Leïla Sebbar. La Seine était rouge, Paris Octobre 1961, Thierry Magnier, 1999, 2003.
Nanterre. Amel.
Sa mère ne lui a rien dit, ni la mère de sa mère.
Elles se voient souvent, la mère et la fille, elles bavardent en français, en arabe, Arnel ne comprend pas tout. Elle les entend de sa chambre. Si elle demandait ce qu'elles se disent dans l'autre langue, "la langue du pays" dit Lalla, sa grand-mère lui répondrait, comme chaque fois : "Des secrets, ma fille, des secrets, ce que tu ne dois pas savoir, ce qui doit être caché, ce que tu apprendras, un jour, quand il faudra. Ce jour viendra, ne t'inquiète pas, ce jour viendra et il ne sera pas bienheureux pour toi..." Et elle, Amel, obsnnée : "Pourquoi un jour de malheur? Pourquoi la vérité c'est le malheur? Dis-moi Lalla, dis-moi... quand je saurai? Vous parlez en arabe maman et toi, pour que je reste une petite fille qui ne sait pas la langue du pays, la langue de sa mère et de son père? Si tu parles en grec, en grec ancien, naturellement, je saurai tout... Tu me punis parce que je ne connais pas la langue de ton pays ou si mal que tu te moques de moi ?" "Jamais de la vie, ma fille, jamais je ne te punirai parce que tu n'as pas réussi à parler la langue des Ancêtres, tu as essayé, j'ai essayé avec toi, tu n'as pas dit non, mais tu n'as pas parlé l'arabe. Ta mère n'avait pas le temps, comme moi, dans la baraque du bidonville... Tu sais l'anglais, le latin, le grec... Tu es une savante, ma fille, je ne vais pas te punir parce que tu es une savante..." "Le bidonville, tu m'as seulement dit qu'il se trouvait à l'endroit du grand parc ou vers l'université, je ne sais plus, de l'autre côté de la cité. Dis-moi, le bidonville, Nanterre, maman, et la vie... c'était la guerre... En Algérie, ici aussi. Tu m'as dit que c'était des années difficiles et si je te pose des questions, tu ne réponds pas." "Plus tard, ma fille, plus tard, pour l'instant j'ai pas envie. Parlons d'aujourd'hui... " "Tu dis toujours ça, plus tard, plus tard et je sais rien. Tu parles avec maman, tu pourrais me dire tout, et tu ne dis rien, et maman ne dit rien. Tu répètes que je suis savante, tu te moques, je ne sais rien. Tu parles de secret. C'est quoi un secret? C'est si affreux pour tout cacher?" "Tout, non, mais ce qui fait mal, oui."
La Seine les a rejetés. Même la Seine, elle en voulait pas des Algériens. Combien? On saura peut-être un jour. Et ceux qu'on a retrouvés, pendus dans les bois, près de Paris... Il paraît. Et ceux qui ont été tués pendant la manifestation pacifique ? Je sais qu'elle était pacifique. Pas de couteaux, pas de bâtons, pas d'armes, c'était la consigne de la Fédération de France. Je le sais. Manifester en famille avec femmes et enfants, même les vieilles et elles criaient, elles chantaient l'hymne national... Elles frappaient dans leurs mains. Les hommes se sont pas défendus, ils ont pas riposté. Ils ont obéi aux consignes du FLN. Et moi, je me suis retrouvé isolé, je sais pas comment, avec deux flics et un "calot bleu", ils avaient des matraques et des nerfs de boeuf Je me suis évanoui sous les coups, c'est l'eau froide qui m'a réveillé. Je sais pas nager. Je viens de la montagne. Je suis venu ici tout petit, mais quand même, j'aime pas la mer, j'aime pas l'eau. Je priais tellement que j'ai pas vu des compatriotes s'approcher de la Seine, pour moi. Ils m'ont sauvé. Un Français m'a emmené au dispensaire. J'ai raconté. Je sais pas si le médecin m'a cru. Je voudrais qu'il témoigne, Si un jour... J'étais bien habillé, ce jour-là. Cravate et tout.
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Actualisation : décembre 2008 |