Leïla Sebbar: L'ombre de la langue (2005)

D'abord, depuis le premier jour au monde et pour toujours, il y a la langue de ma mère, la belle langue de France. Claire, lumineuse. Les mots de la lumière et des Lumières. Je la parle, je l'écris, je l'aime. On m'apprend qu'elle dit, et elle seule, la Justice, l'Égalité, la Fraternité. Pourquoi je ne le croirais pas ? Elle raconte des histoires d'amour anciennes et nouvelles, les histoires que je lis dans les livres, il y a beaucoup de livres, partout. Je vis les livres et le monde, les pays loin, au-delà des mers, jusqu'aux terribles hivers du grand Nord. Du pays qui est le mien, je ne lis rien. Il m'arrive de le voir, je ne suis pas sûre de le regarder, attentive aux seuls pays des livres.

Le pays de ma naissance, le pays de mon père n'est pas le pays de mes livres, ceux que je lis (plus tard, bien plus tard, j'écrirai et ce pays-là ne quittera plus mes livres. En attendant…). Rien, ni les mots ni les pages, n'éclairent le pays de mon père. Pourtant le ciel est bleu, la mer est bleue et le soleil. Mon père appartient à sa langue, la langue absente qu'il retient. Mon père tient sa langue dans l'ombre. Elle ne parle pas, ne chante pas, ne légende pas. Il laisse à l'autre langue un vaste territoire qu'elle confisque pour l'occuper et le féconder.

Je suis née dans une maison où la langue de France est la Langue. La langue arabe n'a pas droit de maison ni d'école. Mon père garde la langue de sa mère dans une terre obscure, interdite, qu'il garde de la langue séductrice. Pas de rivalité entre l'une et l'autre. L'ombre de la langue arabe la préserve. Comme s'il devait taire une langue secrète, clandestine, mon père fait silence. La langue de mon père est maudite ? C'est ce que je crois quand je franchis la clôture et parce que c'est la guerre. Mon père m'aurait protégée du diable ? Les filles de la colonie me le disent, l'autre langue, la sournoise, la félonne, langue de l'enfer sous terre, la langue de mon père est maudite et avec elle son peuple, pas sa terre conquise, la terre est française, la langue algérienne.

Ainsi, la langue de ma mère, mon père l'aime, il aime ma mère, n'est pas la langue de lumière porteuse de Justice, Égalité, Fraternité…

 

Nouvelle parue dans L'ombre - a sombra, p. 135-136, Sigila,
revue transdisciplinaire Franco-portugaise sur le secret, automne hiver 2005, Gris-France.

 

Actualisation : juillet 2007