Leïla Sebbar
Journal d’une femme à sa fenêtre (Suite 9)
Décembre 2011




Papier d’orange de Luc Thiébaut (coll. part.)

 

Dijon. À la médiathèque, le journal de Jean-Claude Gueneau « L’appelé d’Aflou », Annick Gueneau, Luc Thiébaut. La peinture orientaliste au musée des Beaux-Arts, La jeune fille de Bou Saada. Mémoires de l’Algérie au cimetière des Préjoces avec Luc Thiébaut en mémorialiste. Dalila Abidi. À Ténès, la rue Gnancia devient rue El Qods. Les papiers d’orange de Luc Thiébaut.


9 et 10 décembre 2011

C’est à Dijon que je retrouve Annick Gueneau, la femme de Jean-Claude, « L’Appelé d’Aflou » et Luc Thiébaut de La Maison de la Méditerranée. À la médiathèque.

Nous parlons de Jean-Claude Gueneau, ses jours heureux avec les petites écolières d’Aflou, ses jours malheureux dans la guerre d’Algérie, 1961-1962, son journal (Aflou, djebel Amour, Bleu autour, 2010). Annick rappelle ses lettres de soldat, il les retrouve pour écrire son récit, après les lettres qu’il m’a envoyées durant un an. Nous lui rendons hommage, lors de cette rencontre organisée à sa mémoire.

Ensemble, Annick, Luc et moi, nous allons au Musée des Beaux-Arts de Dijon. La peinture orientaliste est là, présente, de Delacroix à de Staël qui a fait un séjour en Algérie avec sa femme, en 1936-1937. La jeune fille de Bou Saada d’Ernest Barrias (1841-1905) a servi de modèle à la statue ornant la tombe du peintre Guillaumet, au cimetière de Montmartre, où je suis allée avec D. on l’a cherchée longtemps. On a parcouru le carré juif, avant de la voir au bord d’une allée, bronze vert de gris, semblable à tant de « Femmes de Bou Saada » des cartes postales coloniales (Femmes d’Afrique du Nord, Bleu autour, 2002, 2006, 2010). Fatiha Toumi m’avait parlé de cette jeune fille de Bou Saada exposée à Marseille en 2011, je crois, parmi d’autres tableaux orientalistes.

 

Tombe de Guillaumet, cimetière de Montmartre,
La jeune fille de Bou Saada. Paris, septembre 2011 (coll. part.).

 

J’ai découvert, au cours de la visite menée par Florence Monamy, Adolphe Monticelli (Marseille 1824-1886) « Scène de harem, la négresse porteuse d’oiseaux au palais de Schéhérazade » (1880), des lettres arabes inscrivent l’Orient, redoublé par la fille du Grand Vizir, sa suivante blanche et l’esclave noire portant un oiseau sur le poing comme un faucon. Tous les signes de l’orientalisme en peinture. On les retrouve avec Benjamin Roubaud dans la « Fête mauresque aux environs d’Alger » (1845) avec danseuse orientale, foulard et narguilé et Félix Ziem (1821-1911) (auquel Denise Brahimi a consacré un très beau livre) « Kiosque arabe » et aussi Guillaumet, sa « Rue de Laghouat » qui ressemble à toutes les rues des quartiers réservés en Afrique du Nord à cette époque, rues des bordels vers lesquels se pressent les touristes européens.

Enfin, N’Fissa, femme d’Alger (1872) de François Alfred Delobbe (1835-1920), la belle odalisque, une sœur des Femmes d’Alger de Delacroix.

Une exposition temporaire de Gustave Moreau : Le Cantique des Cantiques. Je cours, le musée va fermer, je la vois. C’est comme dans le film de Jean-Luc Godard.

Du musée au cimetière…

Chaque fois que je vais dans une ville où je suis invitée pour mes livres et où je passe deux ou trois jours, je cherche à voir le musée des Beaux-arts pour les Orientalistes signalés dans le livre d’Élisabeth Cazenave : L’Afrique du Nord révélée par les musées de Province (Bernard Giovanangeli éditeur, Association ABD-EL-TIF) et les cimetières pour les carrés militaires où gisent les soldats de l’Armée d’Afrique et les carrés musulmans. Musées et cimetières, lieux de mémoire mais aussi lieux des grands et des petits morts, célèbres et anonymes. Il me faudra réfléchir un jour à cet arrêt sur cimetières.

Luc Thiébaut, de la Maison de la Méditerranée pour ces Nuits d’Orient à Dijon, a travaillé à un itinéraire remarquable dans le cimetière des Préjoces « Journal de mes Algéries à Dijon, balade avec Leïla Sebbar ». La présence algérienne est visible, dans le temps et l’espace, à divers endroits du cimetière. Nous les parcourons avec Luc et ses amis et amies, avec Anick, d’une allée à l’autre, d’une tombe à l’autre. Des évêques du xixe siècle jusqu’aux immigrés musulmans venus travailler, vivre et mourir à Dijon.

Voici le chasseur de panthères en Algérie, Bombonnel « aventurier dijonnais », mort en 1890.

 

Dijon, Cimetière des Préjoces, déc. 2011. Bombonnel (coll. part.).

 

Voici le polygone du Souvenir français. Soldats et travailleurs « morts pour la France » lors de la Grande guerre, Musulmans, Indochinois, Malgaches. La forme et la hauteur des stèles varient. Pour la stèle de NGUYEN Tuy, pas d’inscription en arabe, contrairement à bien d’autres que j’ai photographiées en France, et celles que Luc a prises dans le cimetière de Dijon.

 

Dijon, Cimetière des Préjoces, déc. 2011. Guerre 14-18 (coll. part.).

 

Voici la tombe d’un fusillé de juillet 1944. Djelloul OUAHAB, 30 ans, sur la stèle une palme incrustée dans la pierre. Quatre musulmans de l’Armée d’Afrique ont été fusillés parmi les 126 résistants de Dijon-Saint-Apollinaire (Mémorial de 1952).

 

Dijon, Cimetière des Préjoces, déc. 2011. Fusillé musulman du 31 juillet 1944 (coll. part.).


Voici une stèle en hommage aux Harkis « Nos camarades de combat ». Une pierre dressée « À nos morts d’Outre-mer, les Rapatriés ».

 

Dijon, Cimetière des Préjoces, déc. 2011. (coll. part.).

 

Voici le polygone juif, des tombes sur lesquelles on a déposé une petite lanterne. Je lis des noms familiers en Afrique du Nord : Touati, Fitoussi, Narboni, Serfati, Allouch, Zermati, « César Zermati (Alger 1898 – Dijon 1990), zouave en 14-18, fondateur de la libre-pensée à Dijon, de la Chemiserie André et du Comptoir du blanc. Le temple de la Grande Loge de France porte le nom de César Zermati »… Les Juifs ont été expulsés de Bourgogne au Moyen Âge par Philippe le Hardi. Luc raconte l’histoire plurielle de Dijon avec une passion peu commune.


Voici, enfin, le polygone musulman no 39. Des travailleurs algériens ont construit le campus Montmuzard qui longe le cimetière des Préjoces. Pourquoi tant de tombes d’enfants ?

 

Dijon, Cimetière des Préjoces, déc. 2011. Polygone 39 (coll. part.).

 

C’est dans ce cimetière des Préjoces que je fais la connaissance de Tassadit qui prépare un doctorat de littérature pour enseigner en Algérie, et Dalila professeur de français.

Dalila Abidi, née en France dans le Creusot, a vécu dans des immeubles HLM qui sont en démolition. Elle veut revenir sur les lieux de son enfance avec sa fille. Dalila m’enverra un texte, des photos et un dessin de sa fille.

Dalila a écrit de brefs récits d’enfance, denses, émouvants, son enfance de petite fille, fille d’Algériens immigrés. La revue Étoiles d’encre les publiera en mars 2012.


28 décembre

Une émission de France Culture de Brigitte Stora, sur les Juifs d’Algérie dans la guerre de libération. Mohamed Harbi parle d’un Juif, Gnancia, engagé dans cette guerre aux côtés des Algériens. À Ténès, sa ville natale, une rue portait son nom. Elle a été rebaptisée El Qods, du nom de la mosquée de Jérusalem.


Fin décembre


Luc Thiébaut m’envoie des papiers d’orange, comme je n’en vois plus sur les marchés. Il me dit qu’il en a un carton plein…

 

 

Papiers d’orange de Luc Thiébaut (coll. part.)



Actualisation : avril 2012