Journal d’une femme à sa fenêtre
(suite 20)


Août-septembre 2013

 

L’alouette. Chenaud en Dordogne. Le Café des colonnes à Ribérac. Aflou, l’école du Village Nègre. 1960, la découverte d’Aflou par le soldat du 519e BT. Les tapis, les peupliers, l’oued Medsous. Aflou vu par Jacques Berque. Les cadenas sur le pont du Télemly à Alger. Israël colonise par l’agriculture, le rapport d’un expert israélien.

Dans Le pays de ma mère, voyage en Frances (éd. Bleu autour) que je publierai en octobre 2013 (gravures, dessins et aquarelles de Sébastien Pignon), je parle longuement des écoles de la troisième République et des cafés que je photographie toujours avec un appareil jetable. Mon cousin, issu de germain, Gérard Bordas, m’envoie des photos d’écoles en Dordogne, le pays de ma mère. Karima Berger m’a montré son école de filles à Médéa, en Algérie. Je la lui demanderai. Il y aura donc encore des écoles et des cafés dans ce journal.

Début août 2013

Au café L’alouette, dans mon quartier, comme les Orientaux j’aime aller au café le matin, un café express très chaud et le journal, donc à L’alouette, le garçon Abdel désigne le cuisinier qui fume sur le seuil : « Il fume des cigarettes de vieux. Des Gauloises… » Lui fume des Marlboro, la cigarette des cow-boys et des jeunes.

22-23 août

Avec D. je vais en Dordogne, à la Gonterie et à Chenaud, le village où mon grand-père a vieilli, où il est mort. J’en parle dans le livre que je publie bientôt, avec rivières, bois et forêts, champs et vignes du Périgord vert, mon enfance française en France.

À Chenaud je revois les peupliers de ma mère, ces peupliers qu’elle a retrouvés après la steppe, à Aflou. La cigogne de pierre manque de tomber, elle est encore accrochée par la tige de fer à l’arc de la porte de l’ancien café du village. Il est à vendre. Le monument aux morts a été déplacé depuis la place de l’église à l’entrée du cimetière. La jolie mairie est restée la même. L’employée n’a pas trouvé trace de ma grand-mère Zélie Malvina Augiéras, épouse Bordas.



Chenaud, août 2013 (coll. part.)


Chenaud. Les peupliers, août 2013 (coll. part.)



Chenaud, août 2013 (coll. part.)


Ribérac, août 2013 (coll. part.)

 

À Ribérac le Café des colonnes est ouvert. On s’assoit sur la terrasse. On lit le journal.

26 août

De Georges Maillet, qui a lu Aflou, djebel Amour (avec Jean-Claude Gueneau et Nora Aceval, éd. Bleu autour), je reçois une lettre manuscrite, fine écriture, précise, où il me parle du djebel Amour où il est affecté en 1960 au 519e Bataillon du Train, à Aïn Sidi Ali. Dans ce Poste militaire, il y a une SAS (Section Administrative Spécialisée), une infirmerie et une école sans écoliers. Les nomades sont regroupés autour du poste dans leurs khaïmas, pour restreindre les déplacements. Les femmes sont tisserandes, les hommes élèvent des chevaux. Dans le Poste « une vingtaine d’appelés et deux officiers dont l’un affecté à la harka à cheval installée dans des tentes ».

Georges Maillet avec l’aide du maire arabe organise l’ouverture de l’école et prend sa direction (je pense à l’appelé Jean-Claude Gueneau et son école de filles dans Le Village nègre d’Aflou). Quarante garçons et quarante filles, un jour les garçons, un jour les filles. Le FLN avait interdit l’école française aux enfants du village. Plus d’écoliers, plus d’écolières. Les parents obéissent à la consigne. Georges Maillet avec un moghazni de la SAS comme interprète parcourt les douars pour le retour des élèves dans son école. Ils reviennent, repartent. Malgré la neige, les enfants vont à l’école, peut-être pour le chocolat chaud préparé par le cuisinier du Poste et les biscuits secs… Mais un jour de grande tempête, l’école s’est envolée, le toit, les poutres, les tables… Il n’est rien resté de l’école de Georges Maillet.

Georges Maillet a joint à sa lettre des articles du bulletin du 519e BT de mai et juillet 1960. L’un d’eux raconte l’arrivée d’un militaire à Aflou. Comment éviter l’émotion à la lecture de ce récit de mon lieu de naissance ? Le soldat Lemagny raconte bien sa découverte d’Aflou qu’il voit d’abord comme un « bled » (le journal des Armées en Algérie de 1954 à 1962 s’appelait Le Bled). Il comprend peu à peu que le « bled » est une ville, une sous-préfecture avec Bordj, mairie, mosquées dont celle du Village nègre, bains publics, église, écoles filles/garçons, synagogues, gendarmerie, hôpital, poste, bâtiments de la justice de paix française et musulmane.

Les débits de tabac sont nombreux, des bazars où se vendent légumes et lessive, boucheries où s’exposent « cornes et toisons sanglantes ». Les quincailleries, drogueries, épiceries se développent. Et le marché, fameux sur les Hauts Plateaux. Juliette Grandgury, infirmière d’État dans les années 1940 a pris des photos qu’elle m’a confiées lorsque je suis allée la voir à Hyères, dans les années 1990. Elle disait qu’elle attendait avec impatience que Dieu la rappelle à lui.

Le jeune soldat qui se promène à Aflou en 1960 s’arrête au marché, grains, dattes, sel, cotonnades et moutons… Il admire les tapis d’Aflou qui couvrent le sol du marché. « Le plus joli spectacle que l’on puisse voir. » Il y a aussi des forgerons, des cordonniers et surtout des bijoutiers qui fabriquent « sur une minuscule enclume », sous les yeux des femmes, des bijoux d’argent (Jean-Claude Gueneau, « l’appelé d’Aflou » avait ainsi commandé à un bijoutier juif un bracelet finement ciselé pour sa fiancée Annick, elle le portait lors de notre première rencontre, près de Dijon, où je parlais de Mes Algéries en France (Bleu autour) présenté par Luc Thiebaut. Jean-Claude Gueneau avait apporté un album de photos d’Aflou, avec ses « petites écolières » en blouses colorées.)

Le soldat Lemagny s’étonne de ces jardins qui bordent l’oued Medsous (j’apprends à l’instant le nom de cet oued dont parlait Jean-Claude, il marquait la frontière avec le Village nègre), des vergers, des peupliers (ceux que ma mère avait aimés à Aflou avec, en mémoire, les peupliers de Chenaud en Dordogne) « qui ont comme un air d’Île de France ». Cultures minutieusement irriguées. Une nouveauté : des débits de tabac dans le Village nègre.

Ainsi, conclut le jeune rédacteur, Aflou n’est pas un bled, c’est une ville.

27 août

Denise Brahimi m’envoie un extrait de L’Orient second de Jacques Berque, un journal de route du 25 avril 1965 où il parle d’Aflou, paysage d’alfa et d’armoise, tentes rouges, rayées, noires. Il signale les Beni-Hilal (dont Nora Aceval raconte l’épopée) du djebel Amour « ainsi dénommés jusqu’à présent ». Il voit dans le tapis d’Aflou le tapis des Hilaliens. Il rappelle aussi que ces plateaux algériens du Sud oranais (dont Isabelle Eberhardt vante la beauté dans Sud oranais) ont constitué le soutien essentiel de l’émir Abd-el-Kader. Jacques Berque rêve en cette année 1965 d’une Algérie heureuse…

Début septembre

Nora revient d’Algérie. Elle me parle du pont du Télemly à Alger où des amoureux accrochent des cadenas fabriqués en Chine. Les cadenas sont cassés la nuit… Le pont des Arts à Paris va s’écrouler sous le poids des cadenas de l’amour…

Au café L’alouette, un client marocain né en France s’adresse à Karim : « Je suis le plus jeune de la famille et je parle “rebeu”. Mes enfants, je veux qu’ils parlent “rebeu”, ils apprendront à l’écrire coûte que coûte, ils apprendront. Je veux qu’ils écrivent “rebeu”, pas comme moi, j’écris pas. » Karim : « Tu as raison, ils doivent savoir, ils sont “rebeus”, ils parlent et ils écrivent “rebeu”. »

27 septembre

Dans le journal Le Monde, un article qui précise que « Israël colonise davantage la Cisjordanie par l’agriculture que par la construction ». La surface agricole des colonies a augmenté de 35 % depuis 1997. C’est un rapport publié par Dror Etkes, un expert israélien qui fait état de ce scandale qui ne fait pas scandale. Les terres palestiniennes (9 300 hectares) exploitées par Israël sont considérées comme palestiniennes par la communauté internationale. 90 % de la population palestinienne de la Vallée du Jourdain (85 000 personnes) n’ont pas accès à leurs terres transférées aux colonies où vivent 9 500 Israéliens. Les terres palestiniennes confisquées, expropriées pour raison de sécurité, annexées sur ordre militaire sont transférées à des colonies. L’armée israélienne assure la protection des colons en toutes circonstances et lorsqu’il y a contestation.

En toute illégalité, au regard même de la loi israélienne, les terres palestiniennes sont volées.
Où est la justice ?
Que fait la justice ? Et la justice internationale ?



Actualisation : juillet 2014