Lettre de Leïla Sebbar à un groupe d'étudiants en français de l'Université de Swarthmore (PA, USA) en réponse à des questions qu'ils lui avaient posées sur ses nouvelles le Bal et Palmes (12 décembre 1995)

Leïla Sebbar s'était rendue à Swarthmore à la fin du mois d'octobre de cette même année pour donner deux conférences sur le thème "Orient / Occident: une histoire d'amour et de mort". Elle avait alors rencontré les étudiants de français dans chacune de leurs classes.


Paris 12 décembre 1995

Carole, chers étudiants,


Déjà plus d'un mois, Swarthmore. (...)
J'ai repris les questions du Bal et de Palmes. Certaines se recoupent, je crois avoir répondu à d'autres lors de mon séjour à Swarthmore. J'en sélectionne quelques-unes, en espérant que les étudiants se rappelleront un peu l'ensemble.

David Urban : Pourquoi la vieille femme veut-elle présenter l'enfant à la rivière dans le Bal? La présentation est-elle comme le baptême? Est-ce le baptême lui-même? N'est-ce qu'une coutume locale?

L. S. : La présentation de l'enfant à la rivière n'est pas, à ma connaissance, une coutume locale. C'est un rappel symbolique du baptême chrétien, catholique; la famille de la fille est catholique, la fille aussi. L'eau, la rivière, le fleuve sont des éléments allégoriques importants, de fécondité, de circulation, de mouvement vers la mer et l'autre rive, l'Algérie.

D. U. : Quels romans africains de Pierre Loti lit la jeune fille?

L. S. : Pierre Loti, à cette époque, dans les années 20-30 est encore à la mode. C'est un écrivain voyageur; il a écrit des romans exotiques qui ont fait rêver les jeunes filles françaises qui ne voyageaient pas hors des limites de leur département (la Dordogne, pour ma mère, jusqu'à la Gironde, à Bordeaux où la Gironde, le fleuve rencontre la mer). La jeune fille du Bal a dû lire le Roman d'un spahi ou Aziyadé ou Madame Chrysanthème.

D. U. : La scène où Mohamed touche le paquebot est-elle une prémonition de son voyage en France?

L. S. : Mohamed est un enfant de la mer, plutôt de la rivière ou du fleuve. Il est né dans une petite ville côtière. Il nage lorsqu'il ne travaille pas à l'école coranique, à l'école française ou sur les marchés pour rapporter de l'argent à sa mère, veuve, mère de cinq enfants dont il est l'aîné, il doit avoir douze ans à la mort de son père. C'est l'époque des paquebots, des grands voyages coloniaux longs et luxueux. Les paquebots passent au large, Mohamed est intrépide mais il ne peut pas réellement toucher le bateau, c'est comme si... Et c'est bien sûr un geste prémonitoire. C'est en traversant cette mer Méditerranée que Mohamed ira sur l'autre rive, la France, jusqu'à la ville de la Garonne, Bordeaux où il rencontre Marie lors d'un bal.

Chloe Dowley : Quelle est la portée du nom "Ondine" que la vieille femme voulait donner à votre mère?

L. S. : La vieille femme (n'est pas une personne réelle) est une sorte de personnage magique qui a des relations privilégiées avec les forces surnaturelles, elle choisit le prénom d' "Ondine" parce qu'elle voue la fille à la rivière, à l'eau et à ses pouvoirs, "Ondine" est fabriqué sur ce mot-là, c'est un prénom un peu archaïque. La mère de l'enfant préfère "Marie", le prénom de la vierge Marie et l'auteur oppose "Marie" côté France, à "Mohamed" côté algérien, musulman, le nom du prophète Muhammad qu'on donne à l'aîné des fils dans chaque famille musulmane.

C. D. : Pourquoi avez-vous choisi le fleuve comme le seul élément qui unissait Marie et Mohamed? Quelle est la part de vérité dans la nouvelle?

L. S. : Ce qui a frappé mon père lors de son premier séjour en France, c'est l'eau: les rivières, les lacs, les cours d'eau, les fleuves... Il n'y en a pas autant en Algérie où on souffre souvent de la sécheresse, même au bord de la mer. Le fleuve mène jusqu'à la mer, c'est la voie royale de la rencontre, l'estuaire où se trouve Bordeaux, la ville du bal et du coup de foudre de Marie et Mohamed. Bordeaux a un passé historique de port colonial, de ville négrière, cela aussi est intéressant. Je n'ai pas inventé le lieu du bal. C'est vraiment à Bordeaux que mon père a rencontré ma mère. Mes parents ne m'ont pas raconté dans le détail leur rencontre, ils sont discrets et pudiques sur leur propre histoire. J'ai su seulement que c'était à Bordeaux, dans un bal, ils étaient jeunes et curieux de tout, ils ont dansé et ils se sont revus plus tard. Ma mère avait 20 ans, elle est allée vivre avec mon père en Algérie dans un petit village des Hauts-Plateaux au bord du désert, dans l'école de mon père où ils étaient instituteurs en langue française l'un et l'autre. Ensuite... j'ai imaginé à partir de fragments épars. Mes parents ont lu le Bal, ils se sont reconnus, mais ils n'ont pas reconnu certains faits, l'histoire les a amusés. Ils n'ont pas voulu dire précisément ce qui était vrai ou faux. Ça ne les intéressait pas de le faire.

Roger Bock : Qu'est-ce que les jeunes filles françaises penseraient d'une fille qui a un petit ami noir?

L. S. : Les jeunes Françaises n'hésitent pas à avoir un petit ami noir, antillais ou africain. On voit beaucoup de couples de jeunes françaises avec des garçons noirs surtout à l'âge du lycée dans les dernières années en particulier. C'est un peu une mode ces derniers temps des couples mixtes, mode liée à la musique, au succès du RAP, de MC Solaar et de groupes métissés en Europe et en France en particulier. Les filles noires ont beaucoup de succès auprès des jeunes Français. Je ne suis pas sûre que les familles soient toujours d'accord pour les unions mixtes, ni que ces unions soient durables. Il faudrait lire des statistiques, mais je crois qu'elles n'existent pas encore pour les couples blancs / noirs, alors qu'on peut en lire sur les couples mixtes arabes / français, les plus nombreux en France aujourd'hui, parce que les Arabes sont une minorité importante.

Kara Herzog : Dans l'introduction à vos nouvelles, vous dites que votre travail de recherche porte sur les représentations du "bon nègre" dans la littérature coloniale. Pouvez-vous expliquer le terme "bon nègre" et votre intérêt?

L. S. : Au 18e siècle, on écrit beaucoup de fictions dont les personnages sont des esclaves transplantées d'Afrique dans les colonies anglo-américaines, les Caraïbes françaises. Ces livres ne sont plus édités aujourd'hui mais ils existent dans les fonds de la Bibliothèque Nationale à Paris. Je les ai lus pour étudier la figure du nègre esclave, du "bon nègre", c'est-à-dire celui qui obéit à son maître et qui l'aime, l'esclave exemplaire, heureux d'avoir un bon maître, lui-même bon nègre... Ces fictions étaient pour la plupart des romans édifiants qui enseignaient au maître à bien traiter ses esclaves et aux esclaves à bien servir le maître. Ces personnages sont en quelque sorte les ancêtres de l'oncle Tom, le plus célèbre des "bons nègres". J'ai fait plus tard le parallèle entre le "bon nègre" et le "bon colonisé". Reconnaissant envers le maître pour l'avoir bien traité et "promu", il ne se révolte pas.

K. L. : Comment vous-êtes vous intéressée à l'éducation des filles au 19e siècle?

L. S. : Au 19e siècle, au 18e siècle déjà, mais au siècle dernier surtout abondent les traités d'éducation, écrits par des femmes instruites aristocrates ou bourgeoises éclairées, pour des femmes instruites elles-mêmes, lectrices et éducatrices et mères de famille. Ces traités que j'ai lus à la Bibliothèque Nationale, donnent des règles d'éducation aux femmes qui s'occupent de l'éducation des enfants et en particulier des petites filles qui deviendront à leur tour femmes, mères, institutrices... Ces traités conseillent en même temps qu'ils éduquent et enseignent que l'éducation doit être soignée pour une société idéale où les femmes doivent occuper au mieux leur place sociale et domestique, familiale et éducationnelle. Les petites filles seront des femmes, épouses, mères, éducatrices, institutrices, infirmières... exemplaires. Elles doivent être aussi des maîtresses de maison gouvernantes, intendantes... parfaites. Elles doivent avoir quelques dons de musiciennes, brodeuses, aquarellistes... Elles en sauront un peu plus que la "Sophie" de J. J. Rousseau, mais pas trop, elles ne sont ni femmes savantes, ni femmes de lettres, ni femmes de scène... Les divers mouvements de femmes en Occident ont réfléchi à ces questions-là, mais beaucoup de femmes ailleurs subissent encore des règles discriminatoires, on le sait. Ce sujet reste actuel, pas seulement "ailleurs", en Europe aussi, aux USA également. Le travail, la longue marche vers "l'égalité" commence à peine.

Helen Oliver : Quels sont vos sujets favoris quand vous écrivez?

L. S. : Les sujets qui m'inspirent? Les nouvelles le Bal et Palmes me paraissent symptomatiques. Je suis en quelque sorte déterminée par mon histoire, par la rencontre de mes parents, la colonisation de l'Algérie, donc les liens problématiques, féconds ou / et meurtriers entre personnes étrangères, cultures ou civilisations conflictuelles souvent, complémentaires parfois. J'ai besoin, pour écrire, d'une situation de départ insolite, étrange, inquiétante provoquée par du conflit, des guerres, des crises... J'ai besoin de mettre en présence des ennemis ou des dominants / dominés, maîtres / serviteurs, ennemis de classe... et voir ce qui se passe. J'aime mettre ensemble ce qui s'oppose, se contredit, les situations inédites d'exode, de déplacement, d'exil, de confrontation avec l'autre, l'étranger, le pays inconnu... Il s'agit souvent de situations extrêmes, excessives qu'on peut trouver aussi bien dans la vie quotidienne qui paraît la plus ordinaire. Par exemple, dans Palmes la distance qui sépare les deux frères m'intéresse, l'exil, l'un est balayeur, subalterne... l'autre "top model" célèbre, presque ennemis, et pourtant à la fin solidaires, puisque le "top model" commet un meurtre pour l'honneur de son frère balayeur. Dans le Bal c'est la rencontre éblouie de la jeune fille française, catholique, vierge sage, ignorante de l'Algérie et du jeune homme algérien, musulman, fasciné par la France... et cette rencontre fera une union de plus d'un demi-siècle, celle de mes parents.

En ce moment, c'est l'Algérie qui m'intéresse à cause de la crise identitaire, religieuse et politique, à cause du terrorisme aussi et de la violence qui a touché la France. Je publie un recueil de nouvelles contemporaines sur cette histoire, il s'intitule la Jeune fille au balcon, il sera publié en février 1996 aux éditions du Seuil. Peut-être aurez-vous l'occasion de lire quelques nouvelles. Vous me direz ce que vous en pensez? Cela me ferait très plaisir.

J'espère n'avoir pas été trop longue.

Je suis heureuse de vous avoir rencontrés dans ce pays, votre pays, si lointain pour moi, mais vous avez parlé la langue de ma mère, ma langue, je vous en remercie.

Leïla Sebbar

Actualisation : juillet 2007