Leïla Sebbar : Journal de mes Algéries en France
Suite 10
(Mai, juillet, août 2007)



Lycée Delacroix, photographié par Anne-Marie Alazard à Alger en mai 2007

16 mai

Musée de Montmartre, l’Arménie à Paris, la maison et le jardin, les poupées arméniennes pour Lucien, écrivains arméniens et turcs publiés aux éditions Bleu autour.

Je vais à Montmartre pour l’exposition du musée « De l’Arménie à Montmartre, le mouvement arménophile en France 1878-1923 ». Sur l’affiche un beau visage oriental, une Arménienne en coiffe de cérémonie. J’avais vu l’affiche sur la porte de la boulangerie Voiriot, rue de la Glacière, la boulangère serait Arménienne ? (La belle boulangère Duchesne « Meilleur ouvrier de France », une distinction majeure dans cette profession, s’occupe de ses trois fils. J’y vais de moins en moins bien que le pavé aux céréales soit l’un des meilleurs du quartier).

Je suis donc en haut des marches près du Clos Montmartre, le carré de vigne qui jouxte le parc du musée. Un panneau dit qu’il y avait des vignes à Belleville et à Barbès. Au bord des rangs du minuscule vignoble, des fleurs sauvages, œillets du poète, pois de senteur, pensées, pavots jaunes, rouge safran. Maisons avec jardins, les rues sont calmes. Je découvre ce que tous les touristes visitent dès leur première heure parisienne. J’ai résisté longtemps à Montmartre. Grâce à l’Arménie à Paris, je marche vers le musée pensant que mes préjugés contre Paris-Touristes m’ont privée si longtemps de ce charme des rues et de la vigne. Le musée ressemble au musée de la vie romantique où j’ai retrouvé George Sand (dont je n’avais jamais vu, jusqu’à ces dernières semaines, la statue dans les jardins du Luxembourg… alors que le Luxembourg a consacré une allée entière aux femmes célèbres de l’histoire. J’irai voir la sculpture aperçue à la télévision qui commémore le 10 mai, jour de l’abolition de l’esclavage, elle m’a paru bien conventionnelle). Une maison que Renoir, je crois, a habitée et un jardin avec tonnelle à roses trémières, cognassier, prunier, poirier, un jardin qu’on voudrait pour soi, lire, écrire sur les vieux bancs. L’exposition rappelle la présence arménienne à Paris, les Arméniens fuyant les massacres successifs dont ils ont été les victimes. Les éditions Bleu autour, après Turcs en France, Album de familles (2006) et les nouvelles de Saït Faïk « Écrivain des troisièmes classes » d’Istanbul cosmopolite (1906-1954) Un homme inutile, un second recueil est prévu pou l’automne 2007, publient un roman historique fameux, inconnu en France, Le fou de Raffi (Hakob Mélik Hakobian, 1835-1888) écrivain arménien qui raconte les « conséquences tragiques de la guerre russo-turque de 1877-1878 en Arménie, je l’ai commencé hier soir. Bien sûr, j’achète l’affiche et je ne résiste pas, malgré le prix, au couple de poupées de laine pensant à Lucien Igor Suleiman, 15 mois, qui s’intéresse aux jouets à musique. Il n’a pas regardé les poupées arméniennes dans la corbeille, sa corbeille.

 

Samedi 19 mai

La nourrice, un téléfilm. Les nourrices bretonnes ancêtres des « petites bonnes » des colonies, en France.

Sur France 3, 20 h 50, un téléfilm produit par Fabienne Servan-Schreiber, comme souvent intelligent, sensible, rendant compte d’une réalité sociale oubliée. Ce soir La nourrice de Renaud Bertrand, une fiction à partir d’une étude sur les nourrices au XIXe siècle. Le monde rural pauvre a fourni les petites bonnes et les nourrices aux familles citadines riches. De jeunes mères paysannes du Morvan ou de Bretagne sont enrôlées par des « laitières » qui recrutent dans les fermes pour le compte d’une placeuse chez qui elles sont hébergées le temps d’un examen médical, gynécologique et laitier (le médecin goûte le lait qu’il tire du sein pressé) puis la mère est présentée à la famille, examinée par le médecin de famille et engagée comme nourrice. Une place enviée par les domestiques qui jalousent la jeune femme, habillée aux couleurs de la famille, elle habite une chambre dans la maison avec le nourrisson, elle est bien nourrie, bien traitée dans l’intérêt de l’enfant. Son propre enfant est confié à une institution religieuse qui engage des nourrices vêtues de capes et de bonnets blancs. Il lui est interdit de le voir. Pas de relations sexuelles (le sperme, dit-on, empoisonne le lait). Le lait pasteurisé rendra caduque ce système de nourrissage. Les « nounous » sont toujours là, elles n’allaitent plus mais elles se substituent aux mères qui travaillent. On ne les recrute plus dans les fermes de France, elles arrivent des pays des anciennes colonies françaises (des TOM-TOM), nounous jeunes et colorées, parfois illettrées, la voix n’a plus l’accent des patois paysans mais on entend, dans les rues des grandes villes le chant des langues étrangères au square, sur les bancs verts, dans les parcs et jardins, les langues parlent à l’oreille des enfants, que restera-t-il de ces scènes d’enfance avec nounous. Afrique, Antilles, Océanie, Maghreb ? Je les raconte dans les nouvelles de L'habit vert.

Je raconte aussi dans L’habit vert ce qui se passe avec d’autres jeunes femmes africaines, maghrébines, contraintes à la prostitution. Avec D. la semaine dernière à Barbès, on photographie un hôtel de la rue Labat, l’hôtel de Reims, avec chambres réservées à des « montantes » africaines, après le bar, la chambre et la passe, 50 €, 20 € au tenancier, un Algérien. Camerounaises et maliennes « soumises » à deux « mamas » africaines. Un hôtel maison close. La police a déféré propriétaire et maquerelles. Le rideau de fer est baissé. Au deuxième étage, de la dentelle à une fenêtre, quelqu’un derrière.

 

Fin mai

Viols et sévices contre « la petite bonne » nigériane, chez un ex-joueur du PSG, en France. Tentative barbare d’avortement chez Cheb Mami en Algérie.

Dans le métro, une affiche pour une boisson aux fruits : « La recette du plaisir féminin n’est plus un secret. »

Au comptoir de L’alouette, rue de la Glacière, je lis le compte rendu du procès de Okpara, dans Le Parisien. Un ancien joueur du PSG (Paris-Saint-Germain) jugé pour viol. Avec sa femme et sa belle-mère, il habite une maison à Chatou. Sa femme fait venir sa « fille adoptive » du Nigéria pour l’aider au ménage. La « petite bonne » s’occupe des trois enfants, de la cuisine, des courses, du ménage, du jardin… Elle dort au sous-sol sur un matelas humide, subit des mauvais traitements. Sa mère adoptive la bat avec ses chaussures Dior. Le joueur du PSG s’ennuie. « Elle a pris l’initiative, elle est venue dans ma chambre », dit-il. La petite bonne violée plusieurs fois (droit de cuissage du Seigneur et Maître) s’enfuit un jour d’août 2005. La suite se passe devant le tribunal où elle raconte que la femme du joueur et sa belle-mère les ayant surpris dans la salle de bains, elle a subi les pires sévices : les mères adoptives lui rasent la tête, la brûlent au visage, lacèrent son sexe de coups de rasoir en même temps qu’elles la punissent avec du piment dans le vagin…

Une autre histoire, aussi sordide, cette fois il s’agit du chanteur de Raï Chek Mami, accusé d’avoir organisé, par matrones algériennes interposées, l’avortement de sa compagne photographe française. Droguée à son arrivée à Alger, deux femmes s’acharnent sur elle, allongée sur un matelas, dans la villa de Cheb Mami, essayant d’extraire le fœtus. Du sang partout. La jeune femme réussit à regagner la France. Une petite fille naît le 4 mars 2006. Les femmes complices d’infanticide pour obéir à la loi patriarcale : pas d’enfant naturel, pas de bâtard en Islam… Cheb Mami s’est enfui, la France a lancé un mandat d’arrêt international contre lui.

 

Mi-juillet

À L’Alouette « Café, vins et tradition ».

Un nouveau garçon pour l’été, jeune, agréable, les yeux bleus, il est au comptoir. Jette un coup d’œil sur Le Parisien¸ double page Harry Potter, « on ne parle que de ça, je l’ai jamais lu, c’est pour les enfants, moi je lisais des BD, des livres j’en lisais pas, aujourd’hui encore j’en lis pas. J’ai jamais pu, je lis une page, deux pages et j’arrête. C’est blanc et noir, j’aime pas, je préfère les dessins, la couleur. »

Dans le métro vers la Place d’Italie.

Trois jeunes Américaines montent les escaliers de la station Glacière vers le quai. Trois jeunes Arabes les suivent, fascinés. Minijupes, bottes, l’une d’elles a une robe noire au ras des fesses, on voit du blanc à chaque pas, une marche franchie, puis l’autre. Le short blanc laisse nu le bord charnu des fesses. Dans le wagon elles sont debout, la robe noire est décolletée sur des seins découverts on devine le téton, les garçons se rapprochent, les filles ne les voient pas, quelqu’un dit près d’eux « Elles sont belles ! », ils sourient. Elles descendent à la station suivante, les garçons derrière elles.

 

20 juillet

Sébastien et Lucien, un dimanche.

Lucien Igor Suleiman, bientôt un an et demi, aime Mimi la souris. Il regarde l’image derrière l’image et il attend l’histoire, les mots de l’histoire racontée. J’ai rêvé qu’il parle.

Sébastien m’a apporté des photos du mouton de l’Aïd et des dessins.

Lucien et Saskia seront à l’île de Bréa puis en Corse. Lucien parlera et lira à son retour…

Lorsqu’il est un peu inquiet, Lucien froisse sa bouche comme un bouton de fleur.

 

Fin juillet

Forum des Halles. Jardin des Halles. Beaubourg où Shérazade a rencontré Julien.

Rue Montorgueil à Paris. Je cherche le hammam « Les bains de Montorgueil ». Je n’y passerai pas la journée, pas même une minute. Je photographie façades et enseignes pour ma collection d’orientaleries. Au n° 55, je ne vois rien. Un groupe de serveurs qui travaillent au Sushi, ils fument derrière la porte cochère. Tamouls, asiatiques, un jeune Arabe m’indique le hammam « Au fond de la cour ». Pour la première fois depuis plus de vingt ans, je reviens sur les pas de Shérazade, mon héroïne de papier. Beaubourg, le Forum des Halles, les jardins où j’arrive par la rue du Jour, ils n’existaient pas lorsque Shérazade a rencontré Julien.

Avant d’arriver aux Jardins, je m’arrête à la terrasse du café Étienne-Marcel. Il fait beau. Devant moi, un couple. Lui 70 ans, tendu vers elle, 25 ans, blonde, les seins largement découverts, les cuisses nues, talons aiguilles, elle dit « Chez nous il fait très chaud » avec un accent slave.

Un plan d’eau face à l’église Saint-Eustache. Sur le bord des jeunes gens, black / blanc / beur dansent sur une musique rap, un garçon et une fille se jettent à l’eau enlacés. Cheveux collés en crête, garçons et filles, les slips hors du pantalon au ras de « l’œil de bronze » comme le désigne Jean Genet, le ventre des filles s’exhibe jusqu’à l’os iliaque et les seins à la limite du téton. Peut-être certaines portent-elles le hijeb dans leur cité ? Ce que Shérazade aurait raconté à Julien, le soir lorsqu’elle passait le voir au Quartier de l’Horloge ? Rien. L’époque n’était pas à l’exhibition des « dessous » ni du corps intime. On promène la maison, la chambre, la salle de bains, la cuisine dans la rue, le métro, les parcs et jardins. Aujourd’hui, l’individu est partout chez lui, pas de limite entre public et privé. La téléréalité a contaminé l’espace public. L’autre n’existe pas. Conquêtes, occupation grossière de l’espace public par le privé. Avec la disparition progressive des différences ethniques, culturelles, religieuses (malgré quelques signes résiduels) il faut marquer sa singularité, chaque individu exprime comme il l’entend sa propre différence, narcissisme poussé à l’extrême sur les blogs, manifestation de la créativité de chacun ? Fin de l’anonymat. Je suis une star pour des millions d’autres stars. Comment va s’opérer la distinction ? L’excès est accessible et pratiqué par des millions de personnes à travers des millions de blogs. À quels détails infimes fera-t-on la différence ?

Sur la pelouse, un couple allongé, la femme les jambes écartées, l’homme, massif, sur elle de tout son poids. Passe une patrouille Sécurité ou Police, une femme, deux hommes, ils ne voient rien, ils passent.

Des garçons antillais ou africains nés en France assis sur le rebord d’une pelouse pelée, sale, papiers, plastiques, gobelets, paquets de cigarettes, les sacs Propreté-Vigilance sont là, à cinq mètres. L’un d’eux fait des exercices de musculation accroché à la branche d’un magnolia assez haute, il n’est pas grand, c’est une performance que les autres admirent.

Un pigeon dans l’arbre :

« Jette le pigeon, il pue sa merde… C’est misère les pigeons, mon frère. »

« T’es super bien tracé, mais ça se voit pas. »

Une jeune fille à plat ventre sur l’herbe écrit son journal intime.

« Regarde, là, elle est fraîche. »

« Je suis canadienne. »

« Ouais, je kiffe le Québec. Vous, vous parlez le vrai français… vous au Québec, c’est le Larousse, ma parole. »

Le plus petit des deux poursuit ses exercices, l’autre n’a pas bougé.

« Les exercices, je les fais torse nu, comme ça l’air elle passe, mais là j’ai pas l’énergie… »

Il s’adresse à un autre garçon assis à côté de lui « Je suis en repos. J’ai arrêté le sport dans le 9-3 » (le numéro de la Seine-Saint-Denis en banlieue, 93). « Wech Wech (expression dérivée de l’arabe populaire équivalente à : c’est quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce que c’est ? comment… qui ponctue une conversation), moi je marche pas avec les gens du Bled. Ici, la France, c’est pas le Bled…

À un garçon qui hésite à sauter pour attraper la branche trop haute pour lui :

« Arrête de bagayer. »

J’ai quitté Babel dans le métro pour retrouver Babel dans les jardins des Halles.

 

Juillet

Anne-Marie Alazard. L’Algérie, années 50. L’Algérie, années 2000. C’était leur France (Gallimard, 2007).


Anne-Marie, sa mère et sa grand-mère vont au Milk-Bar à Alger, 1952

C’est en juin que j’ai reçu une lettre de Anne-Marie Alazard. Elle venait de lire C’était leur France, un livre collectif que j’ai dirigé, publié chez Gallimard en mars. Des écrivains racontent leur France en Algérie avant l’indépendance. La lectrice cite le texte de Louis Gardel, porte-paroles de ses propres sentiments. Elle retrouve l’Algérie, ses turbulences et ses douceurs.

Retours au pays natal. 1982 puis mars et mai 2007. Retour sur les lieux de l’enfance et de la jeunesse, le pays perdu, interdit pour certains, oublié volontairement, pour toujours. La nécessité de voir, garder à l’image les mêmes lieux habités par d’autres, entendre des voix amies inconnues qui offrent l’hospitalité de ce qui ne leur appartenait pas. La rue, le lycée, la maison, le Milk-Bar, « un glacier fameux à Alger, où j’allais avec ma mère et ma grand-mère qui prenait un créponé, moi, c’était une glace à la fraise et ma mère une tranche napolitaine. » (Le Milk-Bar a été la cible d’un attentat durant la guerre d’Algérie.), l’église devenue mosquée (plus de croix, plus de cloches), la mairie. Pas de nostalgie, dit Anne-Marie, écrit Anne-Marie. Un élan pour la terre natale pour les Algériens et les Algériennes avec qui elle n’a pas vécu, depuis le départ à 18 ans.


Le Milk-Bar se trouvait à la place du salon de thé et du Self L’Émir,
place Bugeaud, aujourd’hui place de l’Émir Abd el Kader, mars 2007.

Côté père, côté mère en Algérie dès le 19e siècle. Des ancêtres espagnols, corses, italiens, du côté de la Casbah. Des artisans, maçons, charpentiers de Marine… Le père d’Anne-Marie est gendarme, itinérant, comme le père d’Élisabeth Trouche chef de gare (j’en parle dans la suite 9 du Journal de mes Algéries en France) comme mon père instituteur, comme le père de Virginie Buisson qui a écrit L’Algérie ou la mort des autres (Folio Gallimard), il pérégrine d’un lieu l’autre, Marengo, Vialar, Blida, Alger. Dans la gendarmerie de Kouba à Alger, sur la place, la statue du général Margueritte, le père des écrivains Paul et Victor, la prison se trouve sous l’appartement de fonction. Le père nourrit les quelques prisonniers qui attendent l’arrivée des parachutistes, ils viennent les chercher pour une destination que la jeune Anne-Marie ne soupçonne pas. Virginie Buisson raconte les cris des torturés dans la gendarmerie même. Anne-Marie évoque sa terreur lorsqu’elle doit aller aux toilettes, le soir au fond de la cour, toilettes turques partagées par les familles des six gendarmes et les prisonniers. Dans ces années-là, je suis pensionnaire, mes deux sœurs aussi au lycée de jeunes filles de Kouba. Je découvre « Les jeunes filles en fleur » de Proust dans la Pléiade et que les professeurs peuvent être jeunes et séduisantes, des « Françaises de France ».

La mère d’Anne-Marie est secrétaire. Sa mère, veuve de guerre, a travaillé dans une cartoucherie, puis elle a été cuisinière chez le père de Jacques Chevalier, futur maire d’Alger. Elle l’a connu enfant, il l’appelle Louise, elle « Monsieur Jacques ». Après les vivants, les morts, lorsque Anne-Marie rend visite aux siens dans le cimetière d’El-Biar à Alger, elle découvre la tombe de Jacques Chevalier, « une belle tombe blanche ». À la maison, comme dans nombre de maisons européennes, la singer à pédales. La mère confectionne des robes pour ses filles, Anne-Marie aussi avec une Singer moderne, électrique. L’oncle, tailleur pour hommes, fournit mère et filles en tailleurs et manteaux, il a une Singer dans son atelier. La mère tricote des pulls « moi, je voulais des pulls achetés dans les belles boutiques d’Alger, des pulls en V Rodier, je crois. Les filles de ma classe m’enviaient les pulls tricotés à la main par ma mère et les cardigans assortis… » Au lycée de Kouba, la blouse était obligatoire mais je savais, parce qu’elles se les montraient dans la salle d’études, que les filles que j’ai appelées « Les jeunes filles de la colonie » dans un texte publié dans Une enfance Outremer (Points Seuil) portaient sous la triste blouse, les beaux Korrigan ou Vitos en fine laine, pour la plupart des filles de colons, chefs d’entreprise, négociants… Il m’arrive de porter le pull de laine rouge tricoté par ma mère, à cette époque-là, un point compliqué que je ne sais pas nommer.

Le lycée Delacroix à Alger, puis l’École normale d’institutrices de Ben-Aknoun, Anne-Marie sera institutrice après son passage à l’École normale de Grenoble.

2007. Retour de mémoire. L’Algérie. Et le travail de mémoire pour ses filles, ses petits-enfants, si les descendants veulent entendre des histoires d’exil. Parfois, ils disent non et il faut se taire.

La parole reste aux photographies et à Anne-Marie.

« Mes photos souvenirs »

« Le tombeau de la Chrétienne »

« J’avais depuis très longtemps en mémoire cette photo de famille, lorsque je n’étais pas encore née, au « Tombeau de la Chrétienne ». Ma mère m’en parlait lorsque j’étais enfant et que je regardais avec elle l’album de photos sur lesquelles elle
portait des dates et me racontait des détails de telle ou telle sortie ; et cette photo représentait un dimanche d’été, où ma mère et ma tante prenaient « la pose », bras levés au-dessus de mon père, ma sœur et ma grand-mère, face à mon oncle et son appareil Kodak à soufflet, avec lequel d’ailleurs j’ai pris toutes les photos qui ont jalonné mon enfance et mon adolescence ! J’ai donc voulu prendre le même site presque… 70 ans plus tard.

Viennent ensuite ma photo de communion prise devant le mur décrépi de mon immeuble des Tagarins – à ce moment-là on ne s’embarrassait pas du « joli » de l’arrière-plan, apparemment moi seule comptais pour ma mère qui prenait la photo. Et ce même immeuble en 2007 n’a pas changé sur la photo en couleur, et surtout le carrelage de mon appartement… Quel coup au cœur à sa vue : ma sœur et moi jouions à la marelle, c’était en 1954, et nous n’avions besoin d’aucun repère pour retrouver la forme de notre marelle, les dessins nous suffisaient ! et d’autres souvenirs moins… heureux d’une vie d’enfant.

Et enfin, les photos de Kouba où je pose, robe rose à carreaux blancs, avec une amie, toutes deux assises sur le muret du jardin de la gendarmerie où j’habitais, derrière se profile l’église. Sur la photo que je viens de prendre en mai, celle-ci est devenue mosquée, la vierge est les croix sont enlevées, un château d’eau trône derrière elle. Cette autre photo prise en juin 1958, robe blanche à bouquets bleus que ma mère m’avait faite, dans le même jardin et l’on voit derrière la salle des fêtes en construction à côté de la mairie : j’avais 16 ans et quelques mois plus tard j’allais danser au bal les samedis soirs, accompagnée – bien sûr – par ma mère, et les animateurs s’appelaient Dominique Paturel ou Jacques Bedos. Et c’est cette même mairie avec la salle attenante que j’ai voulu reprendre lors de mon passage en mai.


Photographie de gauche : Anne-Marie et une amie à Kouba. On aperçoit l’église, juillet 1957
Photographie de droite : Anne-Marie. On aperçoit la mairie de Kouba, juin 1958



L’église de Kouba transformée en mosquée, mai 2007

Que de souvenirs ressurgis de ma mémoire en revoyant ces quartiers, ces maisons de ma jeunesse !

Ces lieux, ceux que j’ai pu photographier et tous les autres, ces lieux m’ont-ils modelée, ont-ils fait de moi ce que je suis maintenant ? Ou, les ayant quittés, m’ont-ils fait changer de chemin ? Je ne le saurai jamais.

Mais c’est sans tristesse que je les ai revus et c’est avec bonheur et sérénité que j’évoque mes souvenirs pour moi et mes petits-enfants qui découvrent une grand-mère qu’ils ne connaissaient pas ! »


La mairie de Kouba, mai 2007

27.07.2007

Retour au pays natal.

Alger ! Mon Alger, je suis de retour après de si longues années.

Alger de mon enfance, de mon adolescence : est-ce les yeux de l’amour qui font que je ne vois pas ce que mes amis Algériens me font remarquer : les trottoirs défoncés de la rue d’Isly, les papiers qui jonchent le sol, les maisons de la Casbah qui s’effondrent, ces paraboles qui criblent les façades ?

Non, pour moi, c’est ELLE, c’est MA ville et je retrouve avec bonheur ces escaliers interminables qui montent de la rue d’Isly vers la rue Levacher, la rue Dordor où je suis née, cet appartement que les occupants d’aujourd’hui m’ouvrent avec tellement de gentillesse et de plaisir ; et mon école des Tagarins où je peux rentrer visiter ma classe de CM2, mon lycée Delacroix et sa cour où rien n’a changé ; et cet autre appartement encore : ah ! les carrelages du sol ! Je les photographie pour être sûre de les garder en moi ! Enfin le dernier lieu habité avant mon départ en 1960, la gendarmerie de Kouba où les militaires qui s’y trouvent me font pénétrer, et je découvre avec eux que ma chambre est devenue bureau. Ils sont heureux de me voir heureuse et parlent avec moi de ce passé si proche et… si lointain.


Carrelage de la maison d’Alger, mai 2007, Anne-Marie Alazard

Que dire de tous ces Algériens et Algériennes qui m’ont reçue avant tant de bonté, de sincérité et d’amitié.

« Raconte encore, disaient les femmes, raconte, c’est de notre enfance dont tu parles, nous l’avions oubliée, occultée par ces années de douleur que nous venons de subir. Tu nous fais du bien, c’est cette Algérie-là que nous aimons, raconte-nous encore les rues d’Alger, de nous c’est toi l’Algérienne. »

Quel plus beau compliment ces amies de là-bas pouvaient-elles me faire !

J’ai le mal du pays. J’y retournerai bientôt. J’en suis sûre.

 

Juillet 2007

Légendes des photos

1 : Carrelage de la maison d’Alger, mai 2007, Anne-Marie Alazard.
2 : Anne-Marie, sa mère et sa grand-mère vont au Milk-Bar à Alger, 1952.
et
3 : Le Milk-Bar se trouvait à la place du salon de thé et du Self L’Émir, place Bugeaud, aujourd’hui place de l’Émir Abd el Kader, mars 2007.
4 : Anne-Marie en communiante, avenue Foch, juin 1953.
et
5 : L’immeuble d’Anne-Marie avenue Foch aux Tagarins à Alger (1952-1955), mai 2007.
6 : Anne-Marie et une amie à Kouba. On aperçoit l’église, juillet 1957.
et
7 : L’église de Kouba transformée en mosquée, mai 2007.
8 : Anne-Marie. On aperçoit la mairie de Kouba, juin 1958.
et
9 : La mairie de Kouba, mai 2007.
10 : Lycée Delacroix, 1957/58. Anne-Marie est au milieu.
et
11 : Lycée Delacroix, mai 2007.


L’immeuble d’Anne-Marie avenue Foch aux Tagarins à Alger (1952-1955), mai 2007


Début août

Conversation entre deux jeunes femmes sénégalaises.

Métro. Ligne Clignancourt.

Je suis assise en face de deux jeunes femmes africaines, habillées en parisiennes. Elles ne se connaissent pas. L’une dit à l’autre, elle a une jolie petite fille de deux ans habillée en rose des chaussures aux rubans :

« Vous êtes sénégalaise, non ? »

« Oui. Je suis du Sénégal, mais je suis née en France. »

« Vous allez là-bas ? »

« Oui, un peu. »

« Moi je suis en France depuis trois ans. C’est dur la France. Le Sénégal c’est plus facile, tu travailles pas comme ici et tu as tout pour manger, pour t’habiller, pour faire la fête. Tu vas chez quelqu’un, comme ça, il te donne à manger. Ici on connaît personne, c’est froid. On court tout le temps, chez nous on court pas, on marche comme ça (elle fait un geste pour mimer la démarche souple des Sénégalaises)…

« C’est vrai. Au Sénégal, c’est bien. Ici on travaille comme des esclaves pour les Blancs, oui, des esclaves, la vie est difficile. Et puis, ici en France, ils sont sales. Chez nous on se lave plusieurs fois par jour… »

Consultez d'autres suites sur le site Littera 05 et sur le site Leïla Sebbar

 

Actualisation : septembre 2007