Leïla Sebbar
Journal d'une femme à sa fenêtre, Suite 15
(Septembre, octobre 2012)
Islamophobie. Les Femen. Tréguier (Côtes d’Armor). Salon du livre avec Patrice, Deniz, Rosie, Albert de Cuziat, natif de Tréguier, patron de bordel pour hommes à Paris, modèle de Jupien dans le roman de Proust. Nourrices bretonnes, nourrices africaines. Les religieuses des Hauts Plateaux algériens, de Marie-Hélène Puiffe. Marabouts.
6 septembre
Après l’affaire Merah, meurtrier au nom de l’Islam (Toulouse-Montauban, mars 2012), les actes islamophobes se multiplient. Déjà, début août, devant la mosquée Salam à Montauban (où deux jeunes militaires ont été assassinés par Merah), deux têtes de cochon sont exposées et du sang répandu. À nouveau, cette fois, les portes de la grande mosquée de Limoges sont profanées avec des excréments, le 13 septembre.
Dans la semaine du 16 au 20 septembre des dessins qui insultent l’Islam et le Prophète dans le journal Charlie Hebdo, qui récidive au nom de la liberté d’expression. On voit Mahomet en prière, cul nu, testicules qui pendent, des étoiles autour du trou du cul.
Les FEMEN, groupe de femmes ukrainiennes féministes exilées à Paris, ont trouvé refuge au « Lavoir moderne ». Elles préparent leurs actions médiatiques, chaque fois médiatisées (jusqu’à quand ?) parce qu’elles s’exposent les seins nus avec slogans sur la poitrine. Elles disent se battre contre le patriarcat, la dictature, la religion, pour la laïcité et la liberté. Contraintes à l’exil, elles comptent sur les médias, les réseaux sociaux pour populariser leur lutte dans le monde.
Je les trouve audacieuses, inventives, leurs actions seront-elles efficaces dans les pays qui répriment les femmes ?
Le 30 septembre
À Tréguier dans les Côtes d’Armor pour des rencontres littéraires avec Rosie, Deniz, Patrice. J’aime ces côtes de la mer atlantique, les pins maritimes tourmentés, la lande qui rappelle les romans des sœurs Brontë, les phares et les maisons, leur force dans la tempête.
Tréguier est la ville natale d’Ernest Renan. Sur la place, une statue imposante, un texte gravé : « On ne fait de grandes choses qu’avec la science et la vertu. La foi qu’on a eue ne doit jamais être une chaîne. L’homme fait la beauté de ce qu’il aime et la sainteté de ce qu’il croit. »
Un autre natif de Tréguier (1881-1938), Albert de Cuziat. Fils de paysan, il quitte Tréguier à 16 ans pour Paris, comme tant de Bretons et de Bretonnes (placées dans des familles parisiennes « petites bonnes » ou nourrices). Aujourd’hui en France, à Paris en particulier, les nourrices sont africaines en majorité, descendantes des colonies. Je les vois tous les jours dans la rue avec deux ou trois enfants français, elles téléphonent dans leur langue, longuement, les enfants entendent l’accent, les accents de l’Afrique, elles ne chantent pas de berceuses, elles parlent à voix forte. Est-ce que les nourrices bretonnes parlaient ainsi, assises sur les bancs des parcs, comme on les voit sur les images d’archives, dans la langue celte des aïeux ? J’ai parlé des femmes et des hommes de service africains dans des nouvelles de L’habit vert (T. Magnier) le personnel municipal de la voirie à Paris porte un habit vert, hommes et femmes. Il y a de moins en moins d’Africains de la première génération, il faut passer un examen ! Albert de Cuziat, raconte le journal Libération, arrive à Paris avec recommandations du curé. Premier valet de pied d’un prince polonais, il comprend vite que c’est l’intimité sexuelle qui peut, seule, abolir la distance entre un « grand seigneur et un petit paysan » comme le dit Nicole Canet à propos de son exposition rue Chabanais, à Paris, « Au bonheur du jour » et le livre qu’elle publie : Hôtels garnis, garçons de joie, prostitution masculine : lieux et fantasmes à Paris de 1860 à 1960. J’apprends ainsi que le fils de paysan de Tréguier deviendra entremetteur, giton, propriétaire en 1913 avec le soutien de Marcel Proust d’un établissement de bains puis en 1917 de l’hôtel Marigny, un bordel pour hommes avec l’aide de son ami Marcel Proust qui lui offre une partie du mobilier de ses parents… On retrouve Albert de Cuziat dans À la recherche du temps perdu, sous les traits de Jupien, lui-même entremetteur et patron de bordel grâce au baron de Charlus. Pas de statue d’Albert de Cuziat à Tréguier.
Dimanche matin à Tréguier personne, sinon des hommes qui sortent des boulangeries avec baguettes et boîtes de pâtisseries. Les cafés ouvrent tard. Le cimetière ne ferme pas. Comme toujours, je cherche le carré militaire du Souvenir français, une seule tombe musulmane, un carré allemand. Au fond du cimetière, un vaste carré d’enfants. Je pense aux lieds de Gustav Mahler chantés par Kathleen Ferrier pour les enfants morts. Une tombe balibar, mari et femme morts le même jour. On me dit que Jeanne Balibar aurait aimé acheter la belle maison d’hôte où nous avons dormi, au centre de Tréguier.
Dans le cloître de la basilique, des gisants du Moyen Âge en pierre dure, hommes de guerre, hommes d’église, ils sont treize, une seule femme, qui est-elle ?
J’en parle dans le chapitre Les gisants du livre auquel je travaille et qui sera publié à l’automne 2013, après le côté de mon père, le côté de ma mère : Le pays de ma mère. Voyage en Frances (Bleu autour).
À Tréguier comme partout en France, des kebabs. Je prends une photo pour Deniz du « Deniz kebab ». Deniz (le « e » se prononce « é », ce qui donne de la douceur au prénom) signifie : la mer, en turc.
C’est à Paimpol au Cap-Ouest Tabac Presse Souvenirs que je découvre les dernières cartes postales de femmes en costume de province brodé. J’en achète pour le chapitre : Les femmes du peuple de ma mère, je les achète secrètement…
À l’issue d’une rencontre littéraire, un lecteur, Henri Le Bellec, me raconte qu’à Lanzivain, en Bretagne, on nommait Village Nègre les quartiers pauvres, c’était dans les années cinquante. Des marins qui ont vécu aux Antilles au moment de la traite négrière et de l’esclavage ?
Octobre
J’ai rencontré Marie-Hélène Puiffe en 2011, je crois (un village de Dordogne porte ce nom), une amie de Jean-Pierre et Bernadette Castellani. Avec Jean-Pierre, nous avons dirigé Une enfance corse (éd. Bleu autour), un livre que Jean-Pierre a présenté tout un été en Corse, après l’enfance, Jean-Pierre et Jean-Jacques Colonna d’Istria ont travaillé à un livre de textes inédits Mémoire(s) de Corse (éd. Colonna).
Marie-Hélène Puiffe me parle d’un texte qu’elle a écrit sur trois religieuses des Hauts Plateaux algériens. Missionnaires avant, pendant et après la guerre d’Algérie. Marie-Hélène a écrit et publié : Trois femmes debout en 2012. Un livre précieux pour la mémoire et l’histoire de l’Algérie, moins tragique que celle des moines de Tibhirine, près de Médéa, la ville natale de Karima Berger qui en parle dans son texte pour Le pays natal (éd. Elyzad) qui sera publié en 2013 au printemps, un livre collectif d’écrivains, depuis le Maroc jusqu’à la Turquie (en passant par l’Algérie, la Tunisie, la Libye, l’Égypte, le Liban, la Palestine). Le récit de Marie-Hélène Puiffe est émouvant, instructif et les Algériens devraient être nombreux à le lire. Une amie, Virginie Serraï l’a inclus dans le corpus de sa thèse sur les chrétiens en Algérie durant la guerre de libération. Marie-Hélène m’a envoyé des photos de marabouts prises lors de ses années algériennes (70-80) près de Ghardaïa dans le Mzab et sur les hauts plateaux de l’Ouest Algérien. J’ai reconnu le marabout de Sidi Rabah près de Tiaret, photographié par Nora Aceval et son fils Mustapha.
Nora, lors d’un prochain voyage en Algérie, ira sur les Hauts Plateaux, elle pensera à moi, à ma folle passion profane pour les marabouts algériens. Je ne crois pas qu’elle connaisse les marabouts près de Ghardaïa. Je lui demanderai.
Marabout à Beni Isguen, Ghardaïa (photo Marie-Hélène Puiffe).
Sidi Aïssa près de Ghardaïa (photo Marie-Hélène Puiffe).
Marabout aux environs de Ghardaïa (photo Marie-Hélène Puiffe).
Marabouts de Sidi Aïssa (photo Marie-Hélène Puiffe).
Sidi Rabah près de Tiaret (photo Marie-Hélène Puiffe).
Sidi Rabah près de Tiaret (photo Marie-Hélène Puiffe).
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