Leïla Sebbar: La jeune fille aux pataugas (1999)

à Djamila-Danièle Amrane-Minne

Elle entend dire que c'est sa fille.

La rumeur de terrasse en terrasse, d'une cour à l'autre cour, jusqu'à l'intérieur des chambres... Chuchotée, murmurée sur les sofas en pierre, dans les bruines de l'eau chaude sur le corps des femmes, perdue au creux de la mosaïque verte et bleue, la rumeur, la voix du diable sous le serpent, la rumeur qui parle en douce et répète à voix basse dans l'oreille attentive la mauvaise nouvelle, la rumeur qui tue. Elle est assise, droite, les jambes en tailleur, drapée dans la grande serviette réservée au bain. Seule. Jeunes et vieilles bavardent dans la sueur, la crasse et la mousse, elles la voient?

Elles parlent entre elles, un secret agile de femme en femme, de la petite fille de l'aïeule, les masseuses se redressent, écoutent, se passent le secret avant de revenir aux épaules et aux hanches douloureuses, trop grasses, au ventre doux des jeunes vierges, aux cuisses des mères au repos, enfin, indolentes et curieuses.

Les mots arrivent à elle.

Le nom de sa fille. Peut-être s'agit-il d'une autre? Pourquoi sa fille? Elle n'est pas la seule à penser à l'époux le meilleur pour elle. Elle sait que chaque femme au bain, mère d'une fille à marier cherche, suivant ainsi la tradition, l'époux le plus accompli: encore jeune, instruit, sérieux, sobre, travailleur, économe, pieux sans être bigot... Elle-même n'a pas choisi son mari. Elle ne lui reproche rien. La femme n'a pas bougé, serrée dans la serviette blanche, elle appuie la tête contre le mur de pierre, elle ferme les yeux comme si les paupières closes pouvaient arrêter les mots malins. Celles qui parlent à voix basse, non loin de la colonne centrale, torsadée, ne la regardent pas. Parfois une petite fille s'échappe du cercle et se dirige vers elle. Elle entend les pas minuscules mais elle n'ouvre pas les yeux. Rien ne la protège du secret répandu en paroles publiques, trop vives et qui se propagent à la vitesse du mal. Elle ne bouge pas. Les yeux clos. Elle entend, accolés au nom de sa fille: café... cabaret... photographie... Ces mots que la décence interdit, ces mots qui suffisent à déshonorer une fille, sa mère, son père, la famille, le clan de génération en génération, et qui contraignent au bannissement, jusqu'à Géhenne, pour l'éternité. Le torse raide contre la pierre qui suinte, le visage renversé comme dans le sommeil de l'extase ou de la mort, elle reçoit les paroles maudites. Elles ne se tairont pas. Et elle... Sa fille... lorsque les cousines et les tantes venaient chez elle en visite, les mères entre elles se consultaient, complices ou rivales. Quelle serait la première cousine mariée? Quel mariage serait le plus beau, malgré la guerre?

Les filles sur la terrasse se racontaient. Elles ne parlaient pas des futurs maris. Sa fille, la plus jolie, la plus studieuse. Elle sera médecin. Sinon, infirmière, c'est elle, sa mère qui dit "infirmière", sa fille répète "médecin et même chirurgien", ça lui fait peur chirurgien. Une femme ne doit pas ouvrir un corps... c'est ce qu'elle pense. Elle ne l'a pas dit à sa fille. Et puis, un soir sa fille n'est pas rentrée à l'heure, comme d'habitude. Elle a attendu la nuit entière. Le père voyageait pour ses affaires, les frères avaient quitté le pays et sa fille, sa seule fille... Elle a alerté la famille, le troisième jour, elle est allée au bain. Elle entend dire que la fille de la photographie, c'est sa fille et que dans les cafés et les cabarets, la photographie circule, on la montre, les hommes la regardent et se la passent. Tous les hommes de la ville ont vu sa fille là où se vendent les femmes... Sa fille est à vendre? Elle est maudite. La malédiction est sur sa maison. Elle n'en doute plus. Elle ne pleure pas. On ne pleure pas une fille qui se vend aux hommes. Sur la table, près de son lit, elle a disposé les photographies de sa famille, les enfants, petits, ordonnés suivant l'âge, les frères et la soeur. De sa fille elle a gardé plusieurs photographies, on la voit seule, elle sourit elle a sept ans puis dix-sept ans. Qui a osé les voler pour les glisser entre les mains des hommes? Elle n'a rien remarqué. Les photographies n'ont pas disparu. C'est elle qui les détruira. Déchirées et brûlées dans la cuisinière. Elle noircira le visage de sa fille au charbon de bois là où elle rit avec ses grands frères. Morte pour sa mère, son père, ses frères, la famille. Morte. Et que Dieu l'appelle à lui, le plus tôt, elle ne veut plus vivre.

Elle sort la dernière.

Les femmes ont bavardé jusqu'à la fermeture de la lourde porte cloutée. Lorsqu'elle a ouvert les yeux, sur le seuil, il faisait nuit. Elle a marché seule comme marche la folle de son quartier, en aveugle. Elle répétait "Ma fille... Ma petite fille... Ma fille... Pourquoi ma fille, si belle, si sage... Ma seule fille."

Dans la chambre, sur la table, près du lit, sa fille rit avec ses frères, sa fille sourit. On frappe à la porte. Si c'était elle? Elle ouvre. Elle reconnaît une cousine. Elles s'assoient l'une en face de l'autre. La mère revient avec le café, les tasses blanches à fil d'or. Elle ne parle pas. La cousine non plus. Elles boivent à petites gorgées pressées, en silence.

La cousine se lève, la mère l'accompagne, elle attend, debout contre le mur du couloir, comme si la jeune fille allait la condamner. La cousine avant de partir, donne une photographie à la mère qui n'a pas bougé.

Assise au bord du lit, près de ses enfants, la mère regarde la photographie. Sa fille sourit. Elle est habillée en soldat de la montagne: un pantalon d'homme trop large, une chemise militaire, des Pataugas, une casquette, un fusil en bandoulière.

Sa fille a pris le maquis.  

Nouvelle parue dans Sept filles, Thierry Magnier, 2003,
sous le titre de "La fille avec des pataugas", pp. 47-53.

Actualisation : juillet 2007