Leïla Sebbar
Voyage en Algéries autour de ma chambre, Suite 10
(Janvier –Février 2010)

Le voyage, le mien à travers Paris, la France et le monde par presse et images interposés, le voyage des compagnes et compagnons, récits et photographies, dessins… Je relie tout cela dans ma chambre à Paris, à la plume, Catherine Dupin l’envoie à Carole Netter aux USA, elle le met en ligne. C’est grâce à ces amies en communication que je poursuis mes voyages autour de ma chambre.

 


Janvier 2010

Boulangerie et diversité. La fresque murale de l’école de la Cour des Noues. Aquarelles de la Dordogne. Une enfance tunisienne, une enfance corse, Aflou. La Singer en Thaïlande. La « Villa Algérienne » d’Arcachon. Le chauffeur de taxi algérien. L’imam de Drancy. Diam’s et Fadela.

La Tartine ne s’appelle plus La Tartine. Nouveau propriétaire, nouveau papier pour le pain. La diversité, c’est le mot aujourd’hui pour dire les minorités arabes, africaines, turques… On a peur d’ethniciser, on hésite encore sur le mot métissage, bien que le Président Sarkozy l’ait employé dans son discours sur l’identité nationale, donc la diversité gagne la boulange, ceux qui fabriquent les produits autour du pain. Sur le dernier sachet en papier (je m’amuse à garder les sachets dans lesquels les boulangères glissent le pain), on voit trois enfants à genoux qui mangent des viennoiseries, deux garçons bruns et une fille blonde, un trio Black (léger)/Blanc/Beur (léger aussi). 100 % biodégradable. Recyclable.


 

Janvier 2010

Dans l’école de Lucien Igor Suleïman, la Cour des Nones à Paris, Sébastien a fait une fresque murale (comme il l’avait fait au Cambodge dans l’hôpital de Phnom Penh). Des musiciens en décembre 2009, Zarafa la girafe dans une jungle avec la tour Eiffel au fond et King Kong en janvier 2010 (Lucien Igor Suleïman aime beaucoup la tour Eiffel).

De ses jours passés à la Gonterie en Dordogne, Sébastien a peint des aquarelles du village, de Brantôme inondée l’abbaye en fond, les paysages de la Dordogne l’hiver. Férit Iscan, l’ami de Jean et Hélène Vaugeois, un artiste peintre turc, a suivi la rivière Dordogne à travers des aquarelles.



La Gonterie (Dordogne). Hiver 2009/2010. Sébastien Pignon.



Paysage Dordogne. Hiver 2009/2010. Sébastien Pignon.



Brantôme inondée. Hiver 2009/2010. Sébastien Pignon.



Brantôme, la Dronne. Hiver 2009/2010. Sébastien Pignon.


Début janvier 2010

Je termine deux recueils collectifs de récits d’enfance, inédits, poursuivant le voyage de la Méditerranée et de l’exil. Avec Sophie Bessis, Une enfance tunisienne (Elyzad), avec Jean-Pierre Castellani, Une enfance corse (Bleu autour). Ils seront publiés en mars 2010. Dans chacun des photos des auteurs enfants. Comme le texte, les photos racontent une histoire. Je pense à d’autres recueils, toujours du côté de l’enfance.

Recherche fébrile de photographies d’Aflou pour le livre Aflou, djebel Amour avec Jean-Claude Gueneau et Nora Aceval. Y aura-t-il une coédition Bleu autour-Casbah ? Le livre serait ainsi publié à Alger et je pourrais aller pour la première fois à Aflou où je suis née, Aflou pour moi, l’inconnue. Et puis aussi des photos destinées à un livre d’entretiens que Patrice Rötig souhaite mener à bien avec moi en janvier 2010. Il faudrait tout relire pour un travail sérieux. Pas l’énergie. Quelles photos retenir depuis les aïeux jusqu’à quand ? Aujourd’hui, non. Surtout des photos de photographes professionnels, photographes d’écrivains, ça ne m’intéresse pas. Celle de Bourg-Lastic (en 2004) dans la Jeep qui nous conduisait jusqu’au carré des tombes musulmanes des enfants de harkis forestiers, au milieu des bois. Si Pierre Thomas la retrouve dans les archives numériques.

Début janvier

Fatiha Toumi, grande voyageuse, n’oublie jamais la Singer. En Asie la Singer permet encore aux femmes de vivre avec le travail à domicile. Après le Vietnam, la Thaïlande où le tourisme sexuel est toujours florissant des rues entières habitées par des adolescentes qui proposent des massages, prostitution sur la plage de Patong, dans les bars… Rien n’a changé en décembre 2009.



Photos Singer prises par Fatiha Toumi en Thaïlande.

 

20 janvier

Je reçois, de Alain Mascarou, une photo prise à Juan-les-Pins, Villa el djezair, à vendre avec son parc et une carte postale ancienne de la Villa Algérienne des environs d’Arcachon dont m’avait parlé Patrice Rötig. Elle n’existe plus. Alain Mascarou traduit pour les éditions Bleu autour les nouvelles turques de Sait Faik. J’avais rencontré ses élèves dans un lycée à Paris, pour parler de ma nouvelle des Hauts Plateaux, Le Vagabond. Ce qui leur a plu en 4e de couverture « bâtard fils de pute… ». Pas seulement.
J’aime ces signes de voyages autour de Mes Algéries en France.

 



Carte postale


Annick Gueneau, la femme de Jean-Claude Gueneau, « L’appelé d’Aflou » dont le récit de guerre à Aflou 1961-62 est publié dans Aflou djebel Amour (Bleu autour, 2010), me téléphone. Elle me raconte, de sa jolie voix, un dialogue avec un chauffeur de taxi à Paris. Le chauffeur est algérien. Il parle de l’Algérie :
Elle – Vous connaissez des écrivains algériens ?
Lui – Oui. Oui.
Elle – Leïla Sebbar, vous la connaissez ?
Lui – Oui, bien sûr.
Elle – Et Isabelle, Isabelle…
Lui – Eberhardt. Je la connais. Et vous savez que Étienne Dinet, le peintre, a vécu en Algérie, à Bou Saada, comme un Algérien, c’était pas un orientaliste.
La suite ? Je ne saurai jamais qui était cet algérien taxi lettré.

 

22 janvier

L’imam de Drancy, Hassen Chalghoumi, s’oppose au port du voile intégral que le Coran ne prescrit pas. Un commando l’a attaqué dans la salle de prière de la mosquée de Drancy, en le traitant de « Traître, suppôt des Juifs, apostat ». On m’a raconté que dans le XIe à Paris, le soir de la victoire des Algériens au foot, des jeunes criaient « Heil Hitler » dans les rues… L’antisémitisme de certains garçons musulmans n’est plus à prouver. Affligeant.

 

23 janvier

Cent vingt-trois Kurdes de Syrie, familles avec enfants, ont débarqué en Corse vers Bonifacio. Mystère de leur arrivée. Discrète. Pas de barque pas de passeur. Ils sont là sur la plage, un matin. Ils ne parlent pas. Ils n’ont pas de papiers. En Syrie ils n’auraient pas de papiers d’identité. On les disperse dans des camps en France. La suite ?

Diam’s la chanteuse convertie à l’islam porte le hijeb. Paroles « Tu me fais peur Fadela (Fadela Amara) tu ressembles à une sorcière… » La secrétaire d’État avait déclaré à propos des violences en banlieue qu’il fallait les combattre au « Karcher ». Elle parle comme son maître Sarkozy ? Je l’ai connue avant son accession au gouvernement elle n’aurait prononcé ces mots-là.

 

Février 2010

Lucien Igor Suleïman a 4 ans. Comptoir. « Journée sans marques ». Paedophilia de Anne Leclerc, édition de Nancy Huston (Actes Sud, 2010). Métro. Eliette Loup-Hadjeres. « Un Orient de consommation ». Le café social de Belleville, chibanis. Les Camondo au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme.

 

5 février

Lucien Igor Suleïman a 4 ans.
Il a soufflé une bougie posée sur un 4 doré. J’ai écrit pour lui une histoire dans le grand cahier rouge au papier gaufré, Le violoncelle de Suleïman. Il la lira plus tard en texte et images de son père Sébastien, comme Zarafa la girafe écrite pour ses 3 ans et peut-être les 7 autres pour ses 2 ans, dans le grand cahier rouge. C’est Saskia qui les garde.
Il regarde avec un grand sérieux un carnet de voyages dans Paris où Sébastien, son père, dessine des scènes de rue et de métro. Il parle de violoncelle, de Beethoven, de Kirikou la sorcière, des dessins animés qu’il connaît bien, il en récite certaines scènes.
Il aime beaucoup les sorbets Berthillon, la poire et la mangue. Il s’enferme dans la cuisine pour gratter le sorbet.

 

5 février

Je vais chez Catherine Dupin pour mes textes. Au comptoir du café Le Sancerre, en face de l’hôpital « La Salpêtrière », je relis une nouvelle. Un client arrive, 75 ans environ. Le patron :
– Tu as rajeuni. Ils te piquent avec du sang de jeune ou quoi ?
Le patron lui sert deux ballons de rouge à la fois, à côté un verre d’eau. Quelques minutes plus tôt l’homme disait :
– Je monte les escaliers comme un jeune homme, depuis que je bois de l’eau. Même la nuit, je marche sans ma canne. C’est formidable.

 

10 février

Une opération particulière au lycée Jean Renoir à Bondy. « Journée sans marques » « Démarquez-vous ». Un geste transgressif quand les jeunes, conformistes, suivent la mode des marques et font des petits boulots pour s’habiller « comme il faut » sinon, comme ils disent, « les autres ne les calculent pas ». Alycia, Leïla, Sihem, 16 ans, en 1re ES ont lancé cette journée. A-t-elle été suivie, a-t-elle donné lieu à débats… Le Parisien ne le dit pas. La presse est ainsi, elle épingle un fait, le lecteur connaît rarement la suite. Pour inciter le lecteur à « faire travailler son imagination » comme disait Céline ?

 

10 février 2010

Après les pédophiles prêtres de l’Église catholique américaine, de l’Église catholique irlandaise, voici les prêtres pédophiles de l’Église catholique allemande où des jésuites sont mis en cause pour abus sexuels dans de prestigieux collèges qui ont formé les élites du pays.

Une analyse magistrale de la pédophilie est publiée à titre posthume en ce début 2010 : Paedophilia ou l’amour des enfants, Actes Sud, Annie Leclerc, par les soins de Nancy Huston une amie de Annie Leclerc. Nancy Huston rappelle, dans sa préface, que nous avions publié, au début des années 80, Nancy Jouer au papa et à l’amant, moi Le pédophile et la maman, des essais où nous tentions de réfléchir à ces questions posées, alors, par l’attitude de certains intellectuels français qui défendaient la pédophilie au nom de la liberté sexuelle des enfants, militant ainsi pour leur propre plaisir sexuel. Je ne rappellerai pas les attaques dont nous avons fait l’objet.

Annie Leclerc qui avait publié en 1974 le fameux Parole de femme avait accumulé des notes sur la pédophilie, jamais publiées. Paedophilia répare le silence des philosophes sur un sujet délicat dont les médias parlent d’abondance, sans jamais analyser le phénomène. Ce que tente avec finesse, intelligence, efficacité Annie Leclerc en interrogeant le trouble, l’ambivalence du côté de l’enfant, les ruses, douceur et violence mêlées du côté de l’adulte.

Il faut lire ce livre pour ne pas rester dans la sidération paralysante devant ces faits qu’on classe dans les « faits divers ».

 

12 février

Dans le métro Italie – La Courneuve
Deux SDF, boîtes de bière, une chacun.
L’un casquette Nike, l’autre bonnet à rayures tiré sur les sourcils.
L’un – On a bien fait nos affaires, mon frère.
L’autre – Ouais.
Station Richard Lenoir
L’un – Là c’est les assistances sociales.
L’autre – Ouais.
L’un des deux s’endort, sa boîte de bière tombe, se vide dans ses tennis et sur le sol du wagon.
L’un – Merde. Merde.
L’autre – C’est ta dernière bière.
Il la ramasse.
Station Bréguet-Sabin.
L’autre – Là y avait un squat. C’est fini… Dors pas. On va arriver.
La boîte de bière tombe. « Merde. Merde. »
L’autre – Tu vas plus en avoir de la bière, fais gaffe.
Il lit la Une d’un journal gratuit
le coin de la vie quotidienne
Station Quai de la Rapée
L’autre – Tu te rappelles. On mangeait bien là. C’était Simone.
L’un – Simone ou Georgette je me souviens pas, mais c’est vrai qu’on mangeait bien. C’est fini.
L’autre – Ouais c’est fini.
On arrive c’est place d’Italie.

 

15 février

Je ne réussissais pas à joindre Eliette Loup-Hadjeres par téléphone. Samira Négrouche non plus et Nadjet Khadda n’avait pas de nouvelles de Eliette.

Ce matin, une voix de petite fille au téléphone depuis Alger, c’est Eliette. Elle n’a pas quitté l’Algérie après l’indépendance pour laquelle elle s’est engagée. C’est Henri Alleg qui m’a parlé d’elle. Eliette ne veut pas raconter ses années de résistance algérienne. Elle me parle de Mon cher fils qu’elle a reçu, elle l’a lu et aimé. Elle déplore la fatigue qui l’empêche d’aller à la Grande Poste. Eliette ne quitte plus son quartier, Hussein Dey, où elle connaît tout le monde, elle rencontre ses anciens élèves, donne des livres aux enfants, bavarde au marché, elle était institutrice. Le jour où l’Algérie a gagné au foot, elle a pris des photos des Algériens en liesse, elle craignait qu’on la prenne pour une étrangère, « J’ai pleuré. C’était comme le premier jour de l’indépendance. » Sur les murs « Fiers d’être Algériens ». Eliette dit qu’elle m’enverra ses photos.

Une petite fille lui a apporté un bouquet de fleurs jaunes, des vinaigrettes que Michèle Perret évoque dans son livre Terre du vent (L’Harmattan, 2009). J’en ai parlé dans la Suite 9.

 

Jeudi 18 février

Avec D. vers Le fumoir après le Pont des Arts. Sur la place de l’Institut à l’Académie des Beaux Arts, une exposition : Un Orient de consommation par Edhem Eldem de l’Université d’Istanbul. Affiches, cartes postales, objets, livres, depuis le Maroc jusqu’à Istanbul, la Méditerranée musulmane regardée, représentée, « consommée » par l’Occident.

Un beau catalogue riche en iconographie, un texte de Edhem Eldem documenté, passionnant. Je découvre qu’il existe un album Bécassine chez les Turcs (1911) (Bécassine n’a jamais franchi le seuil de la maison d’école de mes père et mère). Je le chercherai d’une brocante à l’autre au cours de mes voyages en France. Je découvre aussi que Jacques Ferrandez, l’auteur des Carnets d’Orient et du portrait d’Isabelle Eberhardt dans Mes Algéries en France (Bleu autour, 2004) a publié un livre illustré de ses aquarelles : Istanbul (Casterman, 2000).



4 cartes postales

 

26 février

Boulevard de Belleville. Les trottoirs de ce qu’on n’appelle plus le Tiers-monde mais Pays en développement, Pays émergents… La pauvreté désœuvrée qui déambule, plus pauvre que dans les villes des Pays sous-développés, j’ose cette expression qui n’est pas « politiquement correcte ». Avec D. nous allons au rassemblement devant le café social rue de Pali-Kao, cambriolé dix fois depuis un an… Il existe depuis 2003. Pourquoi un tel acharnement contre ce Café social de Belleville consacré aux chibanis du quartier « vieux migrants précaires » que l’association Ayyem Zamen aide pour leurs droits sociaux. Dans le local-café une grande pièce et des chibanis attablés. Ils parlent entre eux. Ils boivent un mauvais café (je l’ai bu au comptoir, je sais qu’il n’est pas bon), ils parlent, ils ne jouent ni aux cartes ni aux dominos, ils patientent. Je n’ai pas photographié ces hommes, sans carte de presse c’est impossible (j’avais vu l’information le matin même dans Le Parisien au café L’alouette rue de la Glacière, « fondé en 1967 »). Je n’ai pas parlé avec eux. Des journalistes prenaient des photos, recueillaient leurs propos (je n’ai rien lu dans Le Parisien le lendemain).

Les cafés arabes, qu’on appelait ainsi naguère, où se retrouvaient les chibanis, disparaissent. C’est pour cette raison que j’avais, il y a quelques années, demandé à des amis écrivains un texte de fiction inédit pour le collectif Les Algériens au café (ed. Al Manar-Alain Gorius, dessins de Sébastien Pignon, Paris, 2003). Les Arabes (les fils de ces chibanis ?) tiennent des cafés français où ne viennent pas les derniers chibanis. Ils vont dans les cafés Loto pmu Tiercé tenus désormais par les Chinois (à Paris) pour jouer le dimanche à Paris et en province. Bientôt on ne les verra plus. Leurs enfants ne jouent pas au tiercé ou rarement ils ont d’autres sources de revenus, plus sûres. Les chibanis auront une stèle à leur nom, en français et en arabe dans un carré musulman de France. On peut aussi les voir, dessins à l’encre de Chine, dans Mes Algéries en France (ed. Bleu autour, 2004). Ils vivent sur le papier dans les cafés disparus.

 

Fin février

Au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, une belle exposition sur la famille Camondo. Pierre Assouline a publié Le dernier des Camondo (Gallimard, 1997). Une famille séfarade exceptionnelle. Grands banquiers esthètes et philanthropes. Espagne, Constantinople (Pierre Loti aurait-il pu rencontrer Abraham-Salomon Camondo, l’ami des sultans ?), Italie où le roi Emmanuel II offre le titre de comte à l’un des fils Camondo pour ses précieux services, Paris, où l’hôtel particulier de Nissim de Camondo est aujourd’hui un musée.

Rappelons que durant le séjour ottoman, la famille Camondo fonde et finance les écoles de l’Alliance Israélite Universelle, où le français est la langue enseignée. On retrouvera ces écoles dans tout le bassin méditerranéen. Lucette Heller-Goldenberg, fille du fondateur des écoles de l’AIU au Maroc, en a souvent parlé dans ses publications.

 

Actualisation : mars 2010