Leïla Sebbar
Journal d’une femme à sa fenêtre
(suite 13)
Juin, juillet 2012

 

Avec D. Rimbaud à Charleville-Mézières. La vallée de la Meuse. Longwy. Thionville. Hayange. Knutange. Les kebabs. Jeanne d’Arc à Vaucouleurs « Monument en exil ». Domrémy. Juillet Place Tahir, les viols. La femme adultère assassinée en Afghanistan. Les mausolées détruits à Tombouctou. Les Koubbas de Nora Aceval.



Juin 2012

23 juin


Avec D. à Charleville-Mézières.

Avant la ville de Rimbaud, sur une butte, Woinic, un sanglier colossal (1983-1993) du sculpteur Eric Sléziak, ancien métallurgiste. Hommage à la métallurgie, « au courage, à la force des Ardennais ». Les voleurs de métal auraient dans leur trésor 50 tonnes de métal…

Rimbaud, qu’aurait-il pensé du « plus grand sanglier du monde » ? Symbole d’un pays natal qu’il n’a pas aimé.

Dans la ville même, des signes dérisoires rappellent le poète, produits dérivés, appropriation populaire « L’assiette d’Arthur », « Le dormeur du Val, hôtel », « Rimbaud coiffure », une librairie « Rimbaud » sur le point de fermer, dans la rue de sa maison natale, face à la Meuse et à l’ancien moulin, un night-club « baby-bar » désaffecté semble-t-il, sur le manège ancien de la place ducale, le portrait du poète.
On aurait aimé lire sur tous les murs de la ville, des poèmes de Rimbaud.

Dans le cimetière, la tombe du poète blanche, simple. À l’entrée, une sculpture étrange, sur une boîte à lettres des PTT, jaune, POSTES, le visage de Rimbaud, au milieu de deux ailerons. En forme de soleil ? Allusion aux lettres du fils à sa mère à Charleville-Mézières ? Lettres d’Aden et d’Abyssinie, loin, si loin… Le carré militaire, tombes décorées de la guerre de 14-18, entretenues par le Souvenir Français médaillon tricolore. Sur l’une d’elles, une croix avec le Christ crucifié, rare sur une tombe militaire.

Charleville-Mézières, juin 2012.


Charleville-Mézières, juin 2012.


Charleville-Mézières, juin 2012.


Charleville-Mézières, juin 2012.



24 juin

La vallée de la Meuse. Avec D.


À Montmédy, une coopérative agricole de la Meuse, comme je les aime. J’ai entendu dire sur France 2 que 50 exploitations agricoles disparaissent chaque jour… Alors que la demande alimentaire augmente, on ne protège pas les paysans. On vendra les terres et on importera de la main-d’œuvre bon marché ? Mauvaise gouvernance de l’Europe, de la France. Aujourd’hui, on ne dit plus « paysan » mais « chef d’exploitation agricole »…

Longwy. J’y étais allée pour le journal histoires d’elles dans les années soixante-dix. Déjà la fin des hauts fourneaux. Aujourd’hui Longwy est sinistré comme toutes les petites villes de la vallée. Commerces fermés dans Longwy-le-bas. « Médine Kebab », « Snack Cappadoce » comme près de Charleville. « Marmara Kebab ». Des kebabs dans toutes les petites villes de France, plus nombreux que les pizzerias, les couscous ou les traiteurs asiatiques. Longwy-le-haut, les cloches sonnent, un mariage. En face du longwy palace dans le parc municipal, un mariage arabe. La mariée en robe blanche, les femmes de la famille en hijeb blanc ou noir. Les petites filles portent des robes de princesse. Musique à fond dans les voitures. Non loin du parc, une statue de Jeanne d’Arc.

 


Longwy (Lorraine), juin 2012.


Longwy (Lorraine), juin 2012.

Thionville. Vide-greniers dans le centre-ville. Un vieil homme vend un album : Les belles images de la vache qui rit, Années 1931-1932, 2e volume, six vignettes par page. Enfant, le vendeur a dû manger beaucoup de triangles de ce fromage mou, pour compléter son album. Plusieurs chapitres : L’exposition coloniale (Musée des Colonies, le restaurant de l’Indochine, Section tunisienne, Le Marabout et le minaret…), Les grands travaux français (les phares du Mont-Valérien, le viaduc de Viaur, Fromageries Bel – Usines de la « Vache qui rit », Pont de Plougastel…) ; La France pittoresque, L’Alsace (Strasbourg – Nid de cigognes, Ballon d’Alsace – La vallée de Bussang…) ; La Franche-Comté (La Loue à Ornans. Le saut du Doubs, Morez – Les Viaducs…) ; Les colonies françaises. L’Afrique du Nord (Séfrou – Laveuses juives dans l’Oued, Gorges de la Chiffa, Alger – La grande mosquée, Ouarzazat – La Casbah…) ; La Belgique (Bruges – Le Palais du Franc, Dinant – Citadelle et Meuse, Gand – Le château des Comtes) ; Les champions sportifs 1930-1931 (Maryse Bastié – Aviation, Ch. Pelissier – Cyclisme, Mlle Godard – Natation, Auvergne – Course à pied) ; Les grandes équipes sportives ; Les artistes de cinéma (St. Granier, Joséphine Baker, Greta Garbo, Gaby Morlay…). Un bel inventaire de ces années 30, 31, 32, à travers exploits, héros, héroïnes et colonies françaises, les enfants s’instruisaient aussi à l’image. Je n’ai jamais aimé la Vache qui rit, le fromage, la vache rouge, je la trouvais drôle mais je n’ai pas collectionné les vignettes.

 

A A Thionville avec D., 24 juin 2012, vide-greniers.

Hayange. Les squelettes rouillés des hauts fourneaux. Commerces fermés « Paris Couture », « Le café de la Poste », il reste « Ania Beauté » et « Syracuse club privé ». L’immense usine tata, fermée comme une citadelle. Des maisons de coron avec des jardins à l’arrière.


Knutange. Remotel, Hôtel Restaurant. Le patron collectionne les petites bouteilles d’alcool et les capsules. Les murs du café sont tapissés de ces objets limonadiers. C’est comme une installation artistique. D. prend des photos avec le numérique. S’il les retrouve un jour…
Au cimetière, la tombe d’un enfant musulman, une petite Rihanna. Un chameau en peluche, un cœur blanc, un bol pour les oiseaux.

Dans les toilettes des cafés de la place, une bouteille d’eau pour la toilette intime, une coutume musulmane adoptée dans ces cafés tenus par des Français. Dans le marché, beaucoup de femmes arabes et turques en famille.


25 juin

Metz. « Kebab chez Baba ». « Snack Cappadoce ». « Snack Anatolie ».
Pont-à-Mousson. « Snack Turkey » à côté du Bar-Tabac « La Gauloise ».

Vaucouleurs
Sur la place de l’hôtel de ville, la statue de Jeanne d’Arc, « monument en exil » comme l’écrit Amato dans son livre sur les monuments transférés d’Algérie en France après 1962. Le 5 juillet 1962, les Algériens défilent à Alger dans la joie de la libération. On voile la statue de Jeanne d’Arc… Jeanne à cheval retrouve Vaucouleurs d’où elle part en février 1429 par la porte de France. « Va-t’en pour toi » a dit Dieu à Abraham, rappelle Rosie Pinhas-Delpuech dans son texte sur le pays natal (Le pays natal, collectif, éd. Elyzad, 2013).

Sur le socle, on peut lire :
« Statue érigée à Alger en 1951
mutilée en 1962
réparée par les soins
du Syndicat d’initiative
de Vaucouleurs
inaugurée le 8 mai 1966. »

Dans la petite ville, comme à Charleville-Mézières pour Rimbaud, des produits dérivés : Boulangerie Tommasi : « Jeannettes de Vaucouleurs véritables spécialités de la ville », restaurant « Au palais de Jeanne », « Jeanne Optic » Hôtel « Jeanne d’Arc »…



Vaucouleurs, juin 2012.


Domrémy
La maison de Jeanne d’Arc. Le jardin de son père où elle entend des voix pour la première fois. Les prés, une rivière, une ferme.

Sur le pont de la Meuse, une plaque commémo-rative :
Aux treize jeunes soldats
du 306e RI
tombés le 18 juin 1940

Photo 12 : Domrémy, juin 2012.


Domrémy, juin 2012.

 


Juillet 2012

Début juillet


Place Tahir, au Caire. Violences contre les femmes au cours d’une manifestation. Vils collectifs par doigts. La loi égyptienne ne considère pas ces agressions sexuelles comme des viols. Pas d’enquête.
En Afghanistan une femme adultère assassinée publiquement par un homme qui tire deux fois sur elle à bout portant. C’est filmé.
Toujours cette peur des femmes dans le monde musulman. Enjeu politique majeur, les femmes qui se libèrent sont la cible principale de ceux qui défendent les privilèges du patriarcat. Les révoltes arabes ont donné un espoir aux femmes, les gouvernements à dominante islamiste compromettent les chances d’un état de droit.
À Tombouctou, les salafistes maliens imposent la loi islamique, détruisent des mausolées séculaires, patrimoine mondial que le gouvernement malien n’a pas su protéger. On se rappelle la disparition violente des Bouddhas en Afghanistan, fracassés par les Talibans.
En Algérie, durant les années quatre-vingt-dix, les islamistes ont détruit des mausolées des Hauts Plateaux, le GIA plaçait des bombes dans les koubbas, châtiant ainsi la superstition populaire. Nora Aceval, qui m’envoie des photos de koubbas autour de Tiaret, me dit que les mausolées ont été reconstruits par le peuple des Plateaux. Mon seul désir algérien, aller sur les routes de la steppe, avec Nora et son fils Mustapha, d’un mausolée à l’autre avec l’histoire de chacun.
Photo 14 : Vue de Sidi Rabeh, juin 2012 (photo Nora Aceval).



Le Saint qui exauce les vœux, printemps 2012 (photo Nora Aceval).


Marabout de Sidi Rabeh, juin 2012, Hauts Plateaux (photo Nora Aceval).


Koubbas sur la route d’Oran, 2011 (photo Nora Aceval).


Actualisation : avril 2013