Leïla Sebbar
Octobre Novembre
Début octobreJ’entends à France Culture une émission sur l’histoire des ordures. Au Moyen Âge les villes sont submergées par les ordures ménagères, Monsieur Poubelle n’existe pas encore. On jette les déchets par les fenêtres dans la rue, on marche dans la boue. Les cochons sont heureux, bien nourris, gras, ils sont le Monsieur Propre des villes, on est injuste avec les cochons. Grâce à eux, moins de pourriture, moins d’épidémies. 9 octobre 2009À la mosquée de Gennevilliers Diam’s, la chanteuse chypriote élevée dans la banlieue parisienne, s’est mariée à Aziz. Convertie à l’Islam elle porte le foulard islamique. OctobreQuand je reviens de chez Catherine Dupin, je traverse le square Le Gall (j’apprends que c’est le nom d’un résistant) qui jouxte le lycée Rodin et les ateliers tapissiers des Gobelins où travaillent peut-être les filles des tisserandes des Hauts Plateaux d’Aflou, exilées en 1962 à Lodève où elles ont tissé pour la manufacture des Gobelins. Chaque fois, dans les allées discrètes et sombres, sur un banc vert, je vois une jeune fille au hijeb serrée contre un jeune homme, ils se caressent, ils s’embrassent, inquiets l’un et l’autre du regard de la tribu. À Strasbourg (10 % de musulmans) un cimetière musulman séparé du cimetière municipal laïque. Il est autorisé par le droit local Alsace-Moselle. Le principe de neutralité des cimetières date de 1881. Les maires peuvent autoriser les carrés confessionnels dans les cimetières. Depuis 1991, les carrés ne doivent pas être séparés par des barrières des autres tombes et les symboles religieux ne doivent figurer que sur la stèle. Il existe des cimetières confessionnels privés en France, 180 juifs, 110 protestants, 2 musulmans (Bobigny et Marseille), aujourd’hui 3 avec celui de Strasbourg. À Montjoie-Saint-Martin, les tombes musulmanes de la 2e DB du général Leclerc ont été maculées de signes nazis.
22 octobreJosette Audin me parle, au téléphone, d’une ancienne élève du lycée de Kouba qui lui rend visite chaque fois qu’elle vient à Paris, voir l’une de ses filles. Elle vit à Nice. Je pense à Hafida Seddik, l’amie de Blida pensionnaire comme moi au lycée de Kouba pendant la guerre d’Algérie. De la seconde à la terminale nous ne nous sommes pas quittées. Hafida était brillante dans toutes les disciplines. Agrégée d’arabe elle a enseigné au lycée de Nice. Je l’avais vue à Paris étudiante, puis à Nice une fois, mariée, deux filles. On avait bavardé dans un café. Et depuis, plus de nouvelles. Aujourd’hui, Josette Audin qui a été notre professeur de mathématiques à Alger, la femme de Maurice Audin dont je parle dans Mes Algéries en France, me dit que Hafida vient régulièrement à Paris. 24 octobreÀ Saint-Florent-le-Vieil, le village e Julien Gracq. Rencontre avec Timur Muhiddine dans le cadre de la saison turque, Traduire l’Orient. Un beau sujet à traiter en profondeur. J’ai marché le matin sur les traces de l’enfant Julien Gracq, le chemin de hallage le long de la Loire pensant à l’histoire que j’ai lue à Sébastien et Ferdinand Sans famille. (Je reparlerai de ces orphelins et « champis »). 21-22 novembreJe retrouve Nora Aceval au Sélect. Spectacle à Creil, c’était La Ville aux livres, le salon littéraire fondé il y a 23 ans par Sylviane Leonetti, avec un musicien oranais de luth m’a permis de la voir et de l’entendre pour la première fois. Elle racontait, en habit des Hauts Plateaux les Contes libertins du Maghreb et La Science des femmes et de l’amour (Al Manar-Alain Gorius, 2008, 2009). Je me méfie des spectacles de contes, préjugé ? crainte de folklorisation excessive ? Nora conteuse a le charme et la grâce de celle que j’appelle « ma sœur étrangère » et qui m’apprivoise à mon pays natal. Un jour j’irai avec Nora jusqu’à Aflou. Les photos des paysages, des Koubbas, des mausolées que Nora et son fils Chaïb Mustapha m’offrent, m’accompagnent. Je les regarde, Sébastien les dessine pour moi, ils sont là, dans ma chambre, fétiches côtoyant des liseuses, des guépards, des portraits de vierges à l’enfant et de femmes orientales, paons et faucons de peintres animaliers… Une imagerie familière où je retrouve un visage de femme du Fayoum, ses grands yeux noirs, la photographie de Virginia, Annemarie, Marguerite, Anna, Isabelle, Simone, George… elles ne sont pas toutes présentes à mes yeux… des photos de mes fils. Il y a aussi le divan de Freud, divan avec tapis d’Orient, fauteuil, figurines, que Sébastien a dessiné (je me rappelle, à la fin des années soixante-dix pour le journal de femmes Histoires d’Elles (1976-1980) que nous avions fondé avec des amies maquettistes, photographes, journalistes, écrivains, artistes… nous avions prévu une « grande enquête » sur les divans des psy (certaines étaient en analyse), on aurait appelé la série : Le divan en chair et en os. Le journal a disparu avant le début de l’enquête…). Marabout près de Tiaret, été 2009. Une route le contourne. Il n’a pas été détruit.
Mausolée de Sidi Khaled. Près de Frenda, été 2009. Photo : Chaïb Mustapha.
Mi-novembrePar Roseline Déry que j’ai rencontrée à Tel Aviv à l’occasion de la traduction en hébreu de Je ne parle pas la langue de mon père (Julliard, 2003), je découvre les livres de Line Meller-Saïd, dont Blida et des poussières (ed. Romillat, Terra hebraïca, 2006). La communauté juive de Blida qui m’était inconnue lorsque j’y habitais, Line Meller la raconte aussi bien que Elissa Rhaïs dans ses romans, ce que lui a confirmé Albert Bensoussan. L’auteur précise le statut juif imposé par les années Vichy, antisémitisme qui succède à celui du XIXe siècle en Algérie. Elle signale une belle action du mufti de la mosquée de Blida : il arrête le pillage de la synagogue et des boutiques par des musulmans et ordonne la restitution des biens volés. Certaines pratiques font penser aux croyances kabyles décrites par Germaine Laoust à Aït Hichem dans les années trente. Le rabbin inaugure une maison neuve en enterrant sur le seuil la tête d’un bélier sacrifié. Il dit des prières pour un enfant malade en passant un pigeon égorgé autour de sa tête… D’autres croyances, d’autres gestes de superstition qu’on retrouve dans le Maghreb juif et musulman. Des musulmans prient sur la tombe d’un rabbin pour vaincre la stérilité. Pour garder un garçon en vie, le premier vêtement du nouveau-né doit être taillé dans un linceul, il portera les habits d’enfants juifs mâles… Ne pas prendre une pièce de monnaie dans la rue, elle a pu toucher des yeux malades pour leur enlever le mal… Line Meller rappelle le destin de Paul, un homme de sa famille, élève à l’école normale de Bouzaréa en 1936 (mon père et Mouloud Ferraoun y étaient peut-être encore). Il fait la guerre il gagne la croix de guerre, on le retrouve en Afrique noire puis en Algérie. Il est décoré de la Légion d’honneur en 1964. Saga familiale des Juifs de France et d’Algérie avec le décret Crémieux qu’on verra à l’écran avec l’histoire de la famille Servan-Schreiber. La mère de Line Meller est née à Boghari, au Sud d’Oran, comme la famille du père de la romancière algérienne Maïssa Bey, comme Marie-Jo Smadja qui m’écrit après la lecture de Je ne parle pas la langue de mon père, son père a été formé à l’école normale de Bouzaréa, instituteur marié à une institutrice française, comme mon père, il est arrêté pendant la guerre, incarcéré et expulsé par l’armée française. Marie-Jo Smadja me raconte au téléphone qu’elle a assisté, enfant, à l’arrestation de son père, dans sa classe à Cherraga, près d’Alger. Marie-Jo a passé son enfance à Boghari. Elle y retourne en décembre, pour la première fois.
29 novembreVotation suisse sur les minarets 57,5 % contre (les mosquées ne sont pas interdites). Les affiches du parti d’extrême droite, offensives : des minarets en forme de missiles percent le drapeau suisse, à gauche une femme au niqab, le voile intégral, et « STOP ». Les musulmans de Suisse (400 000 sur 4,5 millions de Suisses) manifestent « Ce n’est pas ma Suisse » avec bougies et minarets en carton. Douze minarets ont été dressés sur la place de Zurich. La polémique gagne les pays européens à forte minorité musulmane et contamine le débat en France sur l’identité nationale et l’immigration. Un débat nécessaire qui concerne aussi bien les Français que les Français nés des immigrations successives en France depuis plus d’un siècle, elles ont donné à la France des acteurs de son histoire économique, sociale, culturelle… Les enfants de ces immigrations nés en France sont français, citoyens à part entière, ce débat les concerne autant que ceux qui réfléchissent au contenu de cette notion d’identité nationale française constituée d’éléments multiples, divers, de religions et de cultures différentes. Il s’agit de savoir quelles sont les valeurs communes et non conflictuelles qui fondent une identité nationale et constituent une Nation sans laquelle il n’existe pas de citoyens mais des sujets dépourvus de droits. Il s’agit d’actualiser régulièrement un contrat social national, dans une République laïque, la France.
Fin novembreJe lis le récit de Michèle Perret, Terre du vent, une enfance dans une ferme algérienne, 1939-45 (L’Harmattan, 2009). Près de Sidi-Bel-Abbès, la ferme « Saint-Antoine », un domaine agricole à Mercier Lacombe, me fait penser à celui d’Anne-Marie Langlois à Sébaïn (j’en parle dans Journal de mes Algéries en France). Même petite fille blonde aux yeux bleus de poupée, même bonheur de l’enfance algérienne prise dans la passion paternelle, pour une terre d’adoption laborieuse et généreuse, même intimité avec les ouvriers agricoles algériens (l’un d’eux, militant pour l’indépendance du pays protège le père de la narratrice), même désespoir lorsqu’il faut quitter la terre natale. Michèle Perret, compagne de mes routes algériennes, m’a confié
Le semoir.
Les enfants de la ferme.
Michèle Perret. La Source.
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Actualisation : janvier 2010 |