Leïla Sebbar
Voyage en Algéries autour de ma chambre, Suite 9
(Octobre - Novembre 2009)

Octobre

Massacre des cochons en Égypte. Diam’s en hijeb et casquette. La jeune fille au hijeb du square Le Gall, Paris XIIIe. Carrés musulmans. Le marabout nigérian violeur. Hafida Seddik et Josette Audin, lycée de Kouba à Alger. Saint-Florent-le-Vieil, village de Julien Gracq, la Loire, la saison turque de Timur Muhiddine.

Novembre

À « La ville aux livres » à Creil, salon fondé par Sylviane Leonetti. Nora Aceval dit les Contes libertins du Maghreb et La Science des femmes et de l’amour (Al Manar-Alain Gorius, dessins de Sébastien Pignon). Avec Line Meller-Saïd, Blida et des poussières, je découvre Blida, la communauté juive inconnue, Elissa Rhaïs dont j’ai lu les romans algériens. Votation suisse sur les minarets. Terre du Vent de Michèle Perret, Une enfance dans une ferme algérienne 1939-45 à Mercier Lacombe près de Sidi-Bel-Abbès.

 

Début octobre

J’entends à France Culture une émission sur l’histoire des ordures. Au Moyen Âge les villes sont submergées par les ordures ménagères, Monsieur Poubelle n’existe pas encore. On jette les déchets par les fenêtres dans la rue, on marche dans la boue. Les cochons sont heureux, bien nourris, gras, ils sont le Monsieur Propre des villes, on est injuste avec les cochons. Grâce à eux, moins de pourriture, moins d’épidémies.

Avec la grippe A H1N1 qu’on a appelée la « grippe porcine » au début, les autorités égyptiennes ont décidé de tuer 300 000 cochons appartenant à des communautés chrétiennes d’Égypte. Depuis, les ordures qui les nourrissaient jonchent les rues des villes souvent surpeuplées et la voirie officielle regrette ce massacre… Les Coptes aussi qui se nourrissaient de ces cochons.

9 octobre 2009

À la mosquée de Gennevilliers Diam’s, la chanteuse chypriote élevée dans la banlieue parisienne, s’est mariée à Aziz. Convertie à l’Islam elle porte le foulard islamique.

« C’est une sœur que nous accueillons », dit l’Imam. Elle chante avec le hijeb sous la casquette.

Octobre

Quand je reviens de chez Catherine Dupin, je traverse le square Le Gall (j’apprends que c’est le nom d’un résistant) qui jouxte le lycée Rodin et les ateliers tapissiers des Gobelins où travaillent peut-être les filles des tisserandes des Hauts Plateaux d’Aflou, exilées en 1962 à Lodève où elles ont tissé pour la manufacture des Gobelins. Chaque fois, dans les allées discrètes et sombres, sur un banc vert, je vois une jeune fille au hijeb serrée contre un jeune homme, ils se caressent, ils s’embrassent, inquiets l’un et l’autre du regard de la tribu.

En descendant la rue Croulebarbe j’entends des jeunes gens blacks et beurs (un lycée professionnel à proximité ?), ils vont en petites bandes, l’un dit à l’autre « Ils veulent me sucer… c’est des oufs ».

À Strasbourg (10 % de musulmans) un cimetière musulman séparé du cimetière municipal laïque. Il est autorisé par le droit local Alsace-Moselle. Le principe de neutralité des cimetières date de 1881. Les maires peuvent autoriser les carrés confessionnels dans les cimetières. Depuis 1991, les carrés ne doivent pas être séparés par des barrières des autres tombes et les symboles religieux ne doivent figurer que sur la stèle. Il existe des cimetières confessionnels privés en France, 180 juifs, 110 protestants, 2 musulmans (Bobigny et Marseille), aujourd’hui 3 avec celui de Strasbourg. À Montjoie-Saint-Martin, les tombes musulmanes de la 2e DB du général Leclerc ont été maculées de signes nazis.

Ma sœur Lysel m’envoie cette inscription à Jouques, ancien camp forestier de Harkis. J’étais allée à Jouques près de la Roque d’Anthéron.



Jouques, ancien camp forestier de Harkis. 10 km de Aix-en-Provence, 2009.
Photo : Lysel Sebbar.


Je lis dans Le Parisien du 15 octobre qu’un marabout guérisseur nigérian des Hauts-de-Seine a été condamné à 15 ans de réclusion pour viol. Huit patientes droguées ont été ainsi violées (j’aurais pu écrire une nouvelle pour L’habit vert).

Le 16 octobre à Limoges, des agriculteurs ont jeté une poupée de Sarkozy dans la Vienne. Les enfants des agriculteurs créent des sites Internet pour appeler aux manifestations et créer des réseaux de solidarité.

22 octobre

Josette Audin me parle, au téléphone, d’une ancienne élève du lycée de Kouba qui lui rend visite chaque fois qu’elle vient à Paris, voir l’une de ses filles. Elle vit à Nice. Je pense à Hafida Seddik, l’amie de Blida pensionnaire comme moi au lycée de Kouba pendant la guerre d’Algérie. De la seconde à la terminale nous ne nous sommes pas quittées. Hafida était brillante dans toutes les disciplines. Agrégée d’arabe elle a enseigné au lycée de Nice. Je l’avais vue à Paris étudiante, puis à Nice une fois, mariée, deux filles. On avait bavardé dans un café. Et depuis, plus de nouvelles. Aujourd’hui, Josette Audin qui a été notre professeur de mathématiques à Alger, la femme de Maurice Audin dont je parle dans Mes Algéries en France, me dit que Hafida vient régulièrement à Paris.

24 octobre

À Saint-Florent-le-Vieil, le village e Julien Gracq. Rencontre avec Timur Muhiddine dans le cadre de la saison turque, Traduire l’Orient. Un beau sujet à traiter en profondeur. J’ai marché le matin sur les traces de l’enfant Julien Gracq, le chemin de hallage le long de la Loire pensant à l’histoire que j’ai lue à Sébastien et Ferdinand Sans famille. (Je reparlerai de ces orphelins et « champis »).

J’ai vu ce matin-là
la Loire de Shérazade et Pierrot
des palmiers
un petit figuier dans une basse-cour
avec tourterelles rousses et blanches
les barques plates des pêcheurs, mon grand-père avait une barque semblable sur la Dronne.
À Ancenis, la petite gare bleu outremer.
Entre Ancenis et Saint-Florent-le-Vieil, un bois de cèdres noirs sur ciel noir jusqu’à la Loire
des vignes jaunes et rouges.
À Saint-Florent-le-Vieil un café Le tribal café où je ne suis pas entrée. La librairie Parchemins de Michèle Germain sous l’abbaye, cèdres et palmiers.

21-22 novembre

Je retrouve Nora Aceval au Sélect. Spectacle à Creil, c’était La Ville aux livres, le salon littéraire fondé il y a 23 ans par Sylviane Leonetti, avec un musicien oranais de luth m’a permis de la voir et de l’entendre pour la première fois. Elle racontait, en habit des Hauts Plateaux les Contes libertins du Maghreb et La Science des femmes et de l’amour (Al Manar-Alain Gorius, 2008, 2009). Je me méfie des spectacles de contes, préjugé ? crainte de folklorisation excessive ? Nora conteuse a le charme et la grâce de celle que j’appelle « ma sœur étrangère » et qui m’apprivoise à mon pays natal. Un jour j’irai avec Nora jusqu’à Aflou. Les photos des paysages, des Koubbas, des mausolées que Nora et son fils Chaïb Mustapha m’offrent, m’accompagnent. Je les regarde, Sébastien les dessine pour moi, ils sont là, dans ma chambre, fétiches côtoyant des liseuses, des guépards, des portraits de vierges à l’enfant et de femmes orientales, paons et faucons de peintres animaliers… Une imagerie familière où je retrouve un visage de femme du Fayoum, ses grands yeux noirs, la photographie de Virginia, Annemarie, Marguerite, Anna, Isabelle, Simone, George… elles ne sont pas toutes présentes à mes yeux… des photos de mes fils. Il y a aussi le divan de Freud, divan avec tapis d’Orient, fauteuil, figurines, que Sébastien a dessiné (je me rappelle, à la fin des années soixante-dix pour le journal de femmes Histoires d’Elles (1976-1980) que nous avions fondé avec des amies maquettistes, photographes, journalistes, écrivains, artistes… nous avions prévu une « grande enquête » sur les divans des psy (certaines étaient en analyse), on aurait appelé la série : Le divan en chair et en os. Le journal a disparu avant le début de l’enquête…).

Donc, je retrouve Nora Aceval. Chaque fois comme avec Fatiha Toumi la voyageuse, des photographies nouvelles. De même que j’aime les listes, j’aime les séries. Voici une série de marabouts, Kourdane dans le domaine d’Aurélie Tidjani, Mellakou, mausolée de Sidi Boudif qu’on appelle « Le Mausolée de Nora » parce qu’elle le visite et l’entretien avec ses nièces, n’oubliant ni les chants ni l’encens, près de Frenda le mausolée Sidi Khaled, Saint patron de la tribu maternelle de Nora.

Marabout près de Tiaret, été 2009. Une route le contourne. Il n’a pas été détruit.
Photo Nora Aceval.



Mausolée de Sidi Khaled. Près de Frenda, été 2009. Photo : Chaïb Mustapha.

 



« Le Mausolée de Nora », Mellakou, été 2009. Photo : Nora Aceval.

 



« Le Mausolée de Nora », Mellakou, été 2009. Photo : Nora Aceval.

 



Mausolée près de Kourdane, septembre 2006. Photo : Chaïb Mustapha.

 



Kiosque de Kourdane, septembre 2006. Photo : Chaïb Mustapha.


Nora a conté à Marrakech, en novembre 2009. Une certaine audace pour dire ces contes grivois en public (des contes collectés auprès des femmes dans la maison, à la fin du jour, sans intrus). Comment éviter la place Djenna el Fna ? Et pourquoi l’éviter si des arracheurs de dents vous protègent contre le mauvais sort et si les talebs, écrivains publics, confectionnent pour vous des talismans qui éloignent les démons…



Marrakech. L’arracheur de dents, novembre 2009. Photo : Nora Aceval.

 



Marrakech. L’écrivain public, novembre 2009. Photo : Nora Aceval.


Mi-novembre

Par Roseline Déry que j’ai rencontrée à Tel Aviv à l’occasion de la traduction en hébreu de Je ne parle pas la langue de mon père (Julliard, 2003), je découvre les livres de Line Meller-Saïd, dont Blida et des poussières (ed. Romillat, Terra hebraïca, 2006). La communauté juive de Blida qui m’était inconnue lorsque j’y habitais, Line Meller la raconte aussi bien que Elissa Rhaïs dans ses romans, ce que lui a confirmé Albert Bensoussan. L’auteur précise le statut juif imposé par les années Vichy, antisémitisme qui succède à celui du XIXe siècle en Algérie. Elle signale une belle action du mufti de la mosquée de Blida : il arrête le pillage de la synagogue et des boutiques par des musulmans et ordonne la restitution des biens volés. Certaines pratiques font penser aux croyances kabyles décrites par Germaine Laoust à Aït Hichem dans les années trente. Le rabbin inaugure une maison neuve en enterrant sur le seuil la tête d’un bélier sacrifié. Il dit des prières pour un enfant malade en passant un pigeon égorgé autour de sa tête… D’autres croyances, d’autres gestes de superstition qu’on retrouve dans le Maghreb juif et musulman. Des musulmans prient sur la tombe d’un rabbin pour vaincre la stérilité. Pour garder un garçon en vie, le premier vêtement du nouveau-né doit être taillé dans un linceul, il portera les habits d’enfants juifs mâles… Ne pas prendre une pièce de monnaie dans la rue, elle a pu toucher des yeux malades pour leur enlever le mal… Line Meller rappelle le destin de Paul, un homme de sa famille, élève à l’école normale de Bouzaréa en 1936 (mon père et Mouloud Ferraoun y étaient peut-être encore). Il fait la guerre il gagne la croix de guerre, on le retrouve en Afrique noire puis en Algérie. Il est décoré de la Légion d’honneur en 1964. Saga familiale des Juifs de France et d’Algérie avec le décret Crémieux qu’on verra à l’écran avec l’histoire de la famille Servan-Schreiber. La mère de Line Meller est née à Boghari, au Sud d’Oran, comme la famille du père de la romancière algérienne Maïssa Bey, comme Marie-Jo Smadja qui m’écrit après la lecture de Je ne parle pas la langue de mon père, son père a été formé à l’école normale de Bouzaréa, instituteur marié à une institutrice française, comme mon père, il est arrêté pendant la guerre, incarcéré et expulsé par l’armée française. Marie-Jo Smadja me raconte au téléphone qu’elle a assisté, enfant, à l’arrestation de son père, dans sa classe à Cherraga, près d’Alger. Marie-Jo a passé son enfance à Boghari. Elle y retourne en décembre, pour la première fois.

Pour en revenir à Blida, Line Meller a aperçu Elissa Rhaïs (dont j’ai parlé à propos du livre de Boumendil sur la romancière) dans sa villa, très maquillée, les cheveux roux, la bouche trop rouge, vêtue d’un peignoir multicolore, l’enfant la prend pour une sorcière… Roland Rhaïs son fils a vécu en Algérie. Il est enterré dans le châle noir de sa mère au cimetière de Saint-Eugène à Alger. Quelqu’un cherchera sa tombe comme la femme qui dans le même cimetière il y a 20 ans, arrive jusqu’à la tombe de son père, Yves Jeanmougin, l’a photographiée à Alger (Voyages en Algéries autour de ma chambre, Bleu autour, 2008). Line Meller de retour à Blida, il y a quelques années, a retrouvé la villa d’Elissa Rhaïs et la plaque fixée sur le mur. Le jardin a été réduit de moitié. Le nouveau propriétaire ignorait le nom d’Elissa Rhaïs. Sa villa et son jardin n’ont pas été inscrits au patrimoine national alors que c’est l’une de celles qui a le mieux parlé de l’Algérie musulmane avec Isabelle Eberhardt. Quant au Bois sacré, il a été amputé de ses oliviers centenaires. Il n’y a plus de pèlerinages autorisés à la Koubba de Sidi Yacoub. Le jardin est un terrain de pétanque… Lors de mon voyage à Blida, en 2005 j’ai vu ce fameux Bois sacré, misérable, des arbres poussiéreux, la Koubba fermée, personne à sa porte. Il n’y avait pas encore les joueurs de boules. C’est ainsi que l’Algérie par l’incurie de l’autorité publique perd à grande vitesse ce qui a fait sa culture populaire.

 

29 novembre

Votation suisse sur les minarets 57,5 % contre (les mosquées ne sont pas interdites). Les affiches du parti d’extrême droite, offensives : des minarets en forme de missiles percent le drapeau suisse, à gauche une femme au niqab, le voile intégral, et « STOP ». Les musulmans de Suisse (400 000 sur 4,5 millions de Suisses) manifestent « Ce n’est pas ma Suisse » avec bougies et minarets en carton. Douze minarets ont été dressés sur la place de Zurich. La polémique gagne les pays européens à forte minorité musulmane et contamine le débat en France sur l’identité nationale et l’immigration. Un débat nécessaire qui concerne aussi bien les Français que les Français nés des immigrations successives en France depuis plus d’un siècle, elles ont donné à la France des acteurs de son histoire économique, sociale, culturelle… Les enfants de ces immigrations nés en France sont français, citoyens à part entière, ce débat les concerne autant que ceux qui réfléchissent au contenu de cette notion d’identité nationale française constituée d’éléments multiples, divers, de religions et de cultures différentes. Il s’agit de savoir quelles sont les valeurs communes et non conflictuelles qui fondent une identité nationale et constituent une Nation sans laquelle il n’existe pas de citoyens mais des sujets dépourvus de droits. Il s’agit d’actualiser régulièrement un contrat social national, dans une République laïque, la France.

 

Fin novembre

Je lis le récit de Michèle Perret, Terre du vent, une enfance dans une ferme algérienne, 1939-45 (L’Harmattan, 2009). Près de Sidi-Bel-Abbès, la ferme « Saint-Antoine », un domaine agricole à Mercier Lacombe, me fait penser à celui d’Anne-Marie Langlois à Sébaïn (j’en parle dans Journal de mes Algéries en France). Même petite fille blonde aux yeux bleus de poupée, même bonheur de l’enfance algérienne prise dans la passion paternelle, pour une terre d’adoption laborieuse et généreuse, même intimité avec les ouvriers agricoles algériens (l’un d’eux, militant pour l’indépendance du pays protège le père de la narratrice), même désespoir lorsqu’il faut quitter la terre natale.

Le grand-père, Antoine, est un déporté de 1848 comme tant d’autres, il est envoyé en Algérie. Là où beaucoup ont échoué, il réussit.

Dans le récit de Michèle Perret, on retrouve cette hiérarchie sociale et professionnelle que décrit La fête arabe des frères Tharaud (XIXe siècle) où les Français méprisent les Espagnols pauvres, immigrés de la misère et les Arabes fellahs dont parle Isabelle Eberhardt dans ces nouvelles et articles du Sud oranais. La langue quotidienne mélange l’arabe, le français, l’espagnol comme le raconte Anne-Marie Métailié dans voyages en Algéries autour de ma chambre, on retrouve aussi les jeunes filles et l’amour à Parmentier avec les légionnaires, ici avec les Italiens à la ferme. L’histoire de Madja, mariée très jeune à un vieillard, elle se jette dans un puits, ressemble à celle de Khadija, dans le récit d’Adrienne Gilard vivant à Aflou dans les années quarante.

Enfin, j’ai croqué avec Michèle Perret les vinaigrettes, tiges acides de petites fleurs jaunes cueillies au bord des chemins, j’ai marché le long de la voie ferrée désaffectée, j’ai vu cigognes et caroubiers, entendu le bruit caillouteux des roulements à billes les « cacharoulos », écrit Michèle Perret, j’ignorais ce mot-là. Mais je n’ai pas entendu la chanson de la conquête « Fermez les portes et les volets car les Arabes vont passer ». Un récit qui permet de comprendre que les colons n’ont pas tous été, comme un certain nombre dans le grand colonat, des propriétaires racistes, exploiteurs, inhumains… On peut relire, à ce sujet, les livres de Jean Pélégri Les oliviers de la justice et Le Maboul après Terre du vent.


Michèle Perret, compagne de mes routes algériennes, m’a confié
des photographies du domaine de Mercier Lacombe, les voici.



Domaine de Mercier Lacombe, 1935.

 



La ferme.

 



La maison.



La herse.

 

Le semoir.



Les enfants de la ferme.



Michèle Perret. La Source.



Actualisation : janvier 2010