Roswitha Geyss, Autriche

Sebbar, Leïla. « La robe interdite » :
l’arabe classique comme langue sacrée et langue interdite
(cf. Sebbar, Leïla : Le Baiser. Paris : Hachette, 1997)

Le deuxième visage1 de l’arabe classique que nous proposons d’étudier est celui de la langue sacrée et pour cela interdite, tel qu’il se manifeste dans la nouvelle intitulée « La robe interdite ». Leïla Sebbar y raconte les circonstances qui se trouvent à l’origine de la création d’une robe, et qui, vers la fin de la nouvelle, deviennent aussi significatives pour sa destruction. Le couturier, obsédé par le désir de créer la plus belle robe de la saison et la plus belle qu’il n’ait jamais créée, voyage dans le monde entier afin de trouver une nouvelle source d’inspiration. Lors de ses vagabondages, il se rend aussi dans un pays arabophone ; il se promène sur le bazar, quand son regard est attiré par quelques pages sales et, en soi, insignifiantes, mais qui sont d’une valeur inestimable pour lui, puisqu’elles portent des arabesques. L’étranger au pays, aux coutumes et à la langue est aussitôt enchanté par cette écriture inconnue dont l’éclat et la pureté lui font même oublier les feuilles maculées2. L’arabe se présente donc à lui à travers son écriture ; c’est une belle langue, et bien qu’il n’arrive pas à déchiffrer les arabesques, il sent instinctivement que celles-ci cachent un secret et une force qui n’est comparable à rien d’autre dans le monde, sauf à la force de la sainteté. Cela explique ses exclamations réitérées « Divine ! Je la veux divine. »3. Sa robe sera ornée de ces arabesques brodées au fil d’or, de ces arabesques magiques et miraculeuses (nous soulignons) : « La robe noire brille d’arabesques savantes, inconnues, étrangement belles, comme ensorcelées (…). »4 Mais en ornant une robe (donc une œuvre d’art créée par un homme) d’une écriture sacrée, il « laïcise » cette langue « créée par Dieu », puisqu’il l’utilise pour un objet profane. Notons qu’il ne le fait pas inconsciemment, puisqu’il sent la force mystique de ces signes.

Les qualités surnaturelles des arabesques sont symbolisées par le chiffre sept. Ainsi, le couturier trouve sept pages déchiquetées et sales sur le bazar qui deviennent pour lui une source d’inspiration qui ne se tarit pas, qui lui donne des ailes5; lors du défilé de mode, le public qui est enthousiasmé par la robe, la réclame sept fois6. Le chiffre sept, qui joue un rôle primordial dans la mythologie religieuse ainsi que dans la culture populaire (cf. les contes de fée) est regardé comme un chiffre porte-bonheur, un chiffre qui est donc capable de rendre heureux et de combler de bienfaits celui qui y croit. Il est intéressant que les arabesques donnent une nouvelle direction à la vie du jeune mannequin qui, après une première période de célébrité internationale, a été oubliée par le public. Maintenant, le couturier redécouvre cette jeune femme et prend aussitôt la décision de la combler de bienfaits : « Il la couvrira d’arabesques brodées au fil d’or. »7 Elle est la seule à avoir une idée vague de la signification des arabesques (cf. « Elle reconnaît le mot qui revient le plus souvent, les traits verticaux au début, la lettre sinueuse à la fin. »8). La force magique des arabesques transforme cette femme certes belle, mais quand-même mortelle parce qu’en premier lieu un être humain, en un être divin (nous soulignons) : « Elle est debout, au milieu de la scène. / Seule. / Divine. »9 Notons qu’à propos de la force magique de l’arabe, on peut tracer un parallèle entre ce texte fictif et l’expérience personnelle de l’auteure. Ainsi, Leïla Sebbar décrit la langue arabe qu’elle ne parle pas comme une « belle langue » qui a cette « force de langue sacrée ».10 De même que dans la nouvelle, où la maîtrise de la langue (ainsi, quelques spectateurs du défilé de mode ont pu déchiffrer les arabesques) la prive de ses qualités surnaturelles qui ont comblé de bienfaits non seulement le couturier extravagant, mais aussi le jeune mannequin qui redevient de nouveau célèbre – elle reste certes la langue sacrée, mais elle n’est plus une langue miraculeuse, salutaire, plutôt une langue « diabolique » (nous y reviendrons plus loin), qui se retourne contre celle qui s’en est laissée envelopper, qui s’arrache même de son corps qui n’est plus divin, seulement nu, vulnérable -, Madame Sebbar est aussi persuadée que, au moment où elle déciderait d’apprendre cette langue, celle-ci perdrait cette force miraculeuse pour devenir un simple outil de communication11. Elle a besoin de cette langue non-apprise, mais dont les douceurs et les âpretés lui sont si familières – « langue fantôme » qui est présente dans son absence même -, car c’est à ce carrefour où le français, sa langue maternelle au sens propre du terme, et l’arabe, sa langue paternelle dont elle a été séparée, car le père n’a pas voulu transmettre sa langue à lui à ses enfants pour les protéger des horreurs de la guerre d’indépendance, s’entrelacent, que naît son écriture : « J’ai besoin d’écrire de la fiction, et donc de faire un travail d’écrivain – parce que je n’ai pas appris la langue de mon père... parce que l’arabe a été une langue absente... et parce que j’ai été séparée de la langue arabe, la langue de l’Algérie, la langue de la civilisation arabo-musulmane. Et quand j’ai dit que je ne l’apprendrais pas, je veux dire que cette langue a une existence très forte parce que je ne la connais pas. Elle a une existence, une présence à travers sa propre voix, la voix de cette langue qui est une langue étrangère pour moi et une belle langue, et si je l’apprenais, elle deviendrait un outil de communication, et elle perdrait cette force de langue sacrée. »12

Nous avons dit que l’arabe se mue en langue presque « diabolique ». En fait, à la fin du spectacle, des hommes qui crient « d’une seule voix noire, diabolique »13, sautent sur la scène et cernent la femme et la robe ; ils l’emportent, si bien que la fille se retrouve nue – et vulnérable. La destruction de la robe est une conséquence directe de la « laïcisation » des arabesques sacrées par le couturier qui a osé en orner une œuvre d’art profane, comme si la beauté de l’étoffe et de la coupe, la beauté du mannequin, au lieu de rehausser la beauté des arabesques sacrées, souillaient cette langue pure et unique. Cet incident pourrait être regardé comme une métaphore pour le joug de l’intégrisme qui rend impossible la création artistique – en fait, que pourrait-il y avoir de plus beau que de se laisser envelopper par la parole sacrée ? -, puisque ses leaders dictent des lois iniques que Mohammed n’a jamais proférées. L’intégrisme répand une version falsifiée de la foi islamique en s’appuyant sur une caricature de la langue arabe qui n’est plus la langue de la culture, de la beauté, de la sensualité, mais la langue du plomb, la langue des souffrances et la langue de l’enfermement – bref : une langue diabolique.

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1: cf. Geyss, Roswitha : « Sebbar, Leïla : « La fille en prison » : l’arabe classique comme langue sacrée et langue salvatrice » ; Geyss, Roswitha : Bilinguisme littéraire et double identité dans la littérature maghrébine de langue française : le cas d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar. Université de Vienne, Institut des langues romanes : Mémoire de Magister (Diplomarbeit), 2006 (400 pages)

2: cf. Sebbar, Leïla : « La robe interdite ». In : Sebbar, Leïla : La Jeune fille au balcon. Paris : Seuil, 1996, p 86

3: Ibid, p 88

4: Ibid, p 91

5: cf. Ibid, p 87

6: cf. Ibid, p 93

7: Ibid, p 91

8: Ibid, p 92

9: Ibid, p 93

10: Leïla Sebbar dans l’interview avec Roswitha Geyss, Paris, le 16 mai 2005

11: cf. Ibid

12: Ibid

13: Sebbar, Leïla : « La robe interdite ». In : La Jeune fille au balcon, 1996, p 93

 

Actualisation : mars 2008