Leïla Sebbar
Voyage en Algéries autour de ma chambre, Suite 3
(Décembre 2008-Janvier 2009)
Après les Suites du Journal de mes Algéries en France (Bleu autour, 2005), je poursuis avec les suites de Voyage en Algéries autour de ma chambre, abécédaire (Bleu autour, 2008). Voici les Suites 3 (décembre 2008 – janvier 2009) et 4 (février-mars 2009). Souhaitant que chaque suite lue suscite à son tour une suite, ce qui se passe si vite que je cours moi aussi à la suite des suites… avec la bienveillance de Carole Netter et Catherine Dupin.
Décembre 2008
Mémoires de l’Alliance de Lucette Heller-Goldenberg. Le cimetière musulman de Sainte-Marguerite, photos de Anne Donadey. Lettre de Rosie Pinhas-Delpuech, Elieze Ben Yéhuda, fondateur de l’hébreu moderne. Les égorgeurs, récit de la guerre d’Algérie (1959) de Benoist Rey, une réédition des éditions Libertaires (2002). La Gonterie en Dordogne.
9 décembre
J’ai lu le travail de Lucette Heller-Goldenberg : Mémoires de l’Alliance, témoignages recueillis auprès d’anciens élèves et étudiants de l’Alliance Israélite Universelle, AIU, qu’elle publie à Nice en 2008. Créée en 1860, l’Alliance, « fille des lumières » fonde des écoles partout où elles sont nécessaires (295 écoles garçons et filles, 660 000 enfants scolarisés) pour les enfants des communautés juives du bassin méditerranéen, enseignement en français pour « promouvoir les Juifs au rang de citoyens à part entière », comme le proclame René Cassin à l’École normale Israélite d’Auteuil puis à Marrakech, à l’école du père de Lucette, Alfred Goldenberg, une grande figure de l’Alliance au Maroc.
En Algérie, la conquête française qui asservit les musulmans, émancipe les Juifs, les libérant du statut de « dhimmi », « protégés », ou plutôt opprimés par un certain nombre de mesures discriminatoires, imposées par l’occupation ottomane musulmane. Émancipation législative, judiciaire et administrative des Juifs d’Algérie. Le décret Crémieux de 1870 accorde aux Juifs la citoyenneté française, les enfants sont scolarisés dans les écoles de la République (que ne fréquentent pas tous les enfants musulmans). Ainsi, pas d’écoles de l’AIU en Algérie, mais en 1900 la création des Talmud-Torah à Alger, Oran, Constantine, pour assurer l’instruction religieuse aux enfants juifs des écoles publiques. Ce que raconte Benjamin Stora. Les deux écoles « l’école française et l’école talmudique, l’"Alliance" comme on disait… On y apprenait l’hébreu, les prières, l’histoire de la Bible et du judaïsme. » Il évoque, comme Albert Bensoussan, les châtiments corporels (Une France si proche, si lointaine… dans C’était leur France, en Algérie avant l’indépendance, coll. Témoins, Gallimard, 2007).
Des photos émouvantes d’enfants, filles et garçons avec leurs maîtres, instituteurs et institutrices. Celle qui me touche infiniment, l’atelier de couture à Boujaad en 1895, où jeunes femmes et jeunes filles travaillent à leurs machines Singer et brodent des cols et des corsages, un mannequin de couturière est habillé de faille noire. J’ai pensé à la belle photo de l’atelier familial chez la grand-mère de Pierre Zaragozi à Blida (Journal de mes Algéries en France, Bleu autour, 2005). La photo des petites filles juives à coiffe conique de Tunis en 1882, les classes de garçons et filles à Istanbul, quartier de Pera, fin 19e siècle. À signaler aussi l’aventure pionnière à Marrakech d’une école agricole, l’élève sur le vieux tracteur, une photo des archives de l’AIU (une section agricole identique à celle de Marrakech a été créée à Bel Shéane en Israël dans les années soixante-dix).
16 décembre
Anne Donadey m’envoie, depuis San Diego, USA, où elle vit et enseigne à l’université, des photos du cimetière musulman sur l’île Sainte-Marguerite en face de Cannes, sa ville natale. Elles datent de l’été 2008. On voit des tombes rondes ou ovales, circonscrites par des pierres, soldats de l’armée d’Afrique « À nos frères musulmans morts pour la France » sur une stèle, mêlés aux Algériens de la Smala d’Abd-el-Kader. Sur un panneau : « Cimetière musulman » en rouge, le croquis de l’île et le texte suivant « À partir de 1840, le fort servit de résidence surveillée pour les insurgés capturés lors de la conquête de l’Algérie. Les plus nombreux furent les membres de la Smala d’Abd-el-Kader, prise en 1843. Les prisonniers décédés pendant la détention sont enterrés dans ce cimetière. » Au-dessous de ce texte traduit en anglais, italien, allemand, une photo d’Algériens en burnous et turbans face à la mer.
Le cimetière musulman de Sainte-Marguerite en face de Cannes (été 2008).
3 photos d'Anne Donadey.
17 décembre
Avec Rosie Pinhas-Delpuech, nous marchons dans notre quartier et nous bavardons, parfois nous prenons un café au Canon des Gobelins. Rosie a collaboré au Voyage en Algéries autour de ma chambre. Traductrice et écrivaine elle m’envoie cette lettre manuscrite, une histoire de langues (Russie, France, Algérie, Palestine) qui nous enchante l’une et l’autre :
« Vois sur quoi je suis tombée en travaillant l’autre jour. Je le recopie pour toi en guise de carte postale sur la langue, sujet qui, heureusement, nous unit.
Il s’agit d’Elieze Ben Yéhuda (1858-1922), fondateur de l’hébreu moderne – c’est lui qui décide un beau jour de parler l’hébreu avec sa famille – et rédacteur du premier grand dictionnaire d’hébreu. L’origine, il est né en Russie et parle le russe, fait médecine à Paris et part vivre en Palestine en 1881. Et voilà ce qu’il écrit dans la préface à son dictionnaire :
« C’est à Alger que j’entendis, pour la première fois, des Juifs lire l’hébreu selon la prononciation orientale qui m’impressionna fortement. C’est là également que je parlai l’hébreu, non par intention délibérée mais par nécessité, car je ne pouvais converser avec mes interlocuteurs, en particulier avec les plus âgés et les plus doctes d’entre eux, qui ne savaient pas le français, que dans la langue de la Bible que certains d’entre eux utilisaient couramment.
« Je tirai de cette période de mon séjour à Alger un bénéfice double : le soleil d’Afrique me guérit de ma maladie et mes conversations en hébreu avec les vieillards et les sages de la communauté juive m’habituèrent à parler l’hébreu couramment ; au point qu’il m’arrivait parfois de croire que l’hébreu était ma langue naturelle. »
Dans un autre livre, il parle d’un certain Zelikovitch qu’il rencontre à Paris (avant 1880) et dont il dit :
« Ainsi quand je rencontrai F. Zelikovitch et qu’il me rapporta ses visites parmi les Juifs d’Orient, je lui demandai en quelle langue il avait parlé avec eux. Il me répondit qu’avant d’avoir appris l’arabe, il s’entretenait avec eux en langue sainte. »
En m’offrant l’abécédaire en hébreu, c’est peut-être un peu de leur voix que tu m’as fait parvenir.
Décembre
Je reçois de Jean-Marc Raynaud des éditions libertaires, la réédition en 2002 (première édition en 1961 aux éditions de Minuit, saisie dès sa sortie), du récit de Benoist Rey qui débarque en Algérie en 1959, il a 21 ans, Les égorgeurs. Il était typographe, comme Ernest Giraud, l’ami anarchiste de Louise Michel, avec laquelle il voyage en 1904 à travers l’Algérie (ils sont présents, grâce aux éditions libertaires dans Voyage en Algéries autour de ma chambre (Bleu autour, 2008)). Dino Belhocine, un ami dont le grand-père a été tirailleur algérien et qui a retrouvé la trace de Kabyles du côté des anarchistes de Bezons, me parle de Ernest Giraud. Il m’en dira bientôt davantage.
Les égorgeurs, un récit de guerre sous la forme d’un journal, de septembre 1959 à décembre 1960. Le jeune appelé vit un an dans un commando de chasse, infirmier, dans la région de Djidjelli. Il assiste aux opérations militaires, aux arrestations de suspects… Les prisonniers dangereux sont égorgés par des soldats français (on croyait l’égorgement réservé aux hommes du FLN-ALN, aux seuls Algériens…). Égorgements, tortures, viols. Soulignons que les viols ne sont pas légitimés comme la torture par le commandement militaire, ils se pratiquent au gré des opérations, arrestations… et du laxisme des officiers (Diane Sambon en fait état dans son livre : Femmes musulmanes, guerre d’Algérie 1954-1962 (éd. Autrement, 2007).)
Un livre qu’il faut lire si on veut savoir, comprendre. Un témoignage sans concession ni misérabilisme ni ressentiment.
Un autre livre envoyé par mon ami d’Aflou et de Dijon, Jean-Claude Gueneau : Saint-Michel et le dragon de Pierre Leuliette, Souvenirs d’un parachutiste, publié en 1961 par les éditions de minuit, les éditions les plus courageuses dans cette guerre, plus de quinze titres contre une guerre coloniale, la torture et le viol (rappelons que les éditions de Minuit ont été fondées en 1942 dans la clandestinité). Il est là sur ma table. À lire. Un récit à la première personne qui ne se présente pas comme un journal.
Fin décembre
Sébastien, Saskia et leur fils Lucien Igor Suleïman, à la Gonterie avec Ferdinand et Véronique. Ferdinand a offert une jeune poule qu’il appelle « Poulette » à Lucien. C’est son animal domestique favori. Avant de partir, on l’a mise en pension chez une fermière de Boulonneix en face de l’église romane. Au retour de Lucien il y aura une batterie de poulets.
Des dessins à la mine de plomb de Sébastien : Saskia, Lucien et les livres, Ferdinand et Véronique dans la maison, Ferdinand a pris des photos de Lucien et « Poulette ».
Saskia et Lucien. La Gonterie, hiver 2008. 3 dessins de Sébastien Pignon.
Véronique et Ferdinand. La Gonterie, hiver 2008. 4 dessins de Sébastien Pignon.
Lucien et « Poulette ». 3 photos de Ferdinand Pignon.
Janvier 2009
Les abeilles en danger de mort. Les ruches de la Gonterie. Des nus de Sans papiers africains, pour un calendrier, en Espagne. Bibiche. Lettre de Shérazade à Julien sur la guerre israélienne contre Gaza, dans les petits cahiers de Dominique le Boucher.
Janvier
Les abeilles. Encore les abeilles. En danger de mort. Les insecticides interdits en Allemagne et en Italie sont autorisés en France, le Cuiser et le Régent TS. En danger de mort depuis l’arrivée massive du frelon asiatique « Vespa velutina » en Gironde depuis 2005. Impossible de l’éradiquer. 2 000 nids dont 700 dans le Lot-et-Garonne, 800 en Dordogne. Le frelon attaque l’homme sur les marchés de plein air en Gironde, à Blaye, Longon… Le frelon est un tueur. Il prend l’abeille, la décapite, la décortique, la dépèce, en fait une sorte de boulette dont il nourrit ses larves. Les abeilles terrifiées ne quittent plus la ruche, elles ne travaillent plus.
Cet été à la Gonterie, il y avait des frelons asiatiques. Rayés noir et jaune, grands et beaux. Des séducteurs-tueurs.
Sébastien a dessiné des ruches sans frelons asiatiques autour de la Gonterie.
Ruches en Dordogne (hiver 2008). 2 dessins de Sébastien Pignon.
10 janvier
Dans le journal Libération des photos de jeunes Africains Sans papiers, nus, mais on ne les voit pas en pied, peut-être sur les autres photos du calendrier espagnol sont-ils à découvert ? À Albacète, dans la région de Cervantes, de jeunes Africains ouvriers agricoles souffrent de la crise. Un photographe, Adolfo Lopez, a l’idée d’éditer un calendrier qui rapporterait de l’argent au collectif de soutien et donc à ces jeunes hommes. Ils sont nus comme les sportifs ou je ne sais quelle profession d’hommes qui ont posé nus pour le plaisir de se voir en Adam sans Ève et peut-être pour un peu d’argent. Des Sans papiers africains, jeunes, beaux, musclés. Il faut qu’ils soient nus pour qu’on les regarde, pour que leurs photos se vendent en calendriers comme dans les colonies les cartes postales des Africains et des Africaines nus ?
Vendredi 30
Les librairies de Pages volantes m’ont offert un livre carré de Bibiche que je ne connais pas, de la série Les Albums « Coquelicot » n° 6 : Bibiche et François chassent le lapin, le livre a appartenu à André Zattara.
Le 2 décembre, à la librairie Compagnie, rue des Écoles en face de la brasserie le Balzar où je ne vais plus souvent, une rencontre littéraire autour de Voyage en Algéries autour de ma chambre (Bleu autour, 2008). Un homme au fond de la salle prend la parole, il feuillette le livre, s’arrête à la page Bibiche, il dit : « J’ai appris à lire dans l’abécédaire de Bibiche, mon père était instituteur à Tlemcen, il a bien connu Khelladi, instituteur au Khémis… » Il feuillette encore, c’est la page Peugeot 202, la photo de la voiture de mon père, il dit « Mon père a eu la même Peugeot noire… » Au Sélect où nous bavardons plus tard, Jean-Pierre Sakoun m’apprend qu’il est le cousin de Louis Barcet de Tlemcen, lui-même cousin d’Alice Cherki qui a écrit un livre remarquable sur Frantz Fanon et cousin de Jean Daniel de Blida. C’est bien la tribu des compagnes et des compagnons. Jannie Meunier était présente ce 2 décembre à la librairie, institutrice dans l’école de ma mère à Alger, Diar-el-Mahçoul, elle aussi a lu passionnément Bibiche… Jusqu’ici je croyais être la seule lectrice avec mes sœurs Lysel et Danièle de Bibiche. La Singer a suscité autant d’émois au cours des rencontres autour de ce livre.
Jean-Pierre Sakoun devait m’envoyer une photo de Bibiche et son très jeune lecteur. Il n’a pas dû la retrouver.
Fin janvier
Je reçois le nouveau cahier publié par Dominique le Boucher avec des dessins de Louis Fleury et les photos prises à Gaza au camp de Khan Younis en 1993 par Marc Fourny « Je les trouve encore plus belles dans leur "absence" d’aujourd’hui. » Le camp a été bombardé par l’armée israélienne « quelques photos des enfants palestiniens. Les clichés argentiques avec du grain rajoutent à l’éloignement. Que sont-ils devenus ? » m’écrit Dominique le Boucher. Shérazade écrit à Julien. Elle lui parle de la manifestation du 3 janvier 2009 contre l’agression de Gaza par Israël. Elle lui parle des Palestiniens, de la colonisation qui se poursuit depuis 50 ans dans l’impunité, de tout ce qui accompagne cette stratégie d’occupation militaire des colonies de peuplement pour prendre la terre, ce qui reste aux Palestiniens de la Palestine…
Elle lui parle de Jérusalem défigurée, ses collines colonisées. Il n’y aura bientôt plus un seul Palestinien à Jérusalem Est. Elle ne verra plus les collines de pierres, les vergers, les oliviers. Ira-t-elle avec Julien en Israël où elle a rencontré Yaël, la jeune soldate ?
1re et 4e de couverture de Lettre Shérazade à Julien
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