Leïla Sebbar. La Seine était rouge, Paris Octobre 1961, Thierry Magnier, 1999, 2003.
Mildred Mortimer (Trad. and Introd.), The Seine was red, Paris, October 1961,
Indiana University Press, 2008.

 

Nanterre. Amel.
Octobre 1996
pp. 13-14

 

Sa mère ne lui a rien dit, ni la mère de sa mère.

Elles se voient souvent, la mère et la fille, elles bavardent en français, en arabe, Arnel ne comprend pas tout. Elle les entend de sa chambre. Si elle demandait ce qu'elles se disent dans l'autre langue, "la langue du pays" dit Lalla, sa grand-mère lui répondrait, comme chaque fois :

"Des secrets, ma fille, des secrets, ce que tu ne dois pas savoir, ce qui doit être caché, ce que tu apprendras, un jour, quand il faudra. Ce jour viendra, ne t'inquiète pas, ce jour viendra et il ne sera pas bienheureux pour toi..." Et elle, Amel, obsnnée : "Pourquoi un jour de malheur? Pourquoi la vérité c'est le malheur? Dis-moi Lalla, dis-moi... quand je saurai? Vous parlez en arabe maman et toi, pour que je reste une petite fille qui ne sait pas la langue du pays, la langue de sa mère et de son père? Si tu parles en grec, en grec ancien, naturellement, je saurai tout... Tu me punis parce que je ne connais pas la langue de ton pays ou si mal que tu te moques de moi ?" "Jamais de la vie, ma fille, jamais je ne te punirai parce que tu n'as pas réussi à parler la langue des Ancêtres, tu as essayé, j'ai essayé avec toi, tu n'as pas dit non, mais tu n'as pas parlé l'arabe. Ta mère n'avait pas le temps, comme moi, dans la baraque du bidonville... Tu sais l'anglais, le latin, le grec... Tu es une savante, ma fille, je ne vais pas te punir parce que tu es une savante..." "Le bidonville, tu m'as seulement dit qu'il se trouvait à l'endroit du grand parc ou vers l'université, je ne sais plus, de l'autre côté de la cité. Dis-moi, le bidonville, Nanterre, maman, et la vie... c'était la guerre... En Algérie, ici aussi. Tu m'as dit que c'était des années difficiles et si je te pose des questions, tu ne réponds pas." "Plus tard, ma fille, plus tard, pour l'instant j'ai pas envie. Parlons d'aujourd'hui... " "Tu dis toujours ça, plus tard, plus tard et je sais rien. Tu parles avec maman, tu pourrais me dire tout, et tu ne dis rien, et maman ne dit rien. Tu répètes que je suis savante, tu te moques, je ne sais rien. Tu parles de secret. C'est quoi un secret? C'est si affreux pour tout cacher?" "Tout, non, mais ce qui fait mal, oui."

 

Octobre 1961
L'Algérien sauvé des eaux

Extérieur nuit
p. 63

C'était le 17 octobre 1961. Il pleuvait. J'ai pensé que j'allais mourir, je buvais l'eau de la Seine, j'étais lourd, lourd. J'ai fait la prière. Je l'avais oubliée, avec le travail on a plus le temps, on va au café, on boit un peu, les tournées, ça fait boire. J'ai pas trop bu, mais j'ai bu et c'est défendu chez nous, les musulmans. J'ai bu et la prière... Ce soir-là, la pluie, les coups, l'eau froide, elle sentait mauvais la Seine... La prière est revenue. J'ai prié, prié... et j'ai été sauvé. Sinon, je me noyais, comme d'autres. On a retrouvé des corps charriés par la Seine. Sûrement la Seine était rouge ce jour-là, de nuit on voyait pas. On a repêché des Algériens, ils avaient les mains liées dans le dos et les pieds attachés... Pour faire ça, il a fallu du temps. Je comprends pas. On les a enlevés, on les a ligotés et après des coups à la tête on les a jetés dans la Seine? Ou avec trois balles?

Leïla Sebbar

 

October 1961
The Algerian Rescued from the Water

Outside, nighttime

p. 45

It was October 17, 1961. It was raining.
I thought I was going to die. I was swallowing water from the Seine. I felt heavy, very heavy. I prayed. I had forgotten about praying. With work, you don't have time, you go to the café, drink a little; when rounds are served, it makes you drink. I didn't drink too much, but I did drink, and that's forbidden for us Muslims. I drank and the prayer... That night, the rain, the beatings, the cold water. The Seine smelled bad. The prayer came back to me. I prayed; I prayed... and I was saved. Otherwise, I would have drowned like the others. Their bodies were found carried away by the Seine. Surely, the Seine was red that day; at night you couldn't tell. When Algerians were pulled from the water, their hands and feet were tied. It took time to do that. I don't understand. They were dragged away, tied up, and after several blows to the head, tossed into the Seine? Or were there three bullets?

Translated by Mildred Mortimer

 


L'Algérien sauvé des eaux
p. 64

La Seine les a rejetés. Même la Seine, elle en voulait pas des Algériens. Combien? On saura peut-être un jour. Et ceux qu'on a retrouvés, pendus dans les bois, près de Paris... Il paraît. Et ceux qui ont été tués pendant la manifestation pacifique ? Je sais qu'elle était pacifique. Pas de couteaux, pas de bâtons, pas d'armes, c'était la consigne de la Fédération de France. Je le sais. Manifester en famille avec femmes et enfants, même les vieilles et elles criaient, elles chantaient l'hymne national... Elles frappaient dans leurs mains. Les hommes se sont pas défendus, ils ont pas riposté. Ils ont obéi aux consignes du FLN.

Et moi, je me suis retrouvé isolé, je sais pas comment, avec deux flics et un "calot bleu", ils avaient des matraques et des nerfs de boeuf Je me suis évanoui sous les coups, c'est l'eau froide qui m'a réveillé. Je sais pas nager. Je viens de la montagne. Je suis venu ici tout petit, mais quand même, j'aime pas la mer, j'aime pas l'eau. Je priais tellement que j'ai pas vu des compatriotes s'approcher de la Seine, pour moi. Ils m'ont sauvé. Un Français m'a emmené au dispensaire. J'ai raconté. Je sais pas si le médecin m'a cru. Je voudrais qu'il témoigne, Si un jour...

J'étais bien habillé, ce jour-là. Cravate et tout.

 

Actualisation : décembre 2008