Journal d’une femme à sa fenêtre
(suite 23)
Janvier 2014
La Tunisie à l’avant-garde. L’Hôtel des écrivains. La bibliothèque des écrivains. La lettre de Gérard Bordas. Le prix Alberto Benveniste remis à Rosie Pinhas-Delpuech par Esther Benbassa. L’acte de naissance de Khadra à Calvi en 1884, fille d’un insurgé Mokrani. L’appel au boycott de Farida Belghoul.
Début janvier
La constitution tunisienne, discutée à l’Assemblée promet des avancées démocratiques considérables. Liberté de conscience et de croyance, libre exercice du culte, égalité entre citoyens et citoyennes, libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information, d’édition garanties comme le droit de grève et le droit syndical, la torture est proscrite. Il est question que les partis présentent des listes paritaires lors des prochains scrutins électoraux.
Un exemple politique qui devrait inspirer la majorité des pays arabes, les uns bouleversés par des révoltes internes, les autres agressés par des puissances extérieures, les autres en guerre contre leur propre peuple…
C’était il y a trois ans, les révoltes arabes si rares, le peuple dans la rue, les dictateurs « dégagés », on entendait crier « Dégage » en français… Aujourd’hui, seule la Tunisie, grâce à la résistance des femmes, a gagné.
15 janvier
En face du commissariat du XIIIe arrondissement à Paris, rue Coypel, L’Hôtel des écrivains, 3 étoiles. Dans l’entrée, une bibliothèque. Un grand mur couvert de livres du haut en bas. Je le vois depuis la porte-fenêtre. J’entre, je regarde. C’est un papier peint-bibliothèque. Le jeune homme de l’accueil dit « Une vraie bibliothèque, c’est trop cher ».
Un jour, je ferai un livre sur la bibliothèque des écrivains. J’aimerais voir celle de Alberto Manguel dans le presbytère qu’il habite près de Poitiers. Un fou des livres, du livre. Il écrit si bien sur la lecture et le livre, qu’à lire ses livres, dont le dernier Le voyageur et la tour (Actes Sud), le lecteur peut croire avoir lu tous les livres.
La bibliothèque chez moi, 2013.
Bibliothèque chez moi, dessins Sébastien Pignon, 2012.
Rue du Champ-de-l’alouette dans mon quartier, un jeune homme marche. Surgi du feuilleton télé Un village français, il est habillé en résistant de la Seconde Guerre mondiale, canadienne en cuir avec ceinturon, pataugas, casquette ouvrière. Où va-t-il ? J’aurais aimé le suivre.
Mi-janvier
Après la lecture de mon livre Le pays de ma mère, voyage en Frances (Bleu autour, 2013), mon cousin Gérard Bordas qui m’a prêté des documents de famille du côté de ma mère, m’envoie une lettre. Il se rappelle, à la lecture de mon Journal ferroviaire, les discussions entre son grand-père et sa tante, l’un et l’autre cheminots, penchés sur l’indicateur des horaires SNCF « CHAIX » ouvert sur la table de la cuisine à la Reybeyrie, à Jaure, en Dordogne. « Ils se remémoraient les parcours, horaires et numéros de trains qui avaient jalonné leurs vies professionnelles. Échanges houleux… » Gérard évoque aussi l’étonnement des paysans lorsque j’avais participé aux battages, « travaux exclusivement réservés aux hommes » et mon goût pour les flanelles paysannes que portait mon cousin Marcel, le père de Gérard, flanelles qu’on achetait sur les marchés de villages, ces marchés qui ont disparu au profit de marchés insipides de vêtements fabriqués en Chine ou au Bangladesh, identiques d’un marché à l’autre. J’ai toujours la flanelle achetée en Dordogne, portée lors des battages, elle piquait un peu.
20 janvier
Rosie Pinhas-Delpuech reçoit le Prix Alberto Benveniste pour l’ensemble de son œuvre, salle Dussane à l’ENS rue d’Ulm. Derrière moi, une femme parle à son voisin de Rosie : « Elle est brillante, elle est née en Turquie, elle a fait connaître la littérature israélienne postmoderne. Elle écrit et elle publie des livres remarquables d’intelligence et de sensibilité, pas comme les livres qui ont du succès, creux et inutiles. » Elle parle d’Esther Benbassa, la sénatrice franco-turque : « Elle m’a embrassée en m’appelant ma chérie… »
Esther Benbassa, la présidente du prix prend la parole, elle roule des r comme Nedim Gürsel et annonce la publication de Istanbul la juive.
25 janvier
Fanny Colonna qui travaille sur les déportés algériens kabyles Mokrani à Calvi en 1870/71, m’envoie l’extrait de naissance de Khadra née « d’un interné arabe ». J’avais lu une étude sur les Algériens insurgés « transportés » en Corse et l’existence de cette petite fille dont on ne disait rien sinon qu’elle était née d’un insurgé m’avait inspiré la nouvelle Louisa (Bleu autour). Le document dit « … L’an 1884, ce quatre janvier à Calvi, dix heures du matin. Par-devant nous François Joseph maire et officier de l’État civil de la ville de Calvi, Canton et arrondissement de ce nom, Département de la Corse, a comparu Aba Ben-Ayani interné arabe, âgé de soixante-trois ans, du Cercle de Biskra (Algérie) demeurant à Calvi, lequel nous a présenté un enfant de sexe féminin né dans son domicile le trois de ce mois à dix heures du soir de lui et de Barka Benthage, ménagère, âgée de trente ans, demeurant aussi à Calvi, son épouse, enfant à laquelle il a déclaré vouloir donner le prénom de Khadara »…
Fin janvier
Appel au boycott de l’école, par Farida Belghoul, pour une journée de retrait les 24 et 27 janvier 2014. Une centaine d’écoles sur 48 000 suivent le mot d’ordre contre l’étude des stéréotypes sexués à l’école, les ABCD expérimentés dans 600 classes depuis l’automne 2013. L’école donnerait des cours d’éducation sexuelle avec mise en pratique dès la maternelle. Les catholiques de droite soutiennent cette thèse et le boycott. Farida Belghoul a rejoint le mouvement d’Alain Soral Égalité et réconciliation de l’extrême droite antisémite. Dérive navrante de la jeune femme offensive que j’ai connue en 1984, organisatrice de la Marche de 1984 reprise de la Marche de 1983 contre le racisme, pour l’égalité. J’avais vu ses films, j’avais lu son livre Georgette, publié chez Bernard Barrault, aujourd’hui directeur des éditions Julliard avec Betty Mialet. Ils avaient alors découvert un « talent ». Je n’ai pas revu Farida. J’ai appris qu’elle était adepte du soufisme, et je la retrouve aux côtés d’Alain Soral, en furie dressée contre l’école publique qui produit « des incultes et des ignorants ». Elle a retiré ses trois enfants de l’école, elle est leur institutrice et professeur omniscient, jusqu’où, jusqu’à quand ? Que pensent les enfants de cet isolement imposé, de cette exclusion sociale, de cette séparation d’avec leur génération, de cette mère toute puissante qui veut leur bien… Lira-t-on un jour dans la page Faits divers d’un quotidien une histoire de matricide ?
Dans un café où se retrouvent les Kabyles, le Arts’O café en face du commissariat du XIIIe, « couscous maison », des chibanis bavardent. Ils parlent des femmes, « une femme ici, une femme au pays… » Ils rient.
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