Leïla Sebbar
Voyage en Algéries autour de ma chambre, Suite 12
(Mai 2010)
Aquarelles et lavis de Sébastien Pignon. Bruxelles, Espace MAGH. Profanations à Tarascon. Le « gang de Blanche Neige ». Alès. La Chine est encore loin, film de Malek Bensmaïl. Haïti. À la recherche d’Aziyadé à Istanbul, Fatiha Toumi. Je est un autre, Valérie Zenatti. La machine à coudre Singer. Noam Chomsky interdit de séjour en Israël.
1er mai
De Sébastien Pignon, des aquarelles et des lavis (mai 2010)
Cimetière de Aziyadé à Istanbul
Le Vieux Ténès en Algérie
Un cimetière près de Tiaret
Un marabout près de Tiaret
5-6 mai. Bruxelles
L’Espace MAGH à Bruxelles.
« Dédié aux cultures du Maghreb, de la Méditerranée et du Sud. » Une aventure exceptionnelle.
Deux belles rencontres autour de l’exil, l’une dans l’espace conférences, tables rondes non loin du bar café brasserie et le sourire de Anissa, l’autre à l’université catholique de Louvain, avec les étudiants de Erica Durante. Des échanges de lectures, de réflexions, fructueux. Magali Mineur et Christine Andrien, organisatrices de ces rencontres, avec leur équipe, dont Marie-Charlotte Potier, conteuses par la voix des mille et une nuits, m’ont demandé quel film je souhaitais voir ou revoir. J’ai proposé Adieu Gary de Nassim Amaouche. Les jeunes slameurs du foyer ont été touchés par cette histoire contemporaine : une usine qui ferme, des hommes au chômage regardent passer les machines démantelées expédiées on ne sait où, des jeunes en attente, l’un attend un père qui ne reviendra pas, l’autre l’amour et un travail qui ne l’humilie pas. Les relations difficiles d’un père (Roland Bacri) avec ses fils, le père dévalorisé, exploité, licencié, à la fois attentif à l’avenir de ses fils et pudique. Un univers familier à tant d’enfants des immigrations, nés en France, en Europe, nostalgiques d’un « bled » inconnu, ne sachant comment être, exister dans le pays natal avec le pays des père et mère outremer. Finesse (peu de dialogues), intelligence des acteurs, subtilité du scénario et de l’image, le réalisateur filme toujours juste.
Gary Cooper avec Scarlett O’Hara revient dans le spectacle de Jamila Drissi et Soufian El Boubsi. Seule sur scène, la comédienne réussit entre rire et tragédie à dire, avec son corps, ses gestes, sa grâce corpulente, la désertification du paysage minier, habité par les petites histoires de la cité et l’imaginaire de la télévision. L’Insoumise ou Scarlett O’Hara au pied du terril, l’insoumise c’est la mère que ses enfants appellent « Nuage Gris ».
6-7 mai
Profanation de tombes musulmanes militaires à Tarascon. Stèles brisées. En décembre 2008 des tombes saccagées à Arras et en octobre 2009 à Montjoie Saint Martin en Normandie (ironie du nom géographique, au Moyen Âge les chrétiens attaquaient les Sarrasins aux cris de Montjoie !).
Auvergne. Limousin. Dordogne.
Le froid fait mourir les hirondelles.
7 mai
Une performance artistique à Vienne, de Catherine Baÿ : « Le gang de Blanche Neige. » Un hélicoptère dépose des femmes déguisées en Blanche Neige Disney, jupe jaune, buste bleu avec des fusils mitrailleurs. Elles n’ont pas tiré sur la foule. On pourrait imaginer un détournement de conte pour enfants moins pacifique. Le Petit Poucet, au lieu de cailloux, sèmerait des mines antipersonnelles.
D. m’écrit depuis Le café des Alliés à Alès. « Une belle maison coloniale, brasserie des notables d’Alès, il y a 50 ans. La télé pour les chibanis qui jouent. Un garçon de café arabe beau, très brun, les yeux noirs. » À Blois, il y avait un Café des colonies. Je saurai s’il existe encore en allant à la Gonterie.
10 mai
Avec D. je vais voir le film documentaire de Malek Bensmaïl. Il suit une classe mixte à l’école de Ghassira dans les Aurès, en Algérie. Le titre du film est trop énigmatique. Les musulmans eux-mêmes ne connaissent pas tous ce Dit du prophète de l’Islam « Recherchez le savoir jusqu’en Chine, s’il le faut. » La Chine est encore loin, c’est le titre du film qui rappelle l’un des premiers attentats de l’insurrection algérienne, dans les gorges de Tighanimine (Aurès) visant et tuant un caïd et un instituteur Guy Monnerot (sa femme a été blessée), ils rejoignaient leur poste de Ghassira, l’école même où Bensmaïl tourne son film. On voit des enfants attachants et beaux (le cinéaste ne les a pas choisis, ils sont élèves à la communale), studieux ou frondeurs, des instituteurs dévoués, parfois perdus, comme l’ont été en France rurale les premiers hussards de la République. Quel avenir pour ces enfants-là ? Le film n’est pas aussi pessimiste qu’on a voulu le dire, malgré les signes d’islamisation perceptibles, malgré l’enfermement des femmes (on ne voit on n’entend, en voix off, que Rachida, la femme de ménage). La vivacité des filles et des garçons, leurs rires, leur beauté éclairent le film comme les paysages uniques des Aurès. Les filles aujourd’hui savent que l’école est leur première alliée.
De plus en plus nombreux sont les jeunes cinéastes algériens et franco-algériens à réussir des films d’auteurs surprenants, outre Malek Bensmaïl, Djamel Azizi, Nadir Moknèche, Nassim Amaouche… Bouchareb dont je préfère le film qui se passe à Londres entre un père africain et une mère anglaise qui cherchent leurs fils et fille à Indigènes. J’irai voir Hors la loi.
Haïti. Après le séisme de janvier 2010. Une nouvelle urbanisation est-elle possible ? Pour tous les Haïtiens. Que restera-t-il de Port au Prince, du Saint Domingue d’« Adonis le bon nègre » au moment de la révolte des esclaves ?
Trois petites filles
elles marchent près des ruines
Trois sœurs en rose
robes et rubans
Une femme les conduit
jusqu’à l’école
4 000 écoles ont été détruites.
Dans le cimetière, pour le repos des esprits des morts sans sépulture, des cérémonies vaudoues.
15 mai
À la recherche d’Aziyadé.
Je reçois un courrier de Fatiha Toumi.
Une semaine durant, à Istanbul, en avril dernier, elle a cherché, jour et nuit, la tombe d’Aziyadé, « Aziyadé mon fantôme », dit-elle. Je découvre que Franck Bourgeron a fait une bande dessinée Aziyadé, d’après le roman de Loti, chez Futuropolis. Au téléphone, Patrice Rötig qui a présenté, récemment, une exposition des dessins de Pierre Loti à Istanbul (Pierre Loti, dessinateur au long cours, avec Alain Quella-Villeger et Bruno Vercier, ed. Bleu autour, 2009) me donne la date de publication de la BD, 2007. Loti intéresse à nouveau, après un long purgatoire. Il n’était pas « politiquement correct ».
Fatiha Toumi raconte ses pérégrinations dans les collines et les cimetières de la ville jusqu’à Aziyadé. Elle n’aime pas les cimetières.
D’abord, le café Pierre Loti dans le quartier d’Eyüp. Un café qui ressemble à un café maure avec la cheminée, le feu de bois pour le café turc et arménien. Une terrasse sur le Bosphore, les mosquées et les minarets. Dans la librairie d’à côté, des portraits de Loti et d’Aziyadé qui serviront d’indices à l’enquêtrice, pendant 7 jours.
Illustrations de Fatiha Toumi (Istanbul – Turquie. Avril 2010)
Café Pierre Loti. Quartier d’Eyüp en haut du cimetière
Café Pierre Loti. Quartier d’Eyüp en haut du cimetière
Café Pierre Loti. Quartier d’Eyüp en haut du cimetière
Café Pierre Loti. Quartier d’Eyüp en haut du cimetière
« Personne ne connaît Aziyadé. Seulement le café Pierre Loti. »
Dans un bus surpeuplé, Edirnekapisi. Le cimetière, « un grand parc boisé avec fontaines », de l’eau pour les jardiniers et les oiseaux. Fatiha s’adresse à l’un des jardiniers. Examen minutieux de la photo d’Aziyadé. Il téléphone avant de se diriger vers le poste de garde. Il est 14 heures. Tour à tour, les gardiens scrutent les portraits d’Aziyadé et de Loti. Inconnus dans le cimetière. Ailleurs ?
Multiples déambulations dans la ville. Aziyadé Restaurant, Hôtel Aziyadé 4 étoiles (illustrations 9 et 10), une boutique Piyerloti…
llustrations de Fatiha Toumi (Istanbul, Turquie. Avril 2010)
Hôtel Aziyadé et Épicerie Piyerloti
Un jardinier du cimetière, en anglais : « Vous cherchez quelqu’un qui a été enterré en 1877/78, il y a 130 ans. Sa tombe n’existe plus… »
Un kiosque à journaux près de l’entrée du musée des « réservoirs d’eau ». Le journal culturel est gratuit. Double page sur Pierre Loti. Une photo de la stèle d’Aziyadé. Elle existe.
Une jeune fille brune aux yeux noirs qui a fait ses études en France indique le cimetière de Topkapi « C’est loin, il va faire nuit, il ne faut pas y aller ».
Un couple d’Anglais déplie un plan détaillé. Le cimetière est indiqué.
Course contre le crépuscule.
Poste de garde. Quatre agents « Pas de cimetière ». L’un d’eux indique un portail.
Course vers le cimetière.
Dernière course jusqu’à Aziyadé.
15 mai (suite)
Des jardiniers travaillent. Devant la maison du gardien, la moto rouge des rêves adolescents de Fatiha.
« Le jeune gardien Muhammed sourit, “elle est là, suivez-moi”. »
« Elle est bien là. Je la vois. »
C’est Aziyadé.
Les cimetières ne font plus peur à Fatiha Toumi. Après ces tribulations initiatiques.
Illustrations de Fatiha Toumi (Topkapi, Istanbul, Turquie. Avril 2010)
Tombe d’Aziyadé avec Muhammed le gardien.
Cimetière Topkapi
Cimetière d’Aziyadé
18 mai
Dans le recueil Je est un autre sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud (Gallimard, 2010), je lis le texte de Valérie Zenatti, Entre-deux. La petite fille, au creux de sa grand-mère qui parle « un français strié d’arabe », écoute ses histoires d’Algérie et de Tunisie. À sept ans, sa grand-mère confectionne les trousseaux de ses sœurs aînées (la mère de Benjamin Stora, Marthe Stora parle aussi des trousseaux des filles dans la maison de la mère (voir mes Algéries en France, Bleu autour, 2004)). L’aiguille de la Singer transperce son index. Je retrouve ainsi la Singer…
Le jeune ouvrier africain des mines d’uranium au Niger dit qu’il gagne bien sa vie. Il offrira une machine à coudre à ses sœurs. Une Singer ? C’est chez Winnaretta Singer, Princesse de Polignac fille de l’inventeur de la machine à coudre Singer, que Proust, Colette, Cocteau, Reynaldo Hahn l’ami de Proust se rencontrent. L’exposition Femmes peintres et salons au temps de Proust au musée Marmottan Monet donne une idée du faste de ces salons. Pour que ces belles personnes peintes par Madeleine Lemaire se divertissent, se libèrent, des enfants travaillent dans les usines des pères, maris, amants… Le savent-elles ? Avant elles, Flora Tristan, George Sand, Louise Michel ont franchi le seuil des hôtels particuliers pour dire, écrire que les ouvriers, les paysans, les insurgés existent.
Le couturier Christian Lacroix a parrainé les 6 et 7 mai, à Paris, un défilé organisé par des chômeuses qui recyclent les tissus « Tissons la solidarité ». Elles ont travaillé avec des machines Singer ?
À Paris, un café-couture, le Sweat Shop, 13 rue Lucien Sampaix, Xe, où Sissi et Natelia donnent des cours de couture. On peut louer une machine à coudre, 6 euros de l’heure.
Ce 18 mai
Noam Chomsky, célèbre linguiste américain, est interdit de séjour en Cisjordanie par les Israéliens. Il devait donner une conférence à l’université de Bir-Zeit.
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