Leïla Sebbar
Journal d’une femme à sa fenêtre (Suite 4)
Juin 2011


Isabelle Eberhardt


2 juin

Cérémonie païenne, émouvante, dirigée par un prêtre congolais à Marseille-en-Beauvaisis, dans l’Oise en Picardie. C’est la sécheresse les paysans sont inquiets. Pour appeler la pluie le père cyprien, en présence des paysans et des paysannes, dit une messe des rogations dans les champs et bénit la plaine. Il a plu ?


3 juin

Une rencontre au café d’Agnès et Ali autour de la revue Étoiles d’encre et la carte blanche de Sophie Bessis sur le thème de l’Étranger. Je prends un café avec Catherine Rossi qui fait un travail sur les jardins algérois et le Jardin d’Essai. Boulevard Richard Lenoir ou Bastille ? Je vois descendre une femme, foulard de paysanne, jupe à fleurs, qui couvre le pantalon. Elle marche comme sur le sentier d’une montagne anatolienne ou kabyle.

Bachar El Assad poursuit une répression brutale en Syrie, contre son peuple. Condamnations timides des instances internationales. On a soutenu des dictateurs arabes pensant qu’ils étaient un rempart efficace à l’islamisme. Les révoltes populaires permettent de comprendre que ces chefs d’État ne jugulaient pas seulement les islamistes. Qu’en sera-t-il des mouvements démocratiques ?


9 juin

J’aime les boulangeries de quartier, je pense à mon père, son respect du pain, je photographie les trumeaux avec paysages champêtres, moissons (mon grand-père maternel faisait les moissons avec ses frères, retour de guerre, au domaine des Chaulnes en Dordogne), fleurs des champs, coquelicots, marguerites, bleuets, épis de blé, glaneurs et glaneuses. J’aime aussi les merceries, pour les abécédaires, les cahiers de broderie, le point de croix que les sœurs de mon père ont appris à l’ouvroir de Ténès et le point d’épine au bord des gandouras blanches de la circoncision. Au 127 rue Raymond Losserand, à Paris, la mercerie Anne-Marie BOHIN, France. La mercière, 45 ans environ, veste chinoise en soie bleue me dit « J’ai hérité de cette mercerie familiale, la seule en France depuis 1900 où on ne trouve que des articles de mercerie. Elle est petite mais vous voyez, j’ai tout, 32 000 articles. Je résiste. » Les touristes asiatiques la photographient. J’achète du coton DMC, du rouge et du vert.

Plus loin, rue de l’Ouest, une Pizza ZIZOU.


Mi-juin

Les pays arabes, dont la Tunisie et l’Égypte après leurs révoltes, ne condamnent pas la répression syrienne… La complicité des oligarchies est toujours à l’œuvre.

La Turquie a vigoureusement condamné les massacres de Bachar El Assad et accueille sur son territoire des milliers de réfugiés avec la solidarité des villageois de la frontière. Les pays arabes pourraient s’inspirer de la laïcité turque qui a su donner une place à un islam modéré et dont l’armée reste laïque jusqu’ici. Les Kurdes ont réussi à gagner 36 sièges au Parlement et il semble que le régime de Erdogan ait réussi à juguler la corruption qui empêchait le développement économique (ce qui est encore le cas dans les pays arabes où une oligarchie s’enrichit au détriment du peuple).


Mi-juin


Dans le métro, des affiches Orangina. Zoophiles : un ours géant, une feuille de vigne sur le sexe, tient une femme blanche et blonde sur ses genoux. Il lui fait boire à la paille le liquide de la bouteille ronde (c’est King Kong en ours des Pyrénées), une girafe bikini et talons aiguilles rouges, seins gonflés, tient un adolescent contre elle, le nez dans ses seins, elle lui fait boire Orangina à la paille comme une mère. Dans un cas Orangina se boit comme du sperme, dans l’autre, comme du lait « ORANGINA NATURELLEMENT ». Zoophilie, inceste, pédophilie. Les derniers tabous transgressés pour de l’argent par la pub, la pornographie et la société de consommation… On habitue ainsi les consommateurs à admettre une pratique sexuelle criminelle. Les citoyens réagissent-ils à ces images ? Peut-être sur Internet ? Pas dans la presse quotidienne ni à la télé ni à la radio. Les médias sont-ils des médias citoyens, critiques ?


13 juin

Vu à la télévision, au journal du soir, une image (image d’archive ?). Kadhafi jouant aux échecs avec un champion russe.


14 juin

Le journal Libération, livré au couturier Jean Paul Gaultier, avec des journalistes consentants, hommes et femmes. Nus, JP Gaultier les a habillés de papier journal. Exhibition qui fait penser aux sportifs des calendriers, nus avec un ballon en cache-sexe, d’autres corporations ont adopté ce mode de promotion, une mode qui se décline suivant les besoins de quelle cause ? On se marre.

La Chine supprime le mot Jasmin des moteurs de recherche. Peur des révoltes… En Chine, les émeutes sont des « incidents de masse ».

J’apprends dans le journal Le Monde, la mort de Jacques Azoulay, psychiatre et psychanalyste, le 5 juin 2011 et qu’il a travaillé avec Franz Fanon en 1953-1954 à l’hôpital psychiatrique de Blida où Alice Cherki, elle-même psychanalyste, a rencontré Franz Fanon. Alice a écrit des récits autobiographiques dans Mon père (chèvre-feuille, 2007) et C’était leur France (Gallimard, 2007), des collectifs où des écrivains racontent leur enfance algérienne et maghrébine. Alice Cherki, comme Sophie Bessis, a longuement hésité avant de s’écrire et de dire « Je » publiquement dans un texte. Avec Une enfance juive en Méditerranée musulmane, un recueil que je dirige (à paraître chez Bleu autour, pour le Salon du livre de Paris en mars 2012), Alice poursuit son exploration.


16 juin

Je reçois des photos de Charles Aceval, le frère de la conteuse Nora Aceval, mon amie des Hauts Plateaux qui publie bientôt Nouveaux contes libertins du Maghreb, après Contes libertins du Maghreb et La science des femmes et de l’amour (dessins de Sébastien Pignon, ed. Al Manar-Alain Gorius). Charles Aceval conte en allemand comme Nora conte en français. Lors d’un voyage en 2010 dans le Sud algérien avec sa femme Uté, ils sont passés à Aïn Séfra. C’était un jour d’orage et l’oued en crue avait emporté un enfant, comme en octobre 1904, Isabelle Eberhardt. Charles Aceval a photographié la tombe d’Isabelle. « Si-Mahmoud » en arabe sur la pierre. Charles Aceval m’a aussi envoyé des photos de Marabouts et de paysages inconnus. Une fois de plus, je dirai « J’irai à Aflou »…

 

Aïn Séfra, tombe d’Isabelle Eberhardt, juin 2011. Photo Charles Aceval.


17 juin

J’avais rencontré, en mai 2011, à la médiathèque des Mureaux, Xavier Lemaître et ses élèves, lectrices de Mon cher fils (Elyzad). Andia Rayar et Laure Aspar ont finement dirigé l’entretien auquel j’étais invitée. Andia Rayar a de beaux yeux iraniens légèrement bridés. Son père est eurasien. Je lui ai envoyé Noyant d’Allier (Bleu autour), une nouvelle où il est question d’un village d’anciens corons habités par des Vietnamiens réfugiés. Un vaste espace est réservé à une pagode et des bouddhas dorés. Andia Rayar en a parlé à son père qui s’est rendu en pèlerinage à Noyant d’Allier, il y a quelques années. J’envoie, à ce jour, la nouvelle à Andia pour son père. Elle ira, elle aussi dans ce village exotique de l’Allier ?


18 juin

Fatiha Toumi m’envoie des photos de la place Bellevue à Lyon, transformée en jardin, blé, lin, un coquelicot au milieu des herbes légères. Le même jour, Place des Terreaux, la Gay Pride croise des partisans de Bachar El Assad, drapeaux syriens et portrait du dictateur.


19 juin

Une manifestation de la communauté chinoise à Belleville contre l’insécurité, les vols répétés de petits commerçants. Drapeaux tricolores, un enfant enveloppé dans un drapeau français. Slogan « Liberté, Égalité, Fraternité, Sécurité ».


23 juin

Je descends le boulevard de la Villette et le boulevard de Belleville. Sur les bancs de l’allée verte, de jeunes Arabes, jean, baskets, blouson, désœuvrés, parlent en arabe. Peut-être des clandestins tunisiens qui viennent de Lampedusa vers le paradis français ? Ils sont là, ils bavardent, ils attendent. Ce sera bientôt l’enfer. Ils ne voient pas les jeunes chinoises du boulevard. Elles vont par deux, par trois, avec des sacs à provisions. S’ils les voient, ils ignorent qu’elles se prostituent. Est-ce qu’ils voient chaque jour les mêmes jeunes femmes ? Elles ne les regardent pas. Ils n’ont pas d’argent et les maquereaux chinois ne sont pas loin.


25 juin

La mairie de Paris a affiché un portrait de Guilad Shalit, soldat franco-israélien « citoyen d’honneur de la ville de Paris » en octobre 2009. Shalit n’est pas un otage, c’est un prisonnier de guerre.

Gay Pride, Marche des fiertés LGBT (lesbiennes/gays/Bisexuels Bisexuelles/ Transsexuels Transsexuelles). « Retraites à 20 ans, baiser ça prend du temps. » Rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, non loin du Bazar de l’Hôtel de Ville (le BHV), une boulangerie gay Legay choc. Richard, le patron boulanger gay a confectionné des petits pains en forme de phallus, des « baguettes magiques ». Succès commercial.

 

21-26 juin 2011. Marche des fiertés, Gay Pride de Paris, boulangerie gay.

 


Le Marais, Sainte-Croix de la Bretonnerie, boulangerie gay.


Fin juin

À la librairie Thierry Corcelle, livres et jeux anciens (29 rue de Condé, 75006 Paris), une cible de tri forain 161 cm de haut, 40 cm de large. « Bois découpé, peint en couleur. » C’est un cheik arabe, pistolet dans la main droite, la cible trouée à la place du cœur. Conquête et pacification de l’Algérie après les révoltes de 1870-71 et 1886 (3 600 euros). Un Émir du Golfe passant rue de Condé l’achètera comme les Émirats achètent les chromos de Étienne Dinet ? Comme Mohamed Kacimi, je n’aime pas Étienne Dinet. Son histoire, oui, ses tableaux, non.

Actualisation : septembre 2011