Leïla Sebbar
Voyage en Algéries autour de ma chambre, Suite 13
(Juin 2010)

Attaque par l’armée israélienne de bateaux humanitaires turcs. Morgat, presqu’île de Crozon avec D. Quimper, les arbres de Félix Valloton. Apéros géants. Effets du Mondial. Christelle Taraud au Sélect. Les jardins du Luxembourg. Désastre des Bleus. Saccage des vergers palestiniens par les colons israéliens. Bugeaud agissait ainsi en Algérie. Le bassin de la ferme à Mercier-Lacombe. La maison d’Anne-Marie Langlois dans la Drôme.

 

Fin mai – Début juin

Tant que les USA n’imposeront pas de sanctions au gouvernement israélien, il poursuivra sa politique de colonisation, d’agressions illégales, comme il l’a fait après la guerre au Liban, à Gaza et aujourd’hui contre les navires humanitaires turcs musulmans présents dans les eaux internationales contre le blocus de Gaza. Enlèvements, séquestrations arbitraires, crimes. Quelques protestations. Pas de sanctions…

 

5 au 12 juin

À Morgat, presqu’île de Crozon avec D. L’autre bout de l’Europe. L’océan. Marcher au bord de l’écume et parler comme j’aime parler depuis toujours avec D. Le seul. Ce que je vois de la Bretagne. Des coquelicots sur les talus, des cèdres hauts et des ifs, les mêmes que les ifs centenaires du Jardin de Nohant chez George Sand, des pins maritimes, on regarde soudain un tableau de la Renaissance italienne. Au musée des Beaux Arts de Quimper des arbres de Félix Valloton, Paysage avec arbres, le tableau était exposé au salon du livre de Genève en mai 2010, une exposition Félix Valloton, né à Lausanne, il a vécu en France où il est arrivé à 17 ans. (Il a habité « Le moulin de la colline » à Sanary, avant Édouard Pignon.) Cinq pins maritimes tourmentés, le tronc rongé par le lierre. Édouard Pignon a peint des oliviers.
À Morgat, le café-tabac PMU Loto Presse Le Bistroquet. Pas de chibanis.
Je ne suis pas allée jusqu’à l’atelier de couture Béatrice couture. Je le regrette.




Presqu’île de Crozon. Juin 2010. Morgat.


Je suis chaque fois surprise de l’intitulé « École publique ». La guerre des écoles laïques et catholiques a été longue en Bretagne.






Presqu’île de Crozon. Juin 2010.


À Saint-Pol-de-Léon dans la grande maison de Jean et Hélène Vaugeois, une maison face à la mer, on plaisante avec Hélène, fille d’instituteurs laïques comme moi à propos du petit musée de l’école rurale en Bretagne à Trégarvan dans le Finistère Nord. La réfection de l’école-musée n’est pas terminée. Hélène collectionne les encriers de porcelaine, moi aussi.



Trégarvan Finistère Nord. École-musée rurale. Juin 2010.

 

15 juin

Annonce sur Facebook d’un « Apéro saucisson et pinard » dans le quartier de la Goutte d’Or à Barbès, à Lyon les 17 et 18 « Rosette et Pinard ». Des affiches sur les murs de la rue Myrha où la mosquée ne peut contenir tous les musulmans le vendredi. Ils prient donc dans la rue, un espace public qui n’appartient à aucune religion en particulier, il faut le souligner. Contre cet « Apéro » soutenu par des associations d’extrême-droite, sur Facebook toujours, le moyen d’expression et de communication public incontournable, appel à un « Apéro hallal thé à la menthe » à la Goutte d’Or…
Tout cela devrait avoir lieu le 18 juin, 70e anniversaire de l’appel à la résistance lancé par de Gaulle depuis Londres. Désormais le mot RÉSISTANCE accompagne toute action d’opposition à un groupe, une communauté, une religion quelle que soit l’idéologie qui la sous-tend.

En ce temps de Coupe du monde accompagnée du bourdonnement « culturel » des trompettes d’Afrique du Sud, des actes de vandalisme contre la France. Qui les commet ?

À Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) des drapeaux français disparaissent. Un drapeau étendard de la commune pris pour un drapeau français est décroché et brûlé, remplacé par un drapeau algérien… L’Algérie venait de perdre au Mondial contre la Slovénie ? L’Algérie a une jeune équipe dynamique mais mal entraînée. Le désenchantement de la jeunesse algérienne a-t-il joué ?

De part et d’autre, des actes d’incivilité et de provocation politiques qui peuvent inquiéter.

 

16 juin

Après Le Sélect à Montparnasse avec Christelle Taraud, où Christelle me raconte le colloque Germaine Tillion organisé par Armelle Mabon à Lorient et son prochain voyage chez ses ancêtres espagnols andalous, je traverse les jardins du Luxembourg. La région des ruches est interdite aux promeneurs. Deux apiculteurs en habit de chevaliers de l’amour courtois, casque, heaume, gants, combinaison, travaillent autour des ruches pour le miel du Luxembourg.
Au bord de l’allée, des poiriers et des pommiers décorés de larges rubans blancs de petites filles, protection annuelle pour les fruits précieux, réservés aux sénateurs ? Je lis sur les étiquettes en métal lettres blanches sur fond vert :
Beurré hardi
Soldat laboureur
Marie-Louise Goethe
Duchesse d’Angoulême
Doyenne du comice
Reinette grise du grand Faye

 

17 juin

Les Bleus ont perdu contre le Mexique en Afrique du Sud, 2 à 0 pour le Mexique offensif et combatif. L’équipe de France n’est pas une équipe nationale, les joueurs sont des stars capricieuses et mercenaires, ils jouent pour l’argent d’abord, la célébrité les publicités, en perte de vitesse depuis plusieurs années. La défaite les fera peut-être réfléchir.

18 juin

Rien ne va plus chez les bleus. Anelka insulte le sélectionneur Domenech. Il est exclu de l’équipe de France. Son sac de sport sur l’épaule, il quitte le Mondial. La presse se réjouit en lettres géantes à la une de L’Équipe, les injures que les garçons de tous les stades peuvent lire. Consternation chez les entraîneurs des cités nés eux-mêmes dans les cités. Accélérer les leçons de citoyenneté… Les Valeurs du Sport bafouées… Tenter de les affirmer… Ils auront du mal.

Dans le quotidien Le Monde un article sur les colons israéliens de Yitzhar en Cisjordanie. Entre le 2 et le 8 juin, ils ont détruit, saccagé, incendié 80 hectares de terres palestiniennes qui appartiennent à 85 familles. Des centaines d’oliviers, d’amandiers brûlés, des récoltes brûlées. On croit lire les exactions du chef de guerre Bugeaud durant la colonisation de l’Algérie. Les colonisateurs israéliens parlent d’autodéfense et répètent que la terre de Palestine appartient au peuple juif d’Israël, « Dieu l’a promise à son peuple ». L’État israélien parle du démantèlement de ces colonies « illégales » sans résultat. La colonisation serait donc légale. L’État laisse faire, autant de terres gagnées, peuplées, militarisées, confisquées aux Palestiniens. La viabilité d’un État palestinien dans ces conditions ? La terre des Palestiniens disparaît, ils assistent à leur propre disparition.

 

19 jun

Michèle Perret dont j’ai déjà parlé, à propos de son livre Terre du vent, une enfance dans une ferme algérienne, 1939-1945 (L’Harmattan, 2009), et des fleurs acides qu’on appelle vinaigrettes, m’envoie ce texte sur le bassin de la ferme à Mercier-Lacombe dans l’Oranais.

 

« Le bassin

Le réservoir d’irrigation de la ferme était un grand bassin peu profond accolé à la grande maison. Les fenêtres de notre chambre ouvraient directement sur les eaux. À travers les persiennes closes, le miroitement sous le jeune soleil se reflétait sur le plafond. Une pompe envoyait l’eau du puits sur le toit de la maison dans un réservoir, pour l’eau courante. Le matin, quand le réservoir était rempli, le trop-plein se déversait du toit dans le bassin comme une cascade joyeuse qui sonnait le réveil. Ce bassin n’était pas une piscine. Il était posé à même le sol, entouré de larges murs sur lesquels on pouvait marcher, s’asseoir et même s’allonger au soleil. Adossé à la maison principale, il était orné d’une pergola vermoulue où grimpaient, par endroits, d’énormes bougainvilliers, triomphalement fleuris. De plus, Papa avait fait construire un bac au centre, planté de nénuphars.
Toute l’année, le bassin verdissait de vase, habité par des cyprins rouges et des grenouilles. Mais quand arrivait le mois de juin, on le vidait presque entièrement. On courait alors après les poissons rouges qu’on mettait dans des seaux, puis avec balais-brosses et tuyaux d’arrosage on s’acharnait contre la vase. Après quoi, on remplissait à nouveau le bassin et comme les tuyaux ne suffisaient pas, la cascade du toit dégringolait toute une journée et on revidait les seaux de poissons dans l’eau neuve. Le lendemain vers midi, la fête commençait. Les enfants arrivaient, ceux qui n’allaient pas à l’école et ceux qui en revenaient, vêtus de maillots tricotés ou cousus par les mères. Papa avait fait jeter dans l’eau quelques chambres à air usagées. La valve de gonflage écorchait les petits dos. Comme le bassin était presque toujours à l’ombre, l’eau était glaciale, surtout les premiers jours, les jours suivants, elle redevenait vite verdâtre. Ce bonheur durait de juin à fin septembre. »



Le bassin

 

20 juin (Photos Anne-Marie Langlois)

Au Salon du livre de Paris, j’ai rencontré Anne-Marie Langlois. Je venais de lire Se souvenir de Sébaïn, son roman des Hauts Plateaux algériens. J’ai découvert une femme blonde, les yeux bleus très bleus, la voix douce, loin de la sauvage des steppes que j’avais imaginée. Je la voulais telle.
Anne-Marie m’a confié ses photos. Le domaine, les ouvriers arabes et espagnols, les machines agricoles américaines les plus modernes, les enfants de Sébaïn, elle petite fille. On peut les voir dans Journal de mes Algéries en France. Nous nous sommes parlé. Souvent. Anne-Marie a écrit Sébaïn, une passion algérienne, dans le recueil Mon père, puis Outremer dans le recueil C’était leur France. Elle a écrit des livres où l’Algérie n’était pas là.
Je l’ai retrouvée, petite fille de fiction, dans la maison de ferme à Sébaïn, où arrive la jeune fugueuse Minna, le livre s’intitule Mon cher fils.
J’ai vu, il y a quelques années sa maison dans la Drôme. Berthe Morisot aurait pu la peindre. Je lui ai demandé de la photographier suivant les saisons, voici les photos de ce mois de juin, la maison et autour, l’été.



La maison

Voici la maison de face, exposée au sud. En haut d’une colline. Côté nord, d’abord un champ d’orge, blond ce mois-ci, puis des bois de chênes, avec sangliers, chevreuils et renards. Les brames d’amour des chevreuils sont terminés, je les entendais encore le mois dernier. Leurs chants d’amour sont affreux.
À l’ouest, la maison donne sur des champs de lavande, à l’est sur d’autres champs de lavande, des bois, le château de Grignan, au fond la chaîne de La Lance, pré-Alpes bleu foncé, avec le Mont Ventoux, que Pétrarque a gravi en 1336. De cette ascension il a fait le récit dans une longue et célèbre lettre.
Ma maison est une ancienne bergerie qui appartenait jusqu’au début du xixe siècle aux moines cisterciens de l’abbaye d’Aiguebelle, située à trois collines.



Le chemin

Ce chemin qui conduit à ma maison depuis la route environ 500 mètres plus bas, est réservé à moi seule. En ce moment les genêts sont en fleurs et embaument. Élan de joie lorsque j’emprunte ce chemin et que je découvre la maison dissimulée par une haie de vieux cyprès provençaux.



Le château

À l’est, une mangeoire accrochée à un chêne vert distribue des graines de tournesol tout l’hiver aux innombrables mésanges qui séjournent ici.
Au loin, à 5 kilomètres, le château de Grignan, navire au-dessus des bois, construit par le Marquis de Grignan, gendre de la Marquise de Sévigné. Cette dernière y fit de nombreux séjours d’épistolière.


Figuier et lavandes

À l’ouest, une grille sépare un jardin carré bordé de cistes, santolines et romarin du champ de lavandes. C’est le début de la floraison. Au centre, un figuier, sa petite bordure de buis taillé.






Buis et cyprès

Chemin et marches de bois (anciennes traverses de chemin de fer) descendent de la maison vers la piscine.

Sur la terrasse

Au printemps, la terrasse est couverte de rosiers en fleurs. Ce rosier ancien entoure la porte de ma chambre. Sur la terrasse de nombreux pots de fleurs bleues et blanches qui fleurissent tout l’été : agapanthes, plumbagos, Scaevola (du nom du général romain qui, ayant annoncé imprudemment qu’il se couperait un bras s’il perdait une bataille, fut obligé de s’exécuter).

 

Actualisation : novembre 2010