Leïla Sebbar
Voyage en Algéries autour de ma chambre, Suite 1
(Octobre-Novembre 2008)

Octobre 2008

Voyage en Algéries autour de ma chambre. La Casbah de Carine Iriarte à Alger. Au Louvre, les Femmes d’Alger de Picasso. Maïssa Bey et la Villa Paulette de Ténès au Havane-café. Zineb Sédira. Séraphine de Senlis et Alain Vircondelet, Baya et Eliette Loup-Hadjeres. Lettres de Shérazade à Julien, de Julien à Shérazade publiées dans les Petits Cahiers de Dominique Le Boucher (les Cahiers des Diables Bleus)

Les éditions Bleu autour publient le troisième volet de mes Algéries, après Mes Algéries en France et Journal de mes Algéries en France, voici : Voyage en Algéries autour de ma chambre, avec textes et images. Une aventure que m’offre l’éditeur Patrice Rötig. Un abécédaire qui me permet un vagabondage alphabétique à lire dans le désordre, un fil d’Ariane invisible, jusqu’à quel Minautore ? trace un chemin, peu à peu, de l’ombre à la lumière. Le caprice du lecteur est aussi libre et erratique que le mien lorsque j’ai écrit à partir d’un mot.

Des mots qui fabriquent une mémoire de l’enfance algérienne, livres, images, photos, paysages, personnes.
Des mots qui disent une histoire de l’Algérie coloniale, conquête et résistance, fermes, écoles, casernes et bordels.
Des mots qui dessinent avec l’image et la couleur, une tribu mythologique, compagnes et compagnons de mes routes algériennes, présents avec leur Algérie manuscrite.
Des mots endormis, toujours là et qui s’éveillent d’une fiction à l’autre, qui s’exposent, les uns avec les autres, en échos, correspondances violentes, tendres, ironiques.
Tous ces mots qui font la trame de mes fictions, métier à tisser du village natal des Hauts Plateaux, métier nomade qui a traversé la mer tragique de la guerre.

Je poursuis donc une quête qui ne finira pas. C’est pourquoi j’écris, après les quatorze suites du Journal de mes Algéries en France, de nouvelles suites du Voyage en Algéries autour de la chambre, la première commence en ce jour d’octobre 2008.

9 octobre

Je reçois une longue lettre manuscrite de Carine Iriarte que j’avais rencontrée à Angoulême en 2005, au lycée Lisa, à l’invitation de Marc Boutet de Monvel, natif d’Alger au Clos Salembier (dont je parle dans un texte : Il chante en arabe, du collectif Mon père, chèvre-feuille étoilée, 2007). Combien de fois j’ai traversé Angoulême, m’arrêtant sur la place centrale pour boire un café et lire le journal avec D… Je n’ai jamais su, jusqu’à ce jour de janvier 2005, qu’il existe des quartiers d’immigration algérienne et asiatique, à Soyaux, Basseau, Livourne.

Carine Iriarte me parle de son grand-père paternel espagnol né à Mostaganem et de son désir d’Algérie. En août 2008, elle est à Alger où elle se promène dans la Casbah que les Algérois eux-mêmes s’interdisent… avec des amis. Elle prend des photos qu’elle m’envoie, des portes anciennes de maisons ottomanes qui tombent en ruines. La Casbah, citée au patrimoine mondial par l’Unesco, n’intéresse guère les autorités politiques et culturelles algériennes. Cette Casbah que fait vivre Lucienne Favre avec la complicité de l’artiste Charles Brouty dans les années 30-40 n’existera bientôt plus. Les portes photographiées par Carine Iriarte disent que la Casbah vit encore. Les voici. Et aussi les mains de Fatma sur mosaïques. Je vais suivre Carine dans son voyage algérien jusqu’à Bou Saada où elle doit aller à la Toussaint.

La Casbah. Alger, été 2008. Photographies: © Carine Iriarte

15 octobre

Au Louvre avec D. Comme Shérazade les odalisques de Matisse, je poursuis les Femmes d’Alger de Delacroix. Elles obsédaient Picasso qui les visite souvent au Louvre. En 1954, c’est le début de l’insurrection algérienne, Picasso peint et dessine d’après Femmes d’Alger dans leur appartement de Eugène Delacroix (1834). Il met les femmes de Delacroix à nu, les renverse en odalisques, les déguise en femmes turques avec turban, il s’amuse, il provoque. Des femmes algériennes libérées avant l’heure ? La guerre de libération leur a donné l’illusion de la liberté. Quelle liberté aujourd’hui avec un Code de la famille encore en vigueur ?

19 octobre

Au Havane Café avec Maïssa Bey à qui je donne Voyages en Algéries autour de ma chambre. Elle a écrit un texte sur Ténès, sa ville. La ville de mon père. Maïssa me parle de la Villa Paulette. Une carte postale à l’entrée Bordel (je l’ai achetée dans une brocante) « Harem des Montmartroises, Villa Paulette, Ténès. » La Villa est une jolie maison mauresque, un café chantant au début du 20e siècle comme dans les romans de Elissa Rhaïs et Étienne Dinet, une maison de rendez-vous pour les notables de la ville, une guinguette dans les années 20, Janine l’institutrice et Roger Azzopardi le colon y ont dansé, c’étaient les années Bonheur. La Villa est devenue un simple café. Maïssa me dit qu’elle est abandonnée, aujourd’hui, en ruines, comme la fameuse maison face à la mer, à l’autre bout d’Alger, maison fantôme sur un rocher, fenêtres noires la nuit, bleues le jour. Existe-t-elle encore ? (J’avais vu en octobre 2006 rue Mazarine, une exposition de Zineb Sedira, une jeune Algérienne de Londres, ses photos de la maison hantée d’Alger, j’ai laissé un message pour elle, sans suite.) Maïssa me parle, en riant de son beau rire de femme du Sud, du bordel, derrière la rue Leblanc, au pied des remparts, promenade interdite aux jeunes filles. Existe-t-il encore ?
Une Singer… Maïssa feuillette le livre s’arrête à Singer : « Ma mère avait une machine à coudre Singer. » Je pourrai bientôt établir une carte des familles à Singer en Algérie… en France et dans les anciennes colonies françaises.

 

Séraphine de Senlis

Née en 1864, morte sous l’occupation à l’asile psychiatrique de Clermont-de-l’Oise. Femme de ménage, Séraphine de Senlis peint. Comme Baya de Blida. Certains de ses tableaux sont étonnants, L’arbre de vie, L’arbre du paradis, fruits, fleurs, bouquets pommes raisins mêlés, lilas et plumes de paon, on les regarde longtemps, éblouis.

Alain Vircondelet, fidèle compagnon de mes Algéries, fidèle à l’Algérie, sa mère, comme le disait Jean Pélégri (il publie avec d’autres écrivains du Maghreb de toutes confessions, un texte sur sa mère dans le recueil Ma mère, publié aux éditions Chèvre-feuille étoilée, on comprend, ce qu’il dit rarement, que sa mère est une Kabyle christianisée, je le dis parce qu’il le laisse entendre dans ce texte et déjà dans Une enfance algérienne), donc Alain Vircondelet réédite chez Albin Michel en 2008 un livre consacré à Séraphine de Senlis : Séraphine, de la peinture à la folie. Séraphine aurait aimé follement un jeune officier qui lui aurait promis au retour de la campagne d’Algérie (on est en 1880, la conquête des Territoires du Sud se poursuit, après nombre d’insurrections réprimées dans le sang) de se fiancer avec elle. À l’asile, Séraphine délire. Elle raconte la rencontre, les promesses de mariage, les récits guerriers du jeune et beau Cyrille. Elle a attendu l’officier jusqu’à sa mort. Une belle histoire pour une nouvelle… que je n’écrirai pas.

Je reçois, à l’instant, un courrier de Eliette Loup-Hadjeres qui poursuit mon instruction par timbres… Le dernier à l’effigie du peintre Baya. Née en 1931, Baya (Fatma Haddad) est orpheline à 5 ans. Elle ne va pas à l’école. Recueillie par Marguerite Benhoura à 10 ans, elle dessine. Conte de fées, 1947 exposition avec un texte de André Breton… Elle rencontre Picasso à Vallauris en 1948. À Blida où elle vit avec son mari, maître de musique andalouse, elle poursuit son œuvre. Elle meurt en 1998. (timbre Baya)

Drame rural. Une histoire étrange. Sera-t-elle un jour éclaircie ? Les enquêtes de la gendarmerie ne donnent aucun résultat. Un jeune chevrier, Hugues Bourgeois, s’installe dans le Puy-de-Dôme à Le Teilhet, achète des terres et élève des chèvres pour produire du fromage bio, en 2006. Les terres étaient, dit-on, convoitées par d’autres personnes. Lesquelles ? Paysans, promoteurs, industriels ? Le jeune chevrier des Combrailles reçoit des menaces de mort, des chèvres sont abattues, la grange est incendiée. Il dit qu’il restera.

 

Dominique Le Boucher qui vit et écrit avec l’Algérie et l’Afrique de la banlieue depuis l’enfance, écrit des textes illustrés par Louis Fleury dans la revue qu’elle a fondée : Les Cahiers des Diables Bleus. Elle m’envoie un joli livre de sa collection des Petits Cahiers : Lettres de Shérazade à Julien et de Julien à Shérazade de février 2006 à juillet 2007. Des lettres que j’écris et que je publie depuis plusieurs années après la trilogie Shérazade, pour retrouver Shérazade mon héroïne et Julien sa préférence, d’un pays l’autre, du Maghreb au Moyen-Orient, d’Alger à Jérusalem, avec Paris comme chambre d’amour. Ils s’écrivent encore dans Voyage en Algéries autour de ma chambre, cette fois de Paris et de Moulins dans l’Allier. Shérazade traverse la Loire pour le musée du costume à Moulins où sont exposés les orients des Mille et une nuits dans les étoffes et les turbans les plus extravagants. (couverture livre + dos livre)

 

 

Novembre 2008

Colonisation israélienne en Cisjordanie. Talibans en Afghanistan, jeunes filles vitriolées. Pierre de patience, Syngué Sabour. Lyon. Béatrice Dubell, El-bi’z-le puits, militants algériens et chrétiens à Lyon pendant la guerre d’Algérie. Chérie Lili, portrait filmé par Ferdinand Pignon.

Photographies de Fathia Toumi (2007)

Partout des colonies israéliennes, dans le Golan occupé en 1967, annexé en 1981 et en Cisjordanie. De la Palestine, que reste-t-il ? Quelles terres encore aux Palestiniens ? On sait comment le mur annexe champs, vergers… sans vergogne. On sait comment des colonies de peuplement légitimées par les autorités d’Israël s’imposent par la force militaire coloniale en territoire palestinien. On commence souvent par délimiter l’emplacement du cimetière… Colonisation pour des générations et des générations. Rien pour s’opposer à cette somme d’injustices, ni les résolutions internationales jamais appliquées, ni les protestations locales politiques… ni les interventions des groupes favorables à la paix et au partage équitable pour deux états viables… L’Europe et ses vœux pieux (c’est l’Europe qui permet aux Palestiniens de survivre). Rien n’y fait. Que reste-t-il ? Une nouvelle guerre de libération menée par des frères ennemis, Hamas et Fatah ?
J’entends à la radio : « 600 maisons palestiniennes détruites par Israël à Jérusalem-Est… 1 600 maisons détruites dans la Cisjordanie. » Détruire pour prendre la place, judaïser par la force la Palestine, ce qu’il en reste pour justifier l’affirmation réitérée « la Judée-Samarie est juive depuis toujours, elle nous appartient… Dieu, notre Dieu, l’a voulu ainsi… » La décision est à Dieu pas aux hommes sur terre ?

Et l’Afghanistan… Après l’URSS les USA et leurs supplétifs dont la France. Des forces néocoloniales qui exaspèrent le fanatisme des talibans, leur folie meurtrière contre les femmes. Sept jeunes filles vitriolées à Kandahar, parce qu’elles vont à l’école. 640 écoles de filles fermées sur ordre des talibans. Que les Afghans et les Afghanes se battent, « comptent sur leurs propres forces » pour un pays de droit, un pays libre où les femmes ne seront plus persécutées. Qu’ils ne comptent ni sur l’Occident ni sur les pays dits « Frères » parce qu’ils sont musulmans. Pas de Frères, seulement des alliés et des ennemis…

Un fait remarquable. Le prix Goncourt attribué au roman de langue française d’un écrivain afghan Atiq Rahimi, Syngué Sabour, Pierre de patience, « sabour », patience, le nom de mon père, transcrit autrement, le mot arabe est passé dans la langue afghane, parce que, je pense, c’est le 99e nom accordé au Dieu de l’Islam. Les mots arabes de la langue du Coran ont ainsi essaimé dans les langues étrangères des pays musulmans. Atiq Rahimi dit qu’il a eu la chance d’aller à 10 ans à l’école française puis au lycée français et de fréquenter l’Institut culturel français dans son pays. Il vit entre la France et l’Afghanistan confiant dans les forces vives et libres de son pays. Il a les yeux verts.

 

21 novembre

Lyon. Pour une rencontre à la médiathèque de Vaise, avec Chantal Michel et la comédienne Élise Le Stume. Avant la rencontre, je déjeune avec Fatiha Toumi et Béatrice Dubell, réalisatrice du documentaire : El-bir-le puits. Béatrice participe à un travail sur la mémoire des réseaux franco-algériens dans la région lyonnaise pendant la guerre d’Algérie (Grand ensemble, Atelier de cinéma populaire). Albert Carteron, un prêtre, a aidé des militants algériens dans la clandestinité des années de la guerre. On l’a surnommé El-bir, le puits, parce qu’il a su garder le secret. Le film de Béatrice Dubell met en scène des hommes et des femmes qui témoignent de leur combat : Amor Ghezali (militant du PPA – Parti du Peuple Algérien –, il est incarcéré dans un camp à Aflou d’où il est libéré en 1957). Hamid Gharib, d’abord MNA puis FLN à Villeurbanne, il est incarcéré et torturé dans le commissariat de la rue Vauban. Hadria Gharib rejoint son mari Hamid à Lyon, elle est accueillie par une famille française.


Mathé Polette et Hadria sont toujours amies. Mathé reçoit dès 1956 à Villeurbanne, des chefs du FLN. Son mari Jean milite au FLN, leur maison devient le QG de la Willaya de Lyon. Jean-Antoine Siber de Faultrier milite pour le droit à l’indépendance algérienne de même que Louis Coste-Charrère qui vient de terminer son service militaire en Indochine.

Ces hommes et ces femmes parlent, filmés par Béatrice Dubell. Ils sont assis deux à deux, parfois seuls, et ils disent simplement, dans un espace dépouillé et neutre qui ne parasite pas les mots de la mémoire politique, ce qu’ils ont vécu. Ils n’héroïsent pas, ils disent leurs convictions, leurs difficultés, leurs souffrances, ils disent la solidarité dans le groupe du prêtre Albert Carteron, des révolutionnaires sans autre ambition que la libération de leur pays natal l’Algérie où ils ne vivent pas les dernières années de leur vie (il faudrait un autre film de leurs années lyonnaises dans l’exil). Une mise en scène sobre, efficace, pas de mise en spectacle. Ils sont là, présents de leur seul corps, de leurs mains et de leurs voix, on les regarde, on les écoute, on voudrait les entendre encore, réfléchir avec eux.
Un film grave et léger comme une épure.

Photographies de Ferdinand Pignon (2008)


Pour ne pas quitter le documentaire. Un portrait filmé de Chérie Lili, Chérie Lili, de mon fils Ferdinand. « Chérie Lili », c’est ainsi que l’appelait son « papa », vit dans la rue du côté de la place de la République, à Paris, depuis trois ans. Ferdinand la voit souvent, il décide un jour de la filmer. Il la filme. Le portrait est bouleversant. La caméra pudique et sensible. L’Africaine parle, fait de grands gestes de ses belles mains noires, mimant les bruits d’une batterie, racontant l’histoire de l’enfant Jackson devenu grand et jouant devant plus de mille personnes. Elle parle le français parfait des missions chrétiennes en Afrique « dieu a fait qu’il connaît la batterie depuis toujours, à l’avance, Dieu travaille comme ça ». « Le petit Jackson, dit-elle, a mangé des rats quand sa grand-mère est morte… » « Avec Dieu il est devenu grand. » Elle sourit, elle rit, de l’ironie dans ses yeux, un regard noir à la fois intense et doux « Avec un rien, avec ton Dieu si tu es devenu fourmi, tu peux devenir éléphant… mais oui… Je suis dans la rue et j’observe, je comprends des choses… »
Chérie Lili s’appelle Lili Lokwa.

Photographies de Ferdinand Pignon (2008)

 

Actualisation : décembre 2008