Leïla Sebbar: L’Orient, ma rêverie (2004)

De l'Orient, il me reste le nom.
Il me semble n'avoir jamais possédé que cela, l'Orient, comme rêverie.

Ma naissance dans l'Algérie coloniale, recluse dans la petite République française, laïque, idéale, de l'école de mon père, instituteur indigène de garçons indigènes, m'a tenue loin des signes apparents de cet Orient, or, rouge et vert, dont j'ignore longtemps la couleur. Je me demande ce qui aurait fait de l'Orient dans l'enfance de la petite France où je vis, dans la langue de ma mère, le français, la seule langue réelle et mythologique que mon père me transmet sur sa propre terre, arabe, berbère, ottomane, musulmane, dont je ne sais rien, séparée.

J'aurais pu naître à la langue arabe, la langue de l'Orient méditerranéen, à l'islam, la religion de la mère de mon père, la sienne, celle de son peuple (de quel peuple je suis?) Je croirai appartenir, un jour, au peuple de la Révolution et au peuple des Femmes, à l'Orient, non. Et pourtant.

Ce que j'aurais pu apercevoir à travers ce beau nom clair, généreux et qui tremble un peu, l'Orient, je ne le vois pas. Ni les riches maisons à patio, fontaine et mosaïques; ni les terrasses secrètes où chuchotent femmes et enfants au crépuscule; ni le hammam où les masseuses vieilles et moins vieilles scrutent les jeunes corps et les caressent, habiles, ils seront plus tendres pour la nuit des noces; ni les mariages pauvres ou opulents où dansent les femmes et les filles, parées, étincelantes, dans les cris et les rires, excitées par les musiciennes de la fête (une seule fois, dans la confusion des corps, hommes et femmes, rassemblés, en attente, j'ai entendu des coups de fusil, ne sachant pas qu'ils annonçaient le sang de la mariée, le sang de sa couche, pas du sang de pigeon, le sang de l'honneur); ni les nuits de Ramadan, familles réunies gloutonnes, bruyantes jusqu'à l'aube du long jeûne, glorieux pour les enfants, garçons et filles; ni l'impatience du couteau effilé, cent fois aiguisé, le père ou l'oncle au centre du cercle où les filles ont un peu peur, où les petits pleurent la bête décorée, nourrie jusqu'à ce jour et pour ce jour, le mouton égorgé, le sang coule on ne doit pas le retenir, la terre le boit, il disparaît, noir et brun, la peau sera tannée par les mères pour l'aïeule qui a froid; ni le haïk, laine et soie, ses plis savants pour la promenade au marabout de la tribu, au cimetière du vendredi, des géraniums sur les tombes et l'eau pour les oiseaux, les bavardages des femmes accroupies, serrées l'une contre l'autre autour du tertre et des palmes plantées; ni les éclats d'eau, voix et rires, le linge à la rivière, pas d'hommes sur le chemin, la fleur des robes en haut des cuisses, les cheveux au fil de la rivière, les pièces frappées à coups joyeux jusqu'à la nuit; ni les femmes à la fontaine, rien ne dit que le sentier est interdit au cheval, à son cavalier, ils exhiberaient leurs vertus viriles, les femmes espèrent, peut-être ont-elles aperçu, ce sera un secret, l'enfant guetteur et les hommes à l'arrêt sous l'arbre? Ils attendent un signe? Au prochain galop, les femmes auront passé la crête; ni le chant profond du minaret, l'appel à la prière, la langue du Coran qui unit sous la coupole ou dans la chambre, pour l'amour du Dieu unique, clément et miséricordieux; ni le linceul tissé pour sa propre mort; ni les herbes odorantes bonnes au corps purifié, il quittera la maison sur une civière portée par les proches, dans les mots de la prière des morts; ni les cafés voluptueux où passent les heures et les siestes, certains sur la grève, Bosphore, Adriatique, Méditerranée, mer Rouge ... d'autres au bord du fleuve, le Nil, l'Euphrate et le Tigre ... Parfois une chanteuse que les hommes écoutent en pleurant, pas la chanteuse des pauvres maisons de plaisir où la voix s'éraille pour si peu d'argent, non, un café de la joie, chambre mauresque rouge, or et vert, narguilés odorants, les mots de la chanson, une offrande, les larmes des hommes, des pièces d'or; ni les berceuses au bord du lit petit, c'est la langue de l'amour chantant, ni les contes, soir après soir, avant les yeux qui se ferment, l'enfant entend l'histoire, génies, ogres et ogresses, palais et princes, filles mal aimées, chassées de la maison du père, secourues par des bêtes généreuses et de tendres forêts (j'ai su lire trop tôt, on m'a donné des livres, beaucoup de livres qui ne racontaient jamais l'Orient, c'était toujours l'autre rive, vers le Nord, mon père ni ma mère ne m'ont raconté d'histoires de légendes d'avant le sommeil, jamais); ni les jardins de l'Orient perse et arabe, fin cyprès, grenadiers et fontaines, jardins clos des palais où le Sultan des contes surprend l'épouse, ses suivantes et les nègres interdits, elles seront égorgées, on sait le destin des futures favorites, jusqu'à Shéhérazade. Les jardins dans le désert, un don de Dieu.

Où j'irais chercher l'Orient et le chercher pourquoi? Invisible sur la terre de mon père, ma terre natale avec du paysage d'enfance. Des jardins, je sais le jardin d'agrément de ma mère, les fleurs ordonnées, capucines, iris, violettes, passeroses et le jardin agricole de mon père pour les leçons de choses aux garçons de la campagne. Je n'en verrai pas d'autres, ni même le jardin d'Essai d'Alger, c'est la guerre, les jardins exotiques trop luxuriants sont dangereux. Domaines agricoles, belles maisons de maître, l'allée de cyprès, la ferme blanche au bout, loin dans les vignes, inaccessible, l'orangeraie en fleurs au bord des eucalyptus géants, avec eux toujours je sens le pays, marchant vers le Sud et les oliviers, de la Corse jusqu'à la Palestine et la Tunisie ses grands champs plantés, monotones et beaux. Au pied d'une colline, les maisons cernées de cactus très hauts, un petit marabout, solitaire avec son arbre, un olivier centenaire, je l'ai toujours vu à distance comment je serais allée, avec femmes envoilées et enfants, aux pèlerinages chaque année? Le blanc de la coupole, je l'ai attendu souvent, et c'est lui que j'irai voir d'abord, je m'en approcherai, même seule, pour la première fois à l'ombre de l'arbre tutélaire, peut-être une vieille femme très vieille et chantonnante sera assise là et moi, près d'elle. Voilà ce que je voudrais dans l'Algérie du retour. Pas autre chose. Personne d'autre. Pas de mot, sinon la prière de la vieille. En haut des fossés, des enfants en guenilles faisant de grands gestes, garçons et filles, ils vendent les œufs, les figues, les asperges sauvages à ceux qui ne s'arrêtent pas en automobile. Les seuls marcheurs sont les pères et les oncles, les cousins, paysans pauvres et la terre avare, ceux de la ferme on ne les voit pas. Parfois une rivière, l'eau est rare, on entend des femmes, je n'ai pas piétiné les couvertures sur la pierre plate avec les enfants qui courent partout et les mères qui crient, j'ai seulement aperçu les silhouettes au travail du linge dans la lumière, j'ai pensé que l'après-midi de la rivière rendait heureuses les femmes . éclaboussées. La mer, oui, la mer où jamais un enfant du village arabe ne s'est aventuré. On voyait, sans les voir vraiment, les garçons arabes allongés derrière les dunes et qui nous guettaient, nous les filles des étrangères, assises sous le linge contre le soleil, tenu par les roseaux debout, des femmes presque nues gardées par les hommes blancs de la colonie. On ne distinguait pas, dans le groupe des étrangers qui jouaient avec leurs enfants, si on ne s'approchait pas, l'Espagnol, ses cheveux noirs et frisés, l'Arabe, sa peau sombre et les trois sœurs, aux yeux finement bridés de la mère laotienne. On les voyait sur la colline sèche, jambes nues, les femmes portaient ·des pantalons courts, cherchant des escargots après l'orage de la nuit.

Le paysage de l'enfance algérienne, je ne sais pas, alors, qu'il a migré sur les toiles et les photographies des artistes, en désir d'Orient. Le Maghreb, l'Occident de l'Orient géographique se dessine en Orient. Il adopte ses formes et ses couleurs, ses odalisques et ses bains et ses cafés. Hors de l'enfance et du pays natal, j'apprends par les livres et les images que l'Orient habite l'Algérie. La France, il l'habite depuis longtemps déjà. J'invente une moderne Shérazade, née de l'Afrique du Nord coloniale, dans une maison d'Aulnay-sousBois, fugueuse que Barbe Bleue aurait enfermée dans le cabinet des curieuses et égorgée, aussi inculte que la sultane des Mille et une nuits est savante, aussi rusée et raconteuse d'histoires. Avec Shérazade, je retrouve la mémoire de l'Orient, le mien, je le sais, elle aussi.

Nouvelle parue dans Sigila, L’Orient, ma rêverie, 2004, pp. 55-59.

 
Actualisation : juillet 2007