Leïla Sebbar: Palmes (1990) Il est debout contre la borne de pierre, à l'extrême bord du trottoir étroit qui longe la rue pavée. Depuis combien de temps, figé, dans son habit vert1 ? Il tient entre ses mains la hampe de bois, comme un guerrier à l'arrêt. Il ne porte pas de casque médiéval, seulement une casquette à longue visière, on voit à peine ses yeux. Il regarde, droit devant. Immobile. Ces femmes, elles sont deux, des soeurs, des cousines, des co-épouses ? Elles ont marché jusqu'ici depuis le village aride qui se meurt. Elles vont ensemble, tendues vers celui qui ne se montre pas, celui qu'on ne voit pas. Sa mère, la vieille négresse de brousse, lui a fait dire, par le marabout2 qu'il rencontre tous les jours au foyer, un homme du village, grand, les cheveux gris, maigre dans son habit de coton blanc, sa mère, a dit et répété le marabout, le soir où il lui a lu le message, a fait écrire à son frère et lui, tous les deux en France, au pays de l'eau et des pommiers, qu'ils seront maudits l'un et l'autre, ses fils, l'aîné et le cadet, s'ils oublient le mandat pour la famille. Chaque fois qu'il s'assoit dans la petite cour de l'immeuble qu'on va démolir, le marabout vient vers lui et lui rappelle les mots de sa mère, qu'il les redise à son frère, celui qui ne vient jamais au foyer. Ils se rencontrent le dimanche matin, dans un café-tabac où il joue au tiercé. Son frère cadet, lui, ne veut pas prendre le métro, puis le bus jusqu'au foyer. Il a peur du marabout parce qu'il dit la même chose chaque fois, les mêmes remarques, les mêmes recommandations, qu'il se souvienne qu'il a une mère, le père est mort, il l'a à peine connu, il avait plusieurs femmes, son frère et lui sont nés de la même mère. L'homme qui porte un habit vert, le frère aîné, n'a pas bougé, les yeux fixés sur le mur de la maison qu'on est en train d'abattre, comme un arbre. Les ouvriers ont abandonné le chantier, quelques heures. Ils vont raser la maison. Des pans de mur ferment à moitié une cour carrée. L'arbre, au milieu, il a peur qu'il disparaisse et le lendemain au passage du camion, très tôt le matin, il ne le verra plus. Au village, il y a un arbre. Les ancêtres, depuis quelle génération avant la sienne, ont dormi et palabré sur la terre rouge, dure mais bienveillante, au pied de l'arbre. Sa mère a dit, à son frère et à lui, qu'on ne compte plus les ancêtres, jusqu'aux premiers qui ont planté l'arbre. Ceux qui voudront l'abattre pour construire une large route ou un immeuble, suivant des plans tracés par des impies, mourront avant même de se présenter au village, les uns après les autres, le marabout l'a prédit, avant de rejoindre les siens qui le réclamaient dans le pays de l'eau et des pommiers. L'homme debout, regarde fixement le chantier de l'autre côté de la rue. Les ouvriers ne sont pas revenus. Sur le mur, après la cour, tout au fond, peut-être le dernier mur d'une chambre, une fresque. Les ouvriers ne l'ont pas encore dégradée. Depuis la borne contre laquelle il s'appuie toujours, l'homme aperçoit des palmes, et un ciel. Les palmes géantes sont vertes. On dirait qu'elles bougent. Soudain, l'homme sursaute. Quelqu'un a donné un coup de pied dans les palmes du balai. Il a failli perdre l'équilibre. Des branches en plastique vert, entraînées par l'eau du caniveau disparaissent au coin de la rue. En face de lui, il reconnaît son frère. Il n'est pas seul. Des hommes et des femmes l'accompagnent. Il parle à voix basse avec le photographe de mode, puis il présente son frère à l'équipe : - Il est plus beau que moi, vous trouvez pas ? Il lui prend son balai et le pousse au milieu de la rue pavée, il dit au photographe : - Tu nous prends tous les deux... Tu verras, ça fera un malheur... Ou alors, lui tout seul, avec son costume vert, l'uniforme des hommes-poubelles, son balai de nègre en oriflamme... Qu'est-ce que tu en penses ? Si tu préfères, c'est moi qui le brandirai, l'emblème de la mode... Il éclate de rire. Le photographe s'impatiente : - J'ai pas de temps à perdre... Arrête ton cirque. Tu fais ce que je te dis. On a une série à finir. Tu vas dans le camion pour le maquillage... On prépare les éclairages... Quand je t'appelle, tu viens. L'homme qui regardait la fresque sur le dernier mur de la maison qu'on détruit, traverse la rue, entre dans la cour carrée, se dirige vers les palmes vertes peintes sur la façade. Il n'a pas abandonné son balai. Il le pose contre un morceau de ciel et caresse le vert des palmes, les unes raides, les autres souples. La main noire parcourt la fresque. L'homme ne sait pas que le photographe l'a suivi dans la maison. L'arbre du village n'a pas de palmes. Mais les arbres, le long de la mer plus bleue que le ciel de la fresque, ces arbres-là donnent aux vagues et au sable les palmes brisées par les tempêtes. Combien de palmes il a ramassées pour sa mère et sa grand-mère, et les femmes de son père... Son frère ne l'a jamais aidé. Il disparaissait plusieurs jours de suite, dans la ville proche, et lorsqu'il revenait, il se moquait de lui, obéissant, trop respectueux, il le traitait de nègre de brousse et se vantait de ses exploits en ville, les femmes, l'argent, le jeu... Le frère marche au milieu de la rue, scintillant. Un grand couturier l'habille. Il porte une tunique en forme de cuirasse, le tissu est raide et brillant, argenté, on devine la fermeté des muscles. Il est vêtu comme les légionnaires romains d'une sorte de jupe à pans de cuir métallisé. Il porte des genouillères en fer blanc et des sandales lacées sur les mollets. On s'attroupe, on le regarde. Il est coiffé d'une toque ronde comme un casque. On croit qu'il va tourner une scène de film en extérieur, il serait Antoine sans Cléopâtre... dit-on. Il est maquillé. Il sourit. Le photographe a disparu. On le cherche. Dans la maison en démolition, il photographie l'homme en vert qui lui tourne le dos. Le photographe prend le balai aux palmes vertes, se dirige vers le mannequin, il lui dit : - Tiens, ta bannière... C'est Paco3 qui sera content. Il n'y a jamais pensé... Pourtant... Le photographe ricane : - Je lui donne des idées pour sa prochaine collection... Qu'est-ce que tu en dis ? Le mannequin jette le balai contre le mur, il enlève sa toque et la piétine, il lacère la tunique rigide avec le faux poignard qu'il porte sur le côté gauche, en accessoire. Il marche sur le photographe de mode qui se réfugie dans la maison. Il n'a pas le temps de se dissimuler derrière un pan de mur de la cour, le grand nègre le prend au col et le précipite contre les palmes de la fresque.
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Actualisation : juillet 2007 |