, le texte en arabe par Samira Elkadiri. La France brade son patrimoine. Villeneuve-sur-Lot, la France des rivières, aquarelles de Sébastien Pignon. Lyon, rencontre sur le retour impossible. Villeurbanne, agression antisémite. Le Giaour de Lord Byron, 1813, un poème oriental.



14 avril 2012

Nicolas Sarkozy, à Perpignan, déclare l’État responsable dans l’abandon des harkis en juillet 1962.


26 avril

Depuis Genève, Mounira Khémir, qui a collaboré à Enfances tunisiennes (Elyzad 2010), un recueil de récits inédits coordonné par Sophie Bessis et moi-même, me raconte dans une lettre (je reçois des lettres parce que je n’ai pas de mail) que des hommes et des femmes se sont retrouvés sur l’avenue Bourguiba à Tunis avec un livre « Tunis lit », « Tunis à livres ouverts », le livre comme arme de résistance.


Fin avril

On ne dit plus « En Province » mais « En Région ». Donc en région, l’image montre une jeune femme couturière ambulante. Elle a acheté un camion équipé en atelier de couture mobile. Sur place, en « zone rurale » dans les villages, sur les marchés, elle travaille pour des clientes de passage, prend des commandes et se rend à domicile pour faire la couturière. J’écrirai un jour une nouvelle sur cette couturière nomade.


Début mai

Luc Thiébaut, de Dijon, m’envoie (par le mail de D), à cause du mail je n’ai pas les délicieux papiers d’orange en mains, je ne les entends pas murmurer finement, Luc Thiébaut donc m’envoie des papiers d’orange qu’il collectionne. Il est pris de la même folie que moi. Il travaille à une exposition et un film « À chacun son Algérie : les Dijonnais d’aujourd’hui et l’Algérie de 1954 à 1962 ». Peut-être Dalila Abidi travaille-t-elle avec lui ? Il travaille aussi sur Messai Hadj à Belle-Île.

 




Papiers d’orange, Luc Thiébaut

 

Sur le trottoir de la rue Vergniaud en lettres géantes mauves :


FIS
de
PUTE


(On sait que le FIS en Algérie désignait le Front Islamique du Salut dans les années 90.) Peut-être l’écrivant ne connaît-il pas l’orthographe exacte du mot FILS ?

Au café L’alouette, un homme, une femme. Elle porte une perruque blonde, 50 ans, lui, le visage rouge, 55 ans. Elle lui fait la cour. Ils se rencontrent pour la première fois ? Les sites qui ont remplacé les agences matrimoniales font de ces miracles. Elle lui parle d’un livre de poche (je ne vois pas le titre, trop loin du comptoir où je me trouve) qu’elle est en train de lire :

« C’est écrit gros, c’est petit, ça se met dans la poche, c’est génial… »

Elle lui demande s’il est libre, le soir, pour dîner. Il répond qu’il suit un régime.

La jeune servante blonde (une fille de l’Est ?) arrive. Il est midi. Mehdi, le patron, n’excuse pas les retards. Grande, belle fille, le gros cuisinier la frôle dans le couloir vers le restaurant. Mehdi à une cliente « Bon weeks » (prononcer wix) « les jeunes disent comme ça, moi aussi ».


14 mai


Métro Pasteur à Paris.

Une affiche « Nous aimons choisir avec qui on s’envoie en l’air », les mots d’un couple sexagénaire. Publicité pour Liligo.com, une ligne aérienne « C’est bon de trouver le bon vol ». Les publicitaires sont dressés à tout sexualiser, voitures, bêtes, nourriture…


18 au 18 mai

À Nyons avec Marcel Benabou et Yves Turquier pour parler de Une enfance juive en Méditerranée musulmane, au salon du livre avec Fabienne Anglaret. Une rencontre passionnante. Yves Turquier a aussi projeté son film sur les Juifs libanais en diaspora.

Je suis allée à Buis-les-Baronnies. Marcel Benabou m’accompagnait. Une rencontre littéraire dans la bibliothèque du village. Surprise. Une jeune femme portant le hijeb, assise au premier rang, s’est mise à lire en arabe, un extrait de L’arabe comme un chant secret. Marcel entendait, souriant, des mots de son enfance marocaine et moi, de mon enfance algérienne. Samira Elkadiri avait traduit ce passage. Marocaine, elle est professeur d’arabe. J’aurais aimé l’entendre, encore et encore. Je n’ai pas osé le lui demander. Elle m’enverra la traduction papier et le texte lu sur DVD. Lumière de la journée.


Texte en arabe

 

Dans le train du retour, j’ai vu les champs d’oliviers de Nyons. Dans la ville, des moulins pour l’huile d’olive. Une petite bouteille d’huile, cadeau de Nyons, j’aurais pu la boire comme du miel, me rappelant l’histoire de cette femme kabyle en exil dans le béton des banlieues, et qui buvait à la bouteille l’huile d’olive de son village.


21 mai

Des villages français abandonnés se vendent aux enchères à de riches Américains, Coréens, Émirati, Chinois… Les Chinois achètent des vignobles du Bordelais, du Val-de-Loire de la Vallée du Rhône, 30 domaines en 2012 dit le journal Le Monde. La France brade pour couvrir ses faillites. Comme les Africains, elle cède à l’impérialisme économique chinois.


27 mai

Villeneuve-sur-Lot où j’étais allée pour Bias, le camp de harkis et Sainte-Livrade, le camp des réfugiés indochinois (Voyage en Algéries autour de ma chambre, Bleu autour) Salon du livre dans les beaux Haras Nationaux qui vont être vendus.

Je n’ai rien vu à Villeneuve-sur-Lot, ce dimanche matin. Sinon la basilique rouge Sainte-Catherine, des sanisettes en face et une femme en carton décapitée. Mais j’ai vu le Lot, la belle rivière et le pont au bout de la ville. J’aime la France des rivières.

 



La rivière l’Agout en France. 2012. Sébastien Pignon (droits réservés).


Début juin

Dans le train Lyon-Paris, après une rencontre littéraire organisée par Fatiha Toumi dans une médiathèque de Lyon sur Le retour impossible en Algérie, avec Alain Vircondelet, Albert Bensoussan, Dalila Kerchouche. Dans la grande salle, les photos d’Algériennes 1961 de Marc Garanger. Il était là quelques jours avant. Une rencontre passionnée pour nous, entre bonheur et tragique.
Dans le train. Une femme blonde, grands yeux bleus, bouche d’ogresse s’agite, change de place pour s’asseoir en face d’un jeune homme calme, il allait s’endormir. Elle le sollicite pour résoudre un problème d’ordinateur. Il s’exécute. Ça marche. Il tapote son smartphone, elle se maquille. Sur sa grande bouche rouge elle passe et repasse un Coton-Tige. Il la regarde. Elle se regarde dans l’écran-miroir. Croise et décroise ses jambes. Il la regarde. Elle clique. Il s’endort. Elle visse la musique dans ses oreilles. Elle se lève, sourit à ceux qui la regardent, prend son sac Vuitton, revient, le jeune homme dort. Sur l’écran une femme en fourreau noir qui lui ressemble, monte et descend les marches rouges du festival de Cannes. C’est elle ? Au téléphone, arrivée en gare « C’est maman, tu m’attends ? J’arrive. »


2 juin

Syndrome Merah ? À Villeurbanne, agression de trois jeunes juifs portant kippa. Ils se dirigeaient vers une école juive. Ils sont blessés à coups de barres de fer et de marteau par des jeunes de la cité, de jeunes Arabes qui répètent des gestes de haine antisémite. Recrudescence des actes antisémites après l’affaire Merah. J’aimerais présenter à Villeurbanne Une enfance juive en Méditerranée musulmane (Bleu autour 2012) pour que les jeunes juifs et musulmans puissent se parler à travers des histoires et une Histoire qu’ils découvriraient ainsi, ils réfléchiraient ensemble.


Mi-juin

Je lis, grâce aux recherches de Fabienne Olive, la libraire des Oiseaux rares, rue Vulpian (13e), un texte de Lord Byron : Le Giaour « fragments d’une nouvelle turque », poème narratif de 1813, que je découvre (un peu tard). Un conte oriental romantique où je lis des échos de Jérusalem délivrée du Tasse, amours impossibles entre une musulmane et un chrétien, et Aziyadé de Loti. Amours tragiques du Giaour (l’infidèle, le chrétien en turc) et de Leïla, l’esclave circacienne de l’Émir turc Hassan. Leïla se déguise en garçon, fait une fugue pour rejoindre son amant. Son corps est jeté dans les flots, le Giaour tue l’Émir et meurt de chagrin. Le texte aura une prospérité jusqu’à Delacroix. Et Loti ? Loti a-t-il lu Le Giaour ?

 

 

Actualisation : juillet 2012