Leïla Sebbar
Voyage en Algéries autour de ma chambre, Suite 11
(Mars – Avril 2010)


Descendant la rue des micocouliers depuis la place d’Italie jusqu’à la Salpêtrière, chez Catherine Dupin, je m’interroge sur l’intérêt, la pertinence de ces suites de Mes Algéries en France dans le monde. Je tiens ce journal avec texte et images, c’est mon plaisir, je peux continuer indéfiniment, c’est comme autant de livres dont je ne sais qui les lit, sauf rencontres de hasard. J’écris à la plume, c’est ma liberté, c’est aussi ma solitude.

 

Mars 2010

Place Émir Abd el-Kader à Lyon. Publicités, la Noire et la Blanche. Les cigognes de Sylvette et de Nora. Colonisation de la Palestine. Anne-Marie Alazard en Algérie, été 2009. Chez les Turcs à Paris. Corba, chorba ; ocak, oudjak. Les vinaigrettes. Les Meddahs, musiciens des Hauts Plateaux avec Nora Aceval.

 

Début mars

J’ai évoqué le passage de l’Émir Abd el-Kader à Lyon dans la trilogie de Mes Algéries en France. Fatiha Toumi m’envoie deux photos de la nouvelle place Émir Abd el-Kader à Lyon « Humaniste. Philosophe. Père fondateur de l’État algérien ».

Photo de Fatiha Toumi (Lyon, 2010).

 

8 mars

Affiches pour la Redoute. Les prisonnières en maison d’arrêt commandent toujours à la Redoute ? Sur catalogue ?

Dans la peinture orientaliste la scène érotique récurrente, la blanche et la noire au bain, dans la maison, la chambre, le salon de musique, le harem… La maîtresse et son esclave noire, l’odalisque et sa domestique noire. Sur les murs de la station Glacière dans le métro, deux affiches de la Redoute. La blanche et la noire. Sur l’une, la blanche devant, la noire derrière, sur l’autre, la noire devant, la blanche derrière, debout, elles présentent vêtements et accessoires. La noire est métisse, elle a des cheveux longs défrisés comme la journaliste Audrey Pulvar qui ne présente plus le journal de la 3.

Alors que la publicité sexualise tout ce qu’elle présente, dans ces deux affiches, aucun érotisme.

Station Opéra. Des affiches Kenzo. Deux femmes, une blanche et une noire dans le désert ou plutôt des dunes de sable. Étoffes noires et blanches, formes incertaines façon boubous, elles sont debout, l’une contre l’autre, geste saphique, explicite.

Une publicité étrange, interdite dans le métro. Le titre J’accuse, un album du chanteur Damien Saez. Pour protester contre l’utilisation de la femme-objet dans la publicité, J’accuse propose la photographie d’une femme nue dans un caddie de centre commercial, jambes écartées comme sur l’étrier d’un cabinet gynécologique… Une publicité polémique qui bénéficie au chanteur plus qu’aux femmes. La femme n’est pas entièrement nue, elle porte des chaussures à talons aiguilles, noires.

 

10 mars

Sylvette Dupuy, petite-fille de Aimé Dupuy, l’auteur du livre sur l’École normale d’instituteurs de Bouzaréa à Alger, que mon père m’a donné, m’envoie un « Mur des cigognes », « L’Alsace pittoresque », depuis les Cévennes, parce que j’aime les cigognes. Nora Aceval photographie des cigognes sur les Hauts Plateaux algériens. Elles sont si haut perchées. Je les verrai avec Nora au printemps 2011, elle me l’a promis.

 

14 mars

Projet de construction d’une synagogue sur un terrain saisi à des Palestiniens. Israël prétexte l’illégalité des constructions palestiniennes à Jérusalem Est pour les remplacer par des centaines de logements israéliens coloniaux. À Bethléem 112 logements pour les colons israéliens. Un État palestinien sur quel territoire géographique ?

 

Mi-mars 2010

Anne-Marie Alazard avait lu les textes du recueil collectif C’était leur France (Gallimard, collection de Pierre Nora, 2007). Je l’ai rencontrée en juillet 2007. Elle m’a confié un récit d’enfance et des photos algériennes publiées sur le site américain de Carole Netter, (http://clicnet.swarthmore.edu/leila_sebbar/). Je retrouve Anne-Marie en février 2010. Voici son été algérien 2009. Je rappelle brièvement qu’elle est née à Alger, qu’elle a vécu à Blida, Marengo, Vialar. Après le lycée Delacroix, c’est l’École Normale d’institutrices de Ben Aknoun à Alger. Elle quitte l’Algérie en juillet 1960. Elle y revient en 1982, 2007 et 2009.

Mon voyage en Algérie (juillet-août 2009)
Par Anne-Marie Alazard (Photos A.-M. Alazard)

 

Je suis repartie « là-bas » non plus sur les traces de ma jeunesse, comme ce fut le cas deux ans plus tôt, mais invitée par les amis algériens dont j’avais fait la connaissance lors de mes précédents voyages, je voulais partager leur vie de chaque jour, rencontrer leurs amis, leurs familles, vivre à leur rythme, ce que je n’avais jamais fait. Lorsque j’étais enfant ou adolescente, si près et pourtant si loin d’eux !

La plage

J’ai eu la chance, les premiers jours, d’habiter chez des amis, dans une maison sur la plage de « la madrague ». Bien sûr les souvenirs qui y étaient rattachés sont revenus en force dès mon arrivée ! (Les dimanches en famille, dès que le printemps arrivait, etc.) Le soir le bruit des vagues jusque dans la maison.

Dès le lendemain, sans nostalgie, je me suis promenée vers le port que je ne reconnaissais pas.

De la fenêtre de la maison, je voyais un ballet étrange se dérouler chaque jour : le matin, après le lever du jour, deux jeunes hommes nettoyaient la plage – dans de grands sacs-poubelle ils jetaient canettes de soda, de bière, papiers gras et autres détritus… Vers 10 heures, arrivaient des familles, des femmes avec leurs enfants et quelques jeunes garçons. Des femmes en maillot de bain une pièce, d’autres plus couvertes, se baignaient en poussant de grands cris. Vers 18 heures la plage se vidait de ses occupants. Au soleil couchant, d’autres groupes venaient occuper la place, plus de toilettes bariolées, plus de maillots de bain, mais des femmes habillées, accompagnées des maris et des enfants, tout le monde se baignait jusqu’à la nuit tombée.

Sur cette plage nul écriteau pour indiquer les heures des uns ou des autres, d’un accord tacite, l’emploi du temps s’était établi…

Suivant les plages, Alger, Club des pins, Moretti, Sakket près de Béjaia, Oran… toutes sortes de maillots de bain. Du maillot de bain deux pièces, les mêmes que sur les plages françaises, laissant deviner les formes souvent généreuses de certaines jeunes filles, jusqu’au maillot une pièce, très mode ou plus classique. Et dans une même famille il n’était pas rare de voir des adolescentes ou des jeunes femmes en pantalon de fin coton noir, chemise jusqu’aux genoux, noire, foulard sur la tête, partageant gaiement ces baignades.

Mariages

J’ai vécu 18 ans en Algérie, sans jamais assister à un mariage algérien.

Une jeune fille se mariait (petite nièce). L’amie chez qui je me trouvais devait faire un cadeau et commander des gâteaux. Nous voilà parties dans un grand centre commercial sur les hauteurs d’Alger, tout près d’un marché.

Ce centre n’était dédié qu’aux habits de fête. Je n’avais jamais vu autant de magasins, dans leurs vitrines robes blanches et robes de couleur, robes « régionales », plus brillantes les unes que les autres, quelques magasins qui louaient ces habits d’un jour. Dans la même journée, la mariée changeait jusqu’à sept fois de toilette !

Quelques boutiques seulement vendaient des cadeaux de mariage. Nous sommes donc parties au marché tout près. Un « parcours du combattant » ! Au milieu d’une foule compacte il fallait se frayer un chemin dans les allées poussiéreuses pour arriver à pénétrer dans les échoppes. Nous sommes rentrées dans une trentaine de ces magasins.

À quelques exceptions près, les mêmes emballages. Services à café, à thé, services de table, services à orangeade, cafetières et théières Thermos, vases, lampes, couvertures… nous retrouvions les modèles identiques, à un dinar de différence parfois… après avoir parcouru le marché de long en large, mon amie se décida pour les Thermos, en espérant que la mariée n’en aurait point d’autres.

Ensuite, il a fallu commander des gâteaux en grande quantité. Apparemment quelques pâtisseries à Alger se partagent le monopole.

Nous voilà donc partis en ville, mon amie, ses deux petits-enfants et moi, direction rue d’Isly et les tournants Rovigo. Par le plus grand des hasards (y a-t-il des hasards ?), la fameuse pâtisserie où nous devions nous rendre se trouvait dans le quartier où je suis née, et où j’ai passé toute ma jeunesse puisque mes cousines ont toujours habité rue Dordor.

Laissant mon amie entrer dans la boutique, je suis partie avec les petits. Grimpant les marches qui longeaient l’école Dordor, puis continuant sur la rue qui les prolongeait je suis arrivée dans cette rue Dordor. Rien n’avait changé depuis deux ans, lorsque j’étais venue revoir, après de nombreuses années, mon appartement, où j’avais été si bien accueillie par les locataires actuels. Je ne voulais pas les déranger et je me suis contentée de prendre quelques photos, dont bien sûr les carrelages de l’entrée de l’immeuble que je n’ai jamais oubliés.

Nous avons fait demi-tour et sommes redescendus par le même chemin. C’est alors que, sortant d’un groupe de jeunes discutant sur les marches, une voix parvient jusqu’à moi : « Bienvenue chez vous ! » Surprise, je m’arrête et les regarde en souriant : « Merci, mais pourquoi dites-vous “chez vous” ? » L’un de ces jeunes sort du groupe : « Vous ne vous rappelez pas de moi ? Vous êtes venue à la maison il y a deux ans. Donc ici c’est aussi chez vous ! » Mon sourire tremblait un peu… « Bien sûr que je me souviens de vous. Je voudrais surtout savoir si vous avez reçu les photos que j’avais prises avec votre famille. » « Oui, mais nous avons perdu votre adresse. Je vous en prie, montez avec moi pour revoir ma mère. » Hélas, je n’en ai pas eu le temps.

Trois semaines plus tard, j’étais invitée chez une autre de mes amies dont l’une des filles célébrait ses fiançailles. (À ce jour je n’ai toujours pas bien compris les subtilités entre fiançailles et mariage…)

J’arrivai deux jours avant la cérémonie, les préparatifs étaient bien avancés. Robes et costumes étaient prêts, rendez-vous chez la coiffeuse pris pour le matin même. Nous devions aller la veille au soir chercher les gâteaux commandés. Ce que nous fîmes. Les boîtes s’entassaient dans le coffre, sur nos genoux, pâtisseries odorantes, pâte d’amandes, noisettes et miel. Je demandai quel était le nombre des invités. En fait, chose qui m’était tout à fait étrangère, les invités avaient été avertis longtemps à l’avance mais ceux-ci disent ou ne disent pas s’ils viennent et ne donnent pas le nombre de personnes qui les accompagnent. Comment alors savoir la proportion de gâteaux à prévoir ? Cela ne posait pas de problème… bien.

C’est ainsi que le matin arriva. Le « ballet » des allées et venues dans l’appartement ne devait plus cesser jusqu’à 14 heures, heure du départ, ménage, rangement, dérangement, aller-retour chez la coiffeuse-maquilleuse, les valises avec toutes les robes de rechange (pour la fiancée, sa mère et ses sœurs), les assiettes décorées à l’avance par la fiancée pour les invités, les gâteaux et… j’en oublie.
J’arrivai à la salle que la famille avait louée, très joliment décorée, une estrade sur laquelle trônaient deux larges fauteuils dorés d’un côté, et de l’autre un orchestre de femmes, répétant quelque morceau de danse algéroise. Je montai dans une pièce à l’étage réservée aux femmes. La fiancée et ses sœurs s’habillaient, la fiancée portait une jolie robe longue d’un rose tendre finement brodée de perles, ses sœurs des robes courtes, décolletées (elles changeront de robe une autre fois dans l’après-midi). Toutes trois jolies, souriantes, heureuses, la fiancée légèrement anxieuse.

Quelques instants plus tard, je rejoignis les invitées à leurs tables. Je savais que les hommes étaient dans une pièce à côté. Les femmes de la famille du fiancé arrivèrent accompagnées par des musiciens, les bras chargés de cadeaux. Elles se placèrent dans une partie de la salle. La fiancée descendit de l’étage sous les applaudissements et les youyous des femmes et alla s’installer sur l’un des fauteuils, la cérémonie commençait.

J’avoue humblement n’avoir pas tout compris du déroulement de cet après-midi, tout était tellement différent de mes propres représentations de ce genre de festivités. Ce fut un tourbillon de plateaux de gâteaux et confiseries allant d’une table à l’autre, des petites assiettes distribuées ainsi que des petits sacs en plastique. Je compris assez vite que c’était pour emporter des pâtisseries à ceux qui n’avaient pas pu venir, ou finir ce que nous n’avions pu manger ensemble. Pendant ce temps, l’orchestre jouait et les femmes s’interpellant, dansaient au centre de la pièce. Ces femmes étaient là pour faire la fête, habillées de robes décolletées sur des gorges pigeonnantes, elles côtoyaient leurs amies ou cousines vêtues de robes longues de voile bleu ou rose, les cheveux cachés par le voile de même couleur.

La mariée alla se changer, redescendit dans un kaftan superbe et repartit sur l’estrade, où ses amies, sa famille venaient bavarder avec elle pendant qu’on la photographiait.

Les danses succédaient aux danses, pendant que dans la pièce à côté avait lieu, entre les hommes, la cérémonie « religieuse ».

Dans un grand concert d’instruments algériens, le fiancé et son père, le père de la mariée et les hommes de la famille firent leur apparition, accueillis par un concert de youyou et la fiancée qui avait revêtu une très jolie robe blanche. Les hommes restèrent un moment, partagèrent le gâteau des mariés et une ou deux danses.

Puis peu à peu les invités s’en allèrent après les effusions d’usage.

L’après-midi s’acheva et nous nous retrouvâmes chez mon amie avec quelques-uns des proches (tantes et oncles ou cousins de la fiancée), rires, joie, tendresse, amitié.

Le lendemain après-midi, la fiancée, entourée de nous toutes, découvrait ses cadeaux : services à café, services de table, couvertures, quelques coffrets de maquillage et des enveloppes avec des billets pour sa future vie de mariée. Les mêmes cadeaux pour tous les mariés…

J’ai ainsi tout partagé avec mes amis, comme si nous étions de la même famille. Qu’ils en soient remerciés.

Souvenirs de guerre

J’ai passé quelques jours chez des amis, dans un village kabyle.

Un soir, après être passés chez un oncle presque centenaire, entouré de sa femme, de ses enfants avec qui nous avons parlé des années passées, nous nous sommes arrêtés devant une autre maison. Là, j’ai fait la connaissance d’un vieil homme, dont je garderai longtemps le souvenir. Presque aveugle, accompagné de sa femme, il vint s’asseoir sur le pas de la porte. Mon ami me présenta. Il se mit à parler, d’abord du passé proche, puis sous l’impulsion de K. il raconta ses années de guerre 39-45. Son arrivée en France, enrôlé dans l’armée française, ses diverses affectations, ses marches dans le froid, ses copains, le feu de l’ennemi, et toujours partir… Il me semblait revoir le film Indigènes. J’avais l’impression que cet homme qui avait l’âge de mon père parlait enfin à quelqu’un qu’il ne voyait pas, mais dont il devait sentir l’écoute, la compréhension et la tendresse.


Je me rends compte que, même si la vie n’est pas facile, les rues des villes encombrées, leurs trottoirs en piteux état, la Casbah en ruines, ce n’est que ce qui se « voit ». Pour moi, l’essentiel se trouve chez tous ces Algériens, jeunes ou moins jeunes, que j’ai rencontrés, qui m’ont choyée, m’ont enveloppée d’une chaleur humaine, une envie de me faire plaisir à chaque instant. Et, surtout, prenant en compte mon passé, mon enfance, ma jeunesse, ces hommes, ces femmes m’ont toujours considérée comme l’une des leurs. De cela je leur serai toujours reconnaissante.

 


 

20 mars

Je vais chez les Trucs, sans Rosie, rue du faubourg Saint-Denis. Autour du métro, des Chinoises par deux ou trois, discrètes, elles se prostituent. Passage du Prado, sombre et sale. Passage Brady, les boutiques épiceries indiennes, salon de coiffure africain et arabe Oujda Coiffure, le salon est vide, un jeune Arabe est assis sur le seuil, comme à Oujda une ville marocaine à la frontière algérienne. De l’autre côté de la rivière, c’était Port-Say notre plage de Tlemcenniens, le village de Behja Traversac et de Waciny Laredj. J’apprends dans Le Monde que Fazil Say, un compositeur turc a des problèmes avec la mouvance islamiste. Say serait un nom turc ? Beghin-Say, sur les papiers de sucre ? Rue du faubourg Saint-Denis, une femme à sa fenêtre, au premier étage, au-dessus de la boulangerie-pâtisserie. Elle porte un foulard islamique bleu turquoise. Avec son fils, 4 ans environ, ils commentent la rue. Le commerce d’à côté, un restaurant turc, sur la toile çorba (avec ou sans cédille, j’ai oublié), je pense qu’il s’agit de la soupe traditionnelle en Algérie, la chorba que des associations musulmanes servent à « La chorba du cœur » lors du Ramadan, un geste pieux qui ne dure pas toute l’année.

En lisant le récit du vieux Ténès d’un cousin algérien, Abdelkader Sefta, j’ai lu un mot dérivé, disait-il, du turc : Oudjak qui désigne en arabe la cheminée des cafés maures dans les années trente, dans cette région de l’ouest algérien. J’ai demandé à Elif Deniz, la traductrice du poète turc Orhan Veli (Va jusqu’où tu pourras, dessins de Sébastien Pignon, ed. Bleu autour, 2009) par Patrice Rötig et à Simon Rötig qui a passé une année à Istanbul à l’issue de ses études, s’il y avait un lien entre oudjak et le mot turc qui signifierait cheminée. Ocak (prononcer odjak) = foyer, feu, four dans un café ou un restaurant. Il s’agit bien d’un vestige de l’occupation ottomane en Algérie.

 

25 mars

Michèle Perret qui parlait des vinaigrettes dans son récit Terre du vent, Une enfance dans une ferme algérienne, m’envoie, par courrier postal, les noms savants de notre fleur jaune d’or : « Oxalis des Bermudes », « Oxalis pescaprae », pied de chèvre. Elle ajoute que cette fleur est toxique pour les herbivores.

 

Fin mars

Nora Aceval, mon amie des Hauts Plateaux, me raconte la rencontre fortuite, à Tiaret, de quatre Meddahs, des musiciens avec bendirs et ghaïtas, tambours et flûtes, de la confrérie du Saint Sidi Nacer, disciple de Sidi Khaled, tribu maternelle de Nora. Ces Meddahs ont chanté les louanges de Dieu et des saints, des formules religieuses versifiées. Ils ont chanté pour Nora. (Ils reçoivent toujours des offrandes en argent ou en semoule.) C’est avec elle que j’aurais voulu être à ce moment-là de ferveur populaire et lyrique, je l’aurais entendue parler la langue de sa mère, l’arabe des Hauts Plateaux, dont elle me dit plus tard en riant qu’elle l’a entendue parler par Alain Lopès, fils de colon à Sougueur, aujourd’hui dans la région de Toulouse où Nora a conté en français et en arabe. J’espère rencontrer un jour Alain Lopès, né à Sougueur près de Tiaret. Il parle la même langue que Nora.

Les Meddahs de Tiaret, photos de Nora Aceva (mars 2010)

 

Début avril

Décolonisation. Mondialisation. Licenciements. Chômage. L’affaire du voile intégral. Mille tracteurs à Paris. À la Gonterie en Dordogne, dessins de Sébastien Pignon.

Un salon de la « Haute façon » en Poitou-Charente, des couturières reprennent l’entreprise de confection et créent un salon à leur manière, sans l’argent de la Haute couture. Leur savoir-faire peut produire des miracles ?

Les délocalisations ruinent la petite industrie. Rien n’est fait pour maintenir les emplois en France. On fabrique des chômeurs et des chômeuses tous les jours. Qui s’en inquiète ?

À Crépy-en-Valois, le pays de Gérard de Nerval et de ses « filles du feu » l’usine Sodimatex licencie. Les ouvriers menacent de faire sauter l’usine, ils mettront le feu à une citerne de gaz, s’ils n’obtiennent pas un plan social digne. L’usine a obtenu 55 millions d’euros du gouvernement… Les ouvriers au chômage ne retrouveront pas de travail. Certains patrons ont eu l’indécence de proposer des postes de travail en Hongrie ou au Maroc à 250, 350 euros par mois, au mieux.

Chaque jour, une maille du tissu industriel craque. À La Seyne-sur-mer dans le Var, 117 salariés licenciés, dans une entreprise d’implants mammaires : Poly Implant. En outre il y a eu fraude sur la matière première. Liquidation judiciaire. Les ouvriers brûlent les prothèses, ils lancent vers le ciel les prothèses qui ressemblent à des méduses.

Tous ces ouvriers, ces ouvrières, après la fermeture de leur entreprise, l’obtention de primes, on ne sait ce qu’ils deviennent. La presse ne fait pas d’enquête, ne poursuit pas l’investigation, passe à d’autres sujets plus excitants. On ne sait jamais rien de la suite, parfois un documentaire, mais c’est si rare. Peut-être des initiatives de collectifs qui reprennent l’entreprise, des coopératives… On ne sait pas.

Pas de mouvement social massif contre ces violences économiques. Parfois des gestes symboliques comme celui des salariés de Jacob Delafon à Brive-la-Gaillarde en Corrèze. Le groupe Kohler France qui fabrique des WC ferme l’usine à la fin de l’été. « On, fabrique des WC mais nous ne sommes pas de la merde. » Devant l’usine, les ouvriers ont planté une croix de bois près de 139 cuvettes en faïence blanche, on doit traverser le cimetière pour accéder à l’usine… Les surréalistes auraient aimé cette farce politique.

Les affrontements entre bandes se multiplient. Jeunes hommes désœuvrés, agressifs se battent et s’insultent. Dans l’est de la France, une bande d’extrême droite crie « Nik les bicots », la bande d’Arabes crie « Nik les cistras (racistes en verlan) », quand ils ne se tuent pas à coups de couteau.
Incendier les bus, profaner les tombes musulmanes, mitrailler des mosquées… Agresser des professeurs et des instituteurs dans leur classe. Un climat social délétère.

 

Autour du 20 avril

L’affaire du voile intégral. La jeune femme de Nantes verbalisée parce que son champ de vision est limité par le niqab, le voile noir qui couvre son visage jusqu’aux yeux. Les pouvoirs publics se manifestent. Au lieu de proposer (si elle n’existe déjà, comme en Italie) une loi ou un décret interdisant d’aller dans tout espace public le visage couvert, sans désigner l’objet du délit (personne ne se déplace avec une cagoule, sauf les braqueurs), on engage une polémique sur le voile intégral qu’on appelle (presse et politiques confondus) à tort la burqa. Le voile noir intégral importé des pays du Golfe par les intégristes musulmans s’appelle le niqab. Dérive politique qui désigne le voile islamique intégral et la communauté musulmane se sent stigmatisée par une loi contre le port du niqab dans l’espace public et la fonction publique. Une maladresse de plus ? Une volonté politique ?

 

27 avril
Journée des 1 000 tracteurs à Paris
Photos de Leïla Sebbar

Je vais à Nation, le lieu de départ des agriculteurs. Ils manifestent dans Paris, ils sont 15 000 céréaliers. Le prix du blé a chuté, ils ont perdu beaucoup d’argent, petits et gros céréaliers sont là. De jeunes agriculteurs en nombre, ils se désignent comme « paysans ». Ils n’ont pas abandonné ce beau mot Paysan, comme on abandonne Instituteur pour un prétentieux Professeur des Écoles.

« Pas de pays sans paysan », un bouquet de lilas près du volant.
Des tracteurs bleus, rouges, verts, le bruit des roues géantes sur le bitume, boulevard Diderot, avenue Daumesnil.
« Serai-je encore paysan demain ? »
Le nom des villages à l’arrière
AUNEAU. ECROSNES.
Un jeune couple dans le tracteur, elle blonde, lui brun.
« Sarko brioche
Nous miettes »

Les tracteurs foncent sur l’avenue Daumesnil vers Bastille. Le céréalier conduit pieds nus.
THIERSANVILLE. TRAVETERE. CHAINTREAUX. CHATELET. GARENTREVILLE.
J’entends les roues puissantes, le bruit du métal, c’était le même tremblement de la rue lorsque passaient les convois militaires en Algérie pendant la guerre, le long de l’école de mon père, les monts de Blida à l’autre bout de la cour.

Dans le café PMU Le canon de la Nation, un garçon « Si vous voulez acheter un tracteur, y’a le choix. »
Le patron ne veut pas me prêter Le Parisien il sert les joueurs africains et arabes.
La serveuse au comptoir, elle essuie un verre, « Ils nous ont niqué la journée, les flics, ils ont tout barré, forcément c’est des gros les céréaliers. »
Un client, « Sarko il va trembler ».
Un autre client, « Il est pas là, Sarko, il est en Chine, il s’en fout ».

 

Fin avril

La Gonterie, en Dordogne.
Sébastien me donne un carnet de dessins.
Dedans. Dehors.
Saskia et Lucien. Sarah et Rita et Raoul.








Dessins de Sébastien Pignon.

 

Actualisation : juin 2010