Leïla Sebbar
Voyage en Algéries autour de ma chambre, Suite 7
(Août - Septembre 2009)
Photo de nouveau né de Nora Aceval
Un olivier pour Lucien Igor Suleïman. Déshabillage/habillage. Le Burkini des musulmanes. Publicité grotesque contre le sida. Le catalogue lingerie de La Redoute. Indonésie. Les nouveau-nés des Hauts Plateaux algériens. La prison de la Santé à Paris. Les chibanis du square Léon à Barbès-Rochechouart.
À la Gonterie, en Dordogne, on a planté un olivier pour Lucien Igor Suleïman, 3 ans. Il l’a arrosé avec jubilation.
À Ploufragan en Bretagne, les salariés protestent contre les suppressions d’emplois de l’usine de Chaffoteaux et Maury. Délocalisations, licenciements, chômage… les uns séquestrent, les autres occupent, menacent de faire sauter des bonbonnes de gaz, de déverser des produits toxiques dans un affluent de la Seine. Les salariés de Ploufragan pour alerter les médias et l’opinion publique sur leur sort décident de poser presque nus, à peine couverts d’un accessoire pris à l’entreprise. Gestes de désespoir contre l’injustice et l’arbitraire (des entreprises rentables sont délocalisées, les profits vont aux patrons).
Le déshabillage gagne les sportifs, les bouchers qui sont photographiés nus pour un calendrier. Des randonneurs marchent nus sur les sentiers du Gard, c’est la « Randonue ».
À Paris, on peut s’inscrire à des cours de strip-tease pour apprendre « l’effeuillage » des revues de cabaret au « Cabaret des filles de joie ». La directrice artistique n’est pas une mère maquerelle elle apprend à des femmes (elles sont nombreuses à s’inscrire) à « se sentir belles pour avoir le monde à leurs pieds ». Succès de l’opération commerciale.
Pendant ce temps, de jeunes musulmanes réclament l’autorisation de porter le maillot islamique, le Burkini à la piscine : pantalon jogging, tunique longue, bonnet et capuche… On peut l’acheter sur Internet et choisir couleurs et motifs. Une jeune femme interdite de piscine à cause de son Burkini a porté plainte au commissariat de son quartier en banlieue parisienne. Elle proteste contre la ségrégation, la discrimination à son égard. Elle dit qu’elle quittera la France pour un pays d’Islam. Elle n’a pas lu le règlement concernant les maillots de bain : les shorts de bain sont eux-mêmes interdits dans les piscines. Il paraît qu’on ne peut se doucher nu dans certains vestiaires, investis pour la prière islamique…
Avec le maillot intégral, le voile intégral. Non pas la Burqa comme on le nomme souvent, mais le Niqab, long voile noir avec foulard noir, voilette noire cachant le visage, gants noirs. On voit ces femmes en France, on voit une silhouette couverte de voiles noirs, sans visage (j’ai publié un texte dans le quotidien Libération sur cette question du voile, le 21 août 2009). Comment exister avec les autres, pour les autres si le visage est invisible ? Quelle parole possible ?
À propos de visage, une publicité allemande revendique cette mise en scène, utilise pour lutter contre le sida le visage de dictateurs contemporains : Hitler, Staline, Saddam Hussein. On voit un couple faire l’amour (un peu flou) puis à la fin des ébats le visage de l’homme, donc, en Hitler, Staline, S. Hussein… Le slogan « Le sida est un tueur de masse, protégez-vous ». Associer ainsi l’amour à la violence dictatoriale pour prévenir contre le sida, c’est contre-productif même si ces publicistes cherchent le scandale.
Sur Internet, tout se vend, on le sait. Tout s’achète. La virginité des jeunes filles et des jeunes hommes, le ventre des femmes en état de procréer. Le corps marchandise, c’est florissant.
Dans la boîte aux lettres, le catalogue pocket de La Redoute (pour les femmes détenues qui n’ont pas Internet, le catalogue papier existe encore). Pages lingerie (pour la première fois je ne le jette pas dans la corbeille collective), les mannequins imitent pauvrement des top modèles pour présenter les modèles dont j’ai retenu les noms « Absinthe avant-garde » « Ethnique féminin » « Mélange des genres » « Sequins raffinés » « Vertige des sens ». « Ivresse envoûtante » pour dentelles, plumetis transparents (le pubis est imberbe), tulle brodé. J’ai pensé, lisant cette liste à la manière dont on définit les parfums et les vins avec métaphores, périphrases dont le lyrisme est indigent, stéréotypé, grotesque.
J’ai oublié d’évoquer les photos de Fatiha Toumi en Indonésie musulmane. Les femmes se couvrent aussi dès l’enfance (Photos 1, 2, 3, 4 : Indonésie Fatiha Toumi, mai 2009), coquettes dans l’Orient et l’Extrême-Orient islamiques malgré les diktats des intégristes. Sur les body pour les bébés, vendus à la manifestation de l’UOIF au Bourget « Musulman forever ».
4 photos de Fatiha Toumi prises en Indonésie musulmane
Nora Aceval, mon amie conteuse des Hauts Plateaux algériens, m’envoie des photos d’enfants petits emmaillotés à la façon des nomades. Une émotion comme si je les tenais dans mes bras (photos).
Photos de Nora Aceval :
Nouveaux nés de Mellakou (Tiaret)
Femme des Ouled Sidi Khaled qui berce un enfant
Je marche dans la rue qui borde la prison de la Santé, rue silencieuse car rue pavillonnaire. Les hauts murs de la prison. Dépassent les fenêtres grilles des cellules. Au bord toutes sortes de boîtes en fer-blanc, boissons, aliments…
J’entends des hommes qui parlent. De cellule à cellule ? Dans la cour ? Ils sont à la promenade avant l’heure du dîner ? Il est 17 h/17 h 30.
Je m’arrête, j’écoute.
Les détenus parlent en arabe. Ils se parlent en arabe, comme dans une rue arabe. J’entends clairement l’arabe, la langue de mon père que j’entends sur les chantiers à Paris, échafaudages pour réparation de balcons ou ravalement dans les rues du quartier.
Je les écoute un moment. Des voix de la vie quotidienne, leur vie quotidienne, ils ne sont plus des voyous, criminels…
Il fait beau. Barbès. Une foule de jeunes hommes désœuvrés à Paris comme à Alger. Ils parlent en arabe (les jeunes Arabes nés en France ne parlent pas la langue des père et mère), ce qu’ils font, de quoi ils vivent ? Debout autour des boutiques de téléphone. tati, c’est plutôt les femmes sur le trottoir d’en face. Certains proposent des Marlboro. On ne joue plus au Boneto autour de la station Barbès-Rochechouart. Rue des Ilettes les deux écrivains publics en djellaba safran et marron glacé, les mêmes depuis des années, pas de clients. Ils téléphonent à bas prix. De quoi ils vivent, ces chibanis ? Au square Léon des tables de béton pour les joueurs de Dames. Un damier dessiné sur la table. Autour, les joueurs, des chibanis, assis, debout, calotte blanche, toque en peluche, léger turban de mousseline, bonnet de laine façon cagoule sonacotra que portaient les ouvriers des chantiers du bâtiment, l’hiver. Je les regarde. Ils jouent avec des bouchons rouges de Coca-Cola et des bouchons bleus de bouteilles d’eau minérale. Je m’approche. Ils ne me voient pas. Ils font semblant. Je connais cette manière de ne pas voir, des hommes arabes. Je n’existe pas jusqu’au moment où je m’adresse à l’un d’eux, je lui demande si je peux photographier les joueurs. Ils me regardent. Pas directement. Ils ne lèvent pas la tête. Sauf celui à qui je parle.
- Pourquoi vous voulez photographier ?
- Je fais un travail sur le quartier.
- C’est pour un journal, des photos…
- Non.
- C’est pourquoi alors ?
Le jeu ralentit. Les hommes suivent la conversation.
- C’est pour mon travail…
- Des photos, nous sur la photo ?
- Oui.
- Vous pouvez prendre tout ici les enfants qui jouent là…
- Oui, je sais, mais les joueurs de Dames m’intéressent.
Des hommes disent non, d’un geste de la main, comme s’ils me chassaient.
- Ils veulent pas. Pas de photos.
- Pourquoi ils veulent pas ? C’est pas pour un journal, c’est pour l’histoire du quartier.
- Quelle histoire ?
Un joueur dit :
- Elle fait des histoires, elle veut des histoires… On a dit on veut pas.
- Mais je veux savoir pourquoi.
- On veut pas, les photos on veut pas, ça suffit. Tu peux faire des photos de l’église là-bas.
- L’église, ça m’intéresse pas.
- Alors, c’est nous…
- Oui.
- On veut pas, on t’a dit, on veut pas, allez…
Les hommes se remettent à jouer.
- Pourquoi vous vous méfiez comme ça ?
Personne ne répond. Ils jouent. Je suis debout près de la table des Dames et des chibanis, mais je ne suis plus là.
Transmettre l'Algérie à Victoria. Robe kabyle et poupée en robe Amour
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