Leïla Sebbar
Journal d’une femme à sa fenêtre
(suite 14)
Août, septembre 2012

 

Avec D. George Sand à Gargilesse. « La villa Algira ». Eguzon dans le Berry. L’expresso, café multiservices. Géographie coloniale. Chinon « Jeanne d’Arc s’affiche ». La brocante de Creyssac en Dordogne. Massacres en Syrie. Chantal Chawaf. La brioche du « Moulin de Verteuil » au bord de la Charente. Aube dans l’Orne, la comtesse de Ségur. Louis Veillot Les Français d’Algérie (1845, Tours).



20 août


Avec D. à Gargilesse, dans le Berry. La maison de George Sand offerte par son amant Manceau. Une jolie maison simple, « un paradis terrestre » écrit George Sand. La rivière Creuse coule au pied du village. Au café-tabac, George Sand, ses yeux d’Orient sur toutes les cartes postales. Et bien sûr, Le George Sand restaurant-café. On trouve encore des enveloppes illustrées, villes et provinces de France. Je pense au prochain livre : Le pays de ma mère, voyage en Frances où j’aimerais, pêle-mêle, figer à l’image les vestiges de la France qui n’est pas Paris, fétichisme d’une France qui disparaît, paysages que les paysans ne façonneront plus, la mondialisation les aura ruinés avec la complicité de l’Europe libérale et la finance internationale.

Les rivières seront-elles asséchées, mon père les aimait tant, les champs retournés à la friche, les étables vides… vision d’apocalypse qui me hante à chaque annonce de fermeture d’entreprise, de chantier, d’exploitation agricole. On trouve toujours et partout des hommes et des femmes et des enfants qui travaillent comme des esclaves. On dit « pays émergents ».

La maison de Gargilesse s’appelle « Villa Algira », du nom d’un papillon exotique originaire d’Alger. Avec son fils Maurice, George Sand collectionne papillons, coléoptères, minéraux… Elle a écrit : Promenades autour d’un village.

En vente à la ferme près du village sur la route du lac d’Eguzon : « Le Gargilesse pur chèvre fermier », « Le fromage blanc de Gargilesse », « Le mini-Gargilesse spécial chèvre chaud »…

À Eguzon, vers Bellac sur la place, L’Expresso, Tabac PMU Bar Presse Cadeaux Souvenirs. J’achète deux cartes postales brodées de femmes en habits traditionnels du Berry. Je poursuis ainsi mon voyage dans les années d’enfance de ma mère et de la mère de la mère.

L’Expresso « Point multiservices ». Le petit commerce est à l’agonie, les grandes surfaces à la périphérie des petites villes le ruinent, on se plaint partout, mais on court vers ces monstres commerciaux, ogres au quotidien. L’Expresso affiche :

Fax E-mails
Informatique et Internet
Retrait d’argent
Relais Petites Annonces
Commande de livres
Cartes téléphoniques
Dépôt photos
Dépôt pressing
Carterie
Cartes de pêche-chasse
Services postaux
Livraison à domicile

C’est comme un poème de la vie au jour le jour.

Brocantes de l’été en France. D. m’attend patiemment journal ou smartphone à la main dans un café sinon dans la voiture où il écoute Schubert. Cette fois, une série de cartes comme les cartes de géographie de l’enfance, dessins en couleurs, Algérie, les trois départements, le Maroc, la Corse (j’ai envoyé la Tunisie à Sophie Bessis) les femmes portent le costume traditionnel (au dos des cartes « Imprimé en France. 1942 »).


Corse


Constantine et Alger

Oran et Maroc


21 août

Chinon (Indre-et-Loire). Dans la forteresse royale une exposition : « Jeanne d’Arc, s’affiche ». Jeanne d’Arc, emblème de la IIIe République, du patriotisme des Poilus, du régime de Vichy en 1941 et des Alliés… En 1920, le deuxième dimanche de mai voté journée de fête nationale en l’honneur de Jeanne d’Arc. Le dimanche 11 mai 2013, quelques militants du Front national autour de la statue de Jeanne d’Arc sous les huées des femen seins nus. Le fait est passé inaperçu. Chaque année depuis 1430, Orléans, ville johannique, célèbre son héroïne libératrice. En 1939, une comédienne juive Ida Rubinstein interprète Jeanne d’Arc dans Jeanne au bûcher à Orléans. Protestation antisémite de l’extrême-droite.

À 65 ans, Sarah Bernhardt incarne Jeanne d’Arc. On est en 1909.

Films, sculptures, pièces de théâtre jusqu’au film de Besson en 1998. Jeanne est là.

Jean Seberg a 17 ans lorsqu’elle interprète Sainte Jeanne d’Arc de Otto Preminger en 1957. Jean-Luc Godard l’a-t-il choisie, alors, pour la jeune Américaine de À bout de souffle ? Quant aux publicités, elles n’ont pas cessé jusqu’au début du xxe siècle. De belles affiches à l’exposition de Chinon qui annoncent le siècle de la consommation et de la publicité : Lessive benzine « détache tout sans auréole » savon… (pureté, blancheur…), essence « pour mettre le feu il n’y a pas mieux » (le bûcher), les cafés (force, pureté, arôme) sans compter les spécialités régionales françaises, sardines, camembert, « brie de luxe », son effigie sur les sacs de semences en jute, crème de pucelle (une peau douce), « À la bienheureuse » lin extra Jeanne en Robe de lin sur la cuirasse…

Des livres pour enfants que je n’ai pas trouvés à L’heure joyeuse à Paris, la bibliothèque historique de livres pour la jeunesse de Françoise Lévêque pour le chapitre Jeanne d’Arc dans Le pays de ma mère (à paraître en octobre 2013 aux éditions Bleu autour)

26 août

À Creyssac, près de Boudeilles (Dordogne). Dans les prés une brocante. C’est dimanche. Des cartes postales de Nice colorisées. Je ne reviendrai pas à Nice. La ville d’adoption de mes père et mère après l’Algérie. Mon père voulait la mer. De Nice, je n’ai rien vu.

La chèvre de Monsieur Seguin, Hachette bibliothèque rose 1963. La chèvre fugueuse comme Boucle d’Or, Blanche-neige et curieuse comme les femmes de Barbe Bleue, découvrir ainsi le monde interdit. J’ai lu La chèvre de Monsieur Seguin à Lucien Igor Suleïman. Il a dit « C’est trop triste. »


La chèvre de Monsieur Seguin

Contre l’église, un calvaire monuments aux morts pour la France 14-18 « Souvenez-vous ». En Bretagne les monuments aux morts sont souvent dans le périmètre de l’église. Ce calvaire dédié aux soldats morts est exceptionnel.

À Deraya, en Syrie, massacre des civils. 320 corps enveloppés du linceul blanc. Sur les corps des enfants des branches de vigne. Une guerre civile qui se poursuit, cynique, cruelle, destructrice, dont le véritable mobile m’échappe. Assassiner délibérément son peuple pour garder le pouvoir d’un clan sur les autres. Quel est le projet de Bachar el-Assad qui pourrait négocier pour un gouvernement d’alliance. Je pense à mon amie Chantal Chawaf. Elle a vécu sept ans en Syrie, avec son mari syrien. Elle vient de publier un récit : Syria, le désert d’une passion (éd. Ixcéa, 2012) où elle raconte ses déambulations dans la ville de Damas. Elle écrit : « J’avais vingt et un ans, je venais dépérir en Orient où le danger me rattraperait comme s’il nous attendait depuis le premier instant de notre mise au monde. »


29 août

Retour à Paris.

La brioche du « Moulin de Verteuil » au bord de la Charente à Verteuil-sur-Charente, près de Ruffec. Les photos que D. prend avec l’appareil numérique sont des photos perdues pour moi. Accès difficile, énergie pour les repérer au milieu de centaines, puis… Je reviens toujours au jetable argentique, fidèle, efficace, pas moins bon pour des photos-témoins, que le numérique.

Aube, dans l’Orne, basse Normandie. La comtesse de Ségur. Le musée, la promenade des bords de la Risle jusqu’à la Grosse Forge. D. indifférent à la comtesse. Il lisait Signes de piste quand je lisais Les petites filles modèles, Les malheurs de Sophie à Aïcha et Fatima dans l’école de mon père à Hennaya près de Tlemcen, Le général Dourakine, L’auberge de l’ange gardien et puis Les patins d’argent, Les quatre filles du docteur March, Le dernier des Mohicans… Les livres de mon frère, les miens et ceux de mes deux sœurs, la liste est longue. Je les retrouve au hasard des brochants et bien sûr je les achète et ils encombrent mes bibliothèques.

Louis Veuillot (1813-1883), journaliste et homme de lettres est l’ami de la comtesse. Brigitte Lane, une amie, professeur à l’université de Tufts à Boston, m’a offert un livre de Louis Veuillot publié en 1845 à Tours, Les Français d’Algérie. Souvenirs d’un voyage fait en 1841, avec de belles vignettes, l’une d’elles représente Abd-el-Kader à cheval. Louis Veuillot écrit un long portait de l’Émir, savant, pieux, fin stratège, toujours en campagne contre les tribus ennemies dont celle d’El-Bordj, généreux avec les prisonniers chrétiens, intraitable avec les tribus alliées des Français. Il se bat au nom de Dieu, invoquant le Coran, contre l’occupant chrétien pour libérer son peuple et l’Islam. Louis Veuillot, fervent catholique, prédit la fin de l’islamisme et avec la victoire de Bugeaud sur l’Émir la fin de la foi musulmane en Algérie.

Un siècle et demi plus tard, à la faveur des révoltes arabes, l’islamisme revient, triomphant… Pas seulement dans les pays du monde arabe.

 

Actualisation : june 2013