Leïla Sebbar
Voyage en Algéries autour de ma chambre, Suite 15
(Novembre-décembre 2010)
Novembre 2010
Ferdinand au Maroc. La colonisation de Jérusalem-Est se poursuit. La grève des dockers à Ténès en 1936. Écrivains en Grésivaudan. René Justrabo à Sidi-Bel-Abbès. Le voyage amoureux – Belles Orientales… Filles du Sud et képis blancs. Bat’ d’Af, la légende des mauvais garçons.
Décembre 2010
Exposition des figurines STARLUX à Coulonneix. Chamiers, près de Périgueux. Les aquarelles algéroises de Catherine Rossi.
Début novembre
Ferdinand est revenu du Maroc où il est allé en août, c’était le Ramadan. Il m’a donné ces deux photographies prises à Tétouan, la belle ville espagnole où je suis allée il y a deux ans.
Tétouan. Été 2010 (photo Ferdinand Pignon).
Tétouan. Été 2010 (photo Ferdinand Pignon).
11 novembre
Poursuite de la colonisation à Jérusalem et en Cisjordanie par les Israéliens. Critiques internationales, déception américaine, préoccupation européenne… Pourquoi devant une telle inertie les Israéliens ne continueraient-ils pas la colonisation et la judaïsation de Jérusalem-Est ? Le Premier ministre déclare : « Jérusalem n’est pas une colonie mais la capitale de l’État d’Israël » (la communauté internationale ne reconnaît pas Jérusalem capitale d’Israël).
Impunité. Provocation. Cynisme du colonisateur tout puissant avec une force de frappe militaire soutenue par les USA. Et des Palestiniens divisés, frères ennemis.
Mi-novembre
Abdelkader Sefta, mon cousin de Ténès (mon père et lui sont cousins germains par leurs mères, des sœurs Déramchi, vieilles familles citadines du Vieux Ténès d’origine turque) me raconte, dans sa dernière lettre, la grève des dockers au port de Ténès en 1936.
Dans les cafés maures de la place Ezzahba au Vieux Ténès, c’est l’agitation. Une grève se prépare. Les dockers se retrouvent dans la salle du grand café de Si Mustapha Ben Hadda. La réunion commence avec les délégués syndicaux et les observateurs du PPA (Parti du Peuple Algérien) et du PCA (Parti Communiste Algérien). Il y a là : Ammi Djillali Chamma dit Berdjem, Ammi Maamar Henni, Si Mohamed Baalia, Si Mohamed Baghdad, Si Maamar Ali Kaïd, représentants des dockers. Des pétitions avaient été signées par l’empreinte du pouce encrée dans la couleur des pétales de coquelicots écrasés, nombreux étaient alors les illettrés.
Après la réunion, les délégués disparaissent par la porte de Bab el Bahar vers la rivière Oued Allala. Ils échappent ainsi à la vigilance du brigadier Roseau et son aide Ramdane. C’est la première grève à Ténès et dans la région. Devant le bureau des patrons Llinarès et Gypsi les dockers se rassemblent.
Les délégués rappellent les revendications :
Amélioration des conditions de travail
Primes de pénibilité
Gratuité des soins en cas d’accident du travail
Les patrons font appel à des mineurs de l’Ouarsenis pour briser la grève. Les dockers attrapent, gourdins, manches de pioche et de pelle, ils sont déterminés, les briseurs de grève renoncent et s’éparpillent dans les bois autour de Ténès.
Les grévistes ont gagné.
Quant aux briseurs de grève, ils sont recueillis par les habitants du Vieux Ténès, solidarité de la misère. Abdelkader Sefta voit dans cette grève et dans ces gestes, les prémisses de l’insurrection de 1954.
Dans le train de Grenoble à Paris, après Écrivains en Grésivaudan de belles rencontres littéraires dans les villages et les petites villes de la montagne, pour fêter les 10 ans de la manifestation où j’ai retrouvé Ahmed Kalouaz, donc dans le TGV je bavarde avec Maïssa Bey qui vit à Sidi-Bel-Abbès. Elle a vécu son enfance à Ténès et elle me dit que Vieux Ténès en arabe se dit « Ténès la citadine ». « C’est là qu’habitaient les grandes familles ténésiennes. » Elle me dit aussi que certains habitants de Bel Abbès disent encore en français « Le Village nègre » pour le quartier pauvre où il existe toujours une rue réservée à la prostitution. Elle se souvient du maire René Justrabo dont on parle encore aujourd’hui.
Fin novembre
À la galerie de Nicole Canet, rue Chabanais à Paris, une exposition : Le voyage amoureux, Beautés orientales, Ouled-Naïls courtisanes (1870-1960), 300 photos par les photographes du Maghreb (on en retrouve certains dans Femmes d’Afrique du Nord, cartes postales (1885-1930) (éd. Bleu autour, 2010).
De nombreux nus, beaucoup de très jeunes filles. Des photographies que je découvre.
Et le livre Filles du Sud et képis blancs, de Serge auteur et illustrateur (éd. Beaudinière, 1952). Serge, Maurice Féaudierre, est né en 1909, mort en 1992. Spécialiste du cirque, il voyage en Algérie, pour le pittoresque de la Légion étrangère et des filles de joie, depuis la Casbah jusqu’à Sidi-Bel-Abbès et le grand Sud.
« Les filles galantes » sont souvent jeunes, 15, 16 ans « chaussettes de collégienne et grand nœud de poupée dans la toison ébouriffée ». Comme dans tous les récits des quartiers réservés dont parle Christelle Taraud dans La prostitution coloniale, Tunisie, Algérie, Maroc (ed. Payot), on rencontre, outre les « femmes soumises », les tirailleurs et les marins, les sous-maîtresses de bordel, les nègres musiciens, les cafés maures et la pègre des quartiers populaires.
Le narrateur arrive à Sidi-Bel-Abbès « la ville la plus parfaitement ridicule du globe ». Il se rend à la caserne du 1er Étranger de la Légion (fondée en 1831 par Louis-Philippe) « le régiment sans nom des enfants de la France ». Il visite la ferme du légionnaire à 3 km de la ville, qui fournit en fruits, légumes et viande, la Légion. Les légionnaires feront toutes les guerres coloniales, Dahomey, Tonkin, Syrie, Maroc, Soudan, Madagascar… (On est en 1946-1950 au moment de la rédaction du récit de voyage de Serge.) Le Village nègre, c’est le quartier réservé des maisons closes, La Lune, Le Soleil, le Sphinx, Le Cancan. Chez Carmen, des Espagnoles et des Françaises, les « Mauresques » attendent le client dans les ruelles. À Paris, 2010, dans le 18e arrondissement, boulevard Ney, rue de la Goutte d’Or, les jeunes prostituées roumaines racolent, surveillées par des proxénètes roumains. Non loin, de très jeunes Ghanéennes et Nigérianes, sous le contrôle des « Mamas » africaines se prostituent. Protestations des riverains. Arrestations. Les jeunes filles sont aussitôt remplacées… « Parées comme des idoles », « filles captives », « négresses sordides fumant des Bastos »… chez « Ahmed Café » un vieux photographe, on boit du vin rosé, du Mascara.
On assassine des légionnaires et des filles à coups de couteau.
Le narrateur quitte Sidi-Bel-Abbès pour Aïn-Sefra « Territoire des Sahariens de la Légion ». Sait-il que la jeune Isabelle Eberhardt est morte à Aïn-Sefra emportée dans la crue de l’oued ? Il arrive à la Redoute, haut lieu de la Légion. On se déplace en Jeep, chacune porte un nom de femme : Adèle, Paulette, Alice, Line… Un légionnaire chante « Travadja la Moukère ». La piste a été construite par les « Joyeux » des Bat’ d’Af, ces disciplinaires dont parle Fériel Ben Mahmoud dans Bat’ d’Af, la légende des mauvais garçons (éd. Mengès, 2005), une étude historique passionnante avec textes et documents iconographiques. C’est en 1831, en Afrique du Nord, que sont établis les camps disciplinaires, les corps spéciaux de l’armée avec les « exclus », les « joyeux », les « camisards » à Aïn el-Hadjar, Méchéria, Aïn Séfra en Algérie, à Gafsa, Tataouine, en Tunisie. Ces corps spéciaux ne disparaissent que dans les années 1970… Augustin de Moerder, le frère d’Isabelle Eberhardt, engagé dans la Légion à Sidi-Bel-Abbès en 1895 parlera de la vie de ces hommes sans nom, sans terre, sans famille, sans amour… à sa sœur, avide d’informations concernant ces réprouvés. Quel était le nom du légionnaire Augustin ? A-t-il connu de ces « odalisques du bled » ? Les filles du bled « Leïla, Fatimah, Zorah, ont remplacé Daisy, Frida ou Odette » dans les BMC (Bordels militaires de campagne).
Retour à Sidi-Bel-Abbès dans la caserne de la Légion « Babel militaire ». Le narrateur remarque, dans le poste de la Légion sur les étagères de la bibliothèque, des livres de la Comtesse de Ségur et La petite Fadette de George Sand.
C’est à Auriol en Provence que se retrouvent les anciens de la Légion. À la lisière du village, une maison de tolérance.
À Marseille, le narrateur voit des Bédouines misérables dans les baraques du terrain vague « des belles du désert ». Dans le bar « une Moukère travestie en Européenne, c’est peut-être Kadidja de Sidi-Bel-Abbès, venue retrouver un ancien légionnaire »…
19 décembre
À Coulonneix-Chamiers, en Dordogne, une exposition de figurines STARLUX, au château des Izards près de Périgueux. Petite entreprise fondée par Pierre Beffara en 1946, reprise en 1997 par Francis Lalanne. Fermeture en 2005. La concurrence des Playmobil, des jeux électroniques, des jouets fabriqués en Chine est fatale à STARLUX. Les figurines étaient peintes par des femmes, à la main.
Combien j’ai acheté de ces figurines pour Sébastien et Ferdinand au fameux PAQUEBOT NORMANDIE, la boutique de jouets du 13e arrondissement, disparue depuis quelques années. Ils fabriquaient des camps, des caravanes, des processions sous la neige avec de la farine et du sucre, lorsque nous dormions encore le dimanche matin. Aujourd’hui, c’est Lucien Igor Suleïman qui construit des forêts et des déserts avec bêtes sauvages et fauves. Il préfère les tigres.
Décembre 2010
Cimetière d’El Hamma Sidi M’Hamed, Alger. Catherine Rossi, 2010.
Catherine Rossi me raconte Alger qu’elle connaît mieux que moi. Ses jardins, le fameux Jardin d’Essai à l’abandon des années durant, restauré avec l’aide et l’argent de la Mairie de Paris, je l’ai appris récemment. Elle dit qu’il est très beau, qu’il existe des ateliers botaniques pour les enfants. J’irai à Alger pour le Jardin d’Essai et les jardins de Catherine qu’elle dessine pour un livre. Une aquarelle de l’allée des dragonniers, une aquarelle des jardins ouvriers, ce qu’il en reste à Aubervilliers. Les jardins ouvriers sont là souvent dans mes textes de fiction, le Jardin d’Essai dans Mon cher fils.
Allée des Dragonniers, Jardin d’Essai, Alger. Catherine Rossi, nov. 2010.
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