Abdellatif Laâbi
Une voix du passé
Cette voix au téléphone ne me rappelle rien. L'appel vient de loin. Mon interlocuteur insiste pour que je devine. Je me prête au jeu, en vain. Et quand de guerre lasse il finit par se présenter, je n'arrive pas à mettre un visage sur son nom.
Cette voix ne me rappelle rien. Depuis trente ans, elle voyage. Elle a pris femme, l'a perdue. S'est remariée. Ses enfants ont grandi, font déjà leur vie. Mon interlocuteur parle avec l'assurance de ceux qui ont réussi, acquis du pouvoir. Mais, à certaines intonations, à des mots inhabituels dans la bouche des gagneurs, je crois percevoir une fragilité mal dissimulée. Voilà qu'il se fait complice alors que j'hésite encore entre la politesse et quelque chaleur amicale. L'exercice est délicat. Je peux facilement, par ma froideur, basculer dans la trahison d'un bon souvenir. Je peux, tout aussi facilement, par ma ferveur, contrevenir à l'un de mes principes : ne pas pactiser avec ceux qui se sont voilé la face pendant toute une vie devant la souffrance des autres, la mienne y comprise.
Cette voix ne me rappelle rien. Elle vient du passé, innocent et coupable. Depuis trente ans, elle voyage dans le silence, innocent et coupable. Un jour peut-être le visage de mon interlocuteur apparaîtra. Nous parlerons de vive voix et je découvrirai comme d'habitude qu'il n'a même pas lu mes livres.
In l'Etreinte du monde. Paris: La Différence, 1993.