Leïla Sebbar
Journal d’une femme à sa fenêtre (Suite 2)

Mars - avril  2011

 

Mars. Révoltes arabes. La Commune de Paris a 140 ans, rue des cinq diamants à Paris, le timbre et l’enveloppe. Istanbul avec Patrice Rötig et Deniz Ünal. « Shérazade » à Moulins.

 

2 mars

Les révoltes arabes. Enfin. Oser parler, résister, lutter, se battre et mourir pour la liberté. La Tunisie à l’avant-garde de la révolte-révolution. Elle ne cède pas. Elle exige, ne se laisse pas manipuler, elle gagne, et d’autres pays arabes après elle, jusqu’à l’Arabie saoudite. La Libye elle-même cherche à renverser son dictateur, et des hommes meurent pour parler et penser et vivre libres. Des années historiques.

La surprise, que les armées ne soient pas toutes des armées de répression comme en Algérie, en Syrie, que des militaires fraternisent.

Le rôle des femmes dans ces mouvements populaires. L’Égypte a gardé la mémoire du premier pays arabe à poser la question de la condition féminine, la première féministe du monde arabe est égyptienne.

La Tunisie est la première à bénéficier des mesures engagées par Bourguiba en faveur des femmes libérées des contraintes du code de statut personnel.

L’instruction des femmes libère les mères des prescriptions patriarcales à l’égard des fils et des filles, ils ne reproduiront pas à l’identique l’éducation qui infériorise les filles, leurs aspirations à la liberté d’expression, l’accès à la modernité passent à la fois par l’école, l’université, le Web, une fenêtre sur le monde l’autre monde, les autres…

Je marche vers la Butte-aux-cailles rue des cinq diamants, les Amis de la commune de Paris, 1871. Il y a 140 ans. Un timbre commémore la commune. J’entre dans la petite pièce, deux femmes dévouées à l’association et à la Commune. Dans la vitrine le livre de Éloi Valat sur la Commune (éd. Bleu autour), le livre de Xavière Gauthier, la correspondance de Louise Michel. J’achète des timbres. On m’offre une enveloppe de la Commune « à usage personnel », je l’enverrai à Xavière avec le timbre, les Amis de la Commune de Paris ».

Vers le jardin Brassaï, sur les pavés le dernier soleil froid, l’odeur du figuier. Des bourgeons, fins et aigus, verts, bientôt le printemps. La supérette, le patron est marocain :
« Ça va au Maroc ?
– Pour l’instant, ça va, ça bouge pas.
– Vous ne voulez pas que ça bouge ?
– Je ne sais pas, je vis ici, pas là-bas et puis j’aime le roi, le fils, pas le père. »

 

8, 9, 10 mars


La mosquée de Rüsten Pacha, près du Grand Bazar. Faïences d’Iznik.
(Photo de Patrice Rötig, 9 mars 2011)

 

À Istanbul, avec Patrice Rötig et Deniz Ünal, pour des rencontres au lycée Notre-Dame de Sion (une belle exposition des cartes postales coloniales de femmes d’Afrique du Nord, de Juives et d’Égyptiennes, Jacques Hassoun m’avait prêté par Pascale Hassoun ses femmes du Nil) à l’université Galata Sarraï sur le Bosphore. J’étais allée avec D. à Istanbul, il y a plusieurs décennies (une école de physique théorique avait lieu dans la capitale). C’était l’été.




La mosquée de Rüsten Pacha (Photo de Patrice Rötig) et le Café Pierre Loti.



En ce mois de mars, il neige.

IL a neigé trois jours durant. De la fenêtre de ma chambre d’hôtel, j’ai entendu les bateaux du Bosphore sous la neige.


Le Grand Bazar à Istanbul.
(Photo de Patrice Rötig, 9 mars 2011)



Je n’ai pas vu Istanbul. Trop froid. Trop de neige. Je n’aime pas la neige. Patrice a regardé la ville pour moi. Une promenade dans le froid stanbouliote avec Patrice et Deniz. Le Grand Bazar où j’achète une jolie grenade en faïence rouge. Je la placerai près des autres grenades, en offrande païenne et sacrée devant les images de mes père et mère. Sous la neige la maison de Pierre Loti sur la colline, le cimetière autour. Je bois un thé avec Anne Potié, directrice de l’Institut français d’Istanbul : les photos de Patrice Rötig racontent une histoire comme celle de Fatiha Toumi qui avait fait une halte dans la maison de Pierre Loti, à la recherche de la tombe d’Aziyadé.

 


Le bain turc avenue Ordu (ex. Divan Yolu) et Les habits de la circoncision.

(Photos de Patrice Rötig, 9 mars 2011)



Des aubergines à la tomate, un délice turc. À la Voie lactée, un restaurant turc que Rosie et Patrice m’ont fait découvrir, je suis à Istanbul.

 


Dans la maison de Pierre Loti.
(Photo de Patrice Rötig, 9 mars 2011)



Samovars pour le thé dans la maison de Pierre Loti.
(Photos de Patrice Rötig, 9 mars 2011)

 


Dans la maison de Pierre Loti
(Photo de Patrice Rötig, 9 mars 2011)

 

25 mars

Pierre Thomas, graphiste à Bleu autour, m’envoie une photo prise à Moulins, près des Imprimeries réunies où il travaille : un restaurant SHERAZADE. La même transcription en français que mon héroïne Shérazade, 17 ans brune frisée, les yeux verts qui a fait retour en 2010 grâce aux éditions Bleu autour.

 

Avril

Les révoltes arabes. « La vache qui rit » à Benghazi. Publicités.

Depuis janvier 2011, on parle des révoltes arabes du « Printemps arabe ». Les peuples arabes disent NON à la tyrannie, à la corruption, à l’injustice. Ils ne veulent plus être des sujets mais des citoyens de nations démocratiques. Combien ont perdu la vie pour la liberté, la justice, l’égalité, un état de droit. Lorsque l’armée en Tunisie et en Égypte n’a pas été une armée de répression, les forces vives se sont mises au travail pour préparer élections et constitutions. Ce sera long, difficile, il y aura des luttes politiques mais rien ne sera « comme avant », même si la Syrie avec Al Assad réprime, tue pour garder le pouvoir du clan familial et tribal, même si la Libye vit une guerre civile, même si le Yémen poursuit comme le Maroc ses manifestations de protestations pour une nouvelle constitution… Il faudra des mois, des années, des décennies, mais les pays arabes se sont levés, ils sont debout, c’est une immense joie. Et l’Algérie, dont l’armée et la police ont réprimé durement les manifestants, l’Algérie qui a connu une longue guerre de libération puis une longue guerre civile, l’Algérie, elle aussi, avec ses femmes et ses jeunes curieux du monde, dira NON.

À Benghazi, pour les insurgés, les femmes ont des sandwichs à la Vache qui rit. Fatiha Toumi est allée en Asie du Sud-Est, Singapour, Malaisie, j’ignore si elle a photographié, comme au Vietnam, des enseignes de Vache qui rit, le fromage de l’enfance coloniale, aujourd’hui fromage universel.

Quand les femmes ne sont pas manipulées pour accompagner la publicité, on déguise les fruits et légumes en femme, en homme.

Dans le métro deux fraises habillées en mariés bretons, le marié chapeau breton, la mariée bonnet traditionnel « La gariguette de Plougastel ». Les gariguettes petites, rouges, hors de prix, on les croque, elles sont acides, on crache.

Orangina poursuit sa publicité obscène. Un trio, pour les 75 ans de la boisson, autour de la bouteille : un ours avec feuille de vigne, une gazelle debout maillot deux-pièces de plage rouge et talons aiguilles, concombre découpé en femme, nuisette talons aiguilles fleur de fuchsia rouge à la place de la tête. Starlettes et homme des cavernes. Dernière page du Parisien.

Actualisation : juillet 2011