Leïla Sebbar: Le village fondateur (2002) Ce village, assurément le plus insignifiant des villages de plaine, le plus banal et que personne, jamais, n'a regardé parce qu'il ne mérite pas qu'on s'y arrête, village-rue, on le traverse sans le voir, on l'a dépassé sans savoir qu'il existe, il n'a pas d'histoire, il n'est pas dans l'histoire, ni les guerres de conquête et de résistance, ni les guerres de libération ne l'ont porté à la connaissance de ceux dont il n'a pas été le village natal. Ce village, je n'y suis pas née, mais c'est celui que je cherche chaque fois qu'il est question du pays natal dans les pages des journaux, à travers les lignes locales, bavardes et toujours oublieuses, dans les relations de voyages, qui aurait eu l'idée d'y faire halte, après les jours passés dans la ville d'à côté célébrée depuis si longtemps ? Les cartes de géographie sont elles aussi muettes, ou il faudrait examiner une carte d'État-major, et même, y serait-il mentionné ? Je n'ai pas fait l'essai. Je me serais heurtée, comme c'est arrivé à la lecture anodine d'une carte routière, au nom du village des hauts-plateaux où je suis née, réellement, Aflou, associé aux rites des Ouled-naïls, existent-elles encore ces femmes qui choisissent, dit-on, la prostitution pour se constituer la dot dont elles seront les propriétaires exclusives au mariage ? Isabelle Eberhardt en a rencontré lors d'un séjour à Aflou, moi, non. L'une d'elles était assise sur ces tapis de haute laine si beaux, rouges et noirs à motifs géométriques. D'Aflou, je n'ai aujourd'hui qu'un tapis dont le rouge n'est plus rouge, et que je raccommode, comme on reprise, avec la même grossièreté. C'est sur un tapis d'Aflou que Fatima, exilée dans les banlieues de la France, pleure la fugue de Dalila, sa fille. C'est un tapis d'Aflou que Violette, l'institutrice française, rapporte dans la petite maison d'école froide et triste où elle doit habiter, après les jours lumineux passés en Algérie. Allait-elle retrouver un homme étranger au village qu'elle aurait rencontré sur le chemin qui mène à l'usine ? L'histoire ne le dit pas, et je ne veux rien imaginer d'autre que ce qui est raconté: elle a posé le tapis d'Allou sur le carrelage de la grande chambre au-dessus de la classe unique, la seule pièce qui ouvre sur les vignes. C'est parce qu'il se trouve dans le djebel-Amour que les géographes ne l'oublient pas lorsqu'ils tracent les cartes ? J'ai oublié Aflou pour l'autre village dont il faut préciser, chaque fois que j'en parle, mais j'en parle le moins possible, qu'il est situé à sept kilomètres de la ville de Tlemcen, dans la plaine. Peut-être aujourd'hui, la banlieue de la ville ancienne arrive-t-elle tout près du village ? Qui me le dira ? Puisque je ne veux pas y aller. Quelqu'un qui sera né dans l'une de ses maisons m'écrira un jour, pour que je sache. Je ne sais ce qui se passsera lorsque je saurai ce que je ne veux pas savoir. Faut-il simplement laisser faire la mémoire ? Mais la mémoire de l'enfance après tant d'années, que peut-elle valoir ? Ce village qu'elle me restitue nuit après nuit, livre après livre, et dans ce texte même, n'existe plus. Je le sais parce que c'est de ce village-là que je rêve et le rêve ne trompe guère, comme l'oracle. D'une nuit à l'autre, j'apprends ce qui a changé. Dans la rue qui va de l'école de filles à l'école de garçons indigènes, en bas du village, après l'esplanade de terre rouge et la côte qui, à peine inclinée, m'a toujours paru dévaler jusqu'à un ravin, je ne vois pas le portillon vert où je frappe pour prendre le pot de lait. Je ne suis pas avec mes soeurs, est-ce pour cela que la maison de la femme de celui qui vend le lait, ou était-ce la femme, peut-être la mère du boulanger arabe, a disparu. Et pourquoi se cache-t-elle, celle que j'appelais - ma tante - dans la langue de mon père ? Elle nous faisait asseoir dans la cour, sous le figuier, près de la chambre sans fenêtre, la sienne, où elle entrait en se baissant, pourtant la porte était haute parce qu'il y faisait sombre ? Pour nous rapporter des gâteaux recouverts d'un sucre très blanc, plus fin que de la farine. Elle nous servait le thé et nous parlait. Elle disait qu'il ne faut pas manger le cochon et que si notre mère nous y oblige, nous aurons à prononcer une phrase qu'elle nous fait répéter, l'une après l'autre. Elle dit aussi que pour prier, il faut dresser l'index de la main droite vers le ciel. Avant de partir avec le pot de lait, chacune récite le court verset que «la tante» nous apprend en riant de notre accent de «Roumiettes» de petites Francaises. La rue de «la tante» descend vers une rue qui longe un domaine bordé de cyprès. Lorsque je ne prends pas le raccourci du ravin, je fais presque le tour du village, et je passe devant un grand portail entrouvert sur du linge étendu. J'entends les femmes dans la cour, elles parlent toujours fort. Le portail n'a pas changé de rue, l'autre nuit, mais les femmes n'étaient plus là et je n'étais pas sûre de marcher dans la rue périphérique au village qui va le long du quartier arabe, jusqu'à la maison d'école de mon père. Et les arbres, des oliviers ? De l'autre côté du chemin. Parce que la rue, à partir de la grande maison au portail, devient chemin de terre. Lorsque j 'arrive à l'école, en contrebas, je dis que je suis presque née là, dans ce village, dans cette école. On ne me répond pas. Je suis seule. Le stade limité par les oliviers du chemin a disparu, la véranda a disparu, le jardin de ma mère, je ne le vois pas, ni celui de mon père où poussaient des asperges et des arbres fruitiers. On aura construit d'autres salles de classe, pour agrandir l'école. Dans la chambre des filles, on a enlevé la moustiquaire, trop rouillée, sans doute. Pourquoi des géographes se seraient-ils souciés de ce village si semblable aux autres villages de la plaine, villages de colonisation, des maisons européennes groupées en carré autour de la place à la française, le kiosque, l'église, le dispensaire, la mairie peut-être, l'école des Français et la banlieue du village, le quartier arabe à la périphérie, séparé par des chemins de terre ou de larges esplanades du quartier européen avec en contrebas, isolée, l'école de mon père, reliée aux maisons arabes par des chemins de terre qui montent, à peine. Ce village s'appelait Eugène-Etienne Hennaya. Aujourd'hui Hennaya. Il m'arrive de croire que j'y suis née. J'y suis née à la terre de mon père, à la langue de ma mère, aux éclats de voix et aux rires des femmes arabes, aux livres. Nouvelle parue dans Harfang, Revue de littératures, |
Actualisation : juillet 2007 |