Roswitha Geyss, Autriche

Sebbar, Leïla : « Le bal » (1991)
(cf. Sebbar, Leïla : Mes Algéries en France. Carnet de voyages. Préface de Michelle Perrot.
Saint-Pourçain-sur-Sioule : Bleu autour, 2004)

 

Dans la nouvelle « Le bal », Leïla Sebbar reconstitue la première rencontre entre sa mère Marie et son père Mohammed lors d’un bal, en faisant appel aussi à la fiction pour combler des lacunes, qui résultent du fait que la mère et le père, pudiques, n’ont pas voulu évoquer leur première rencontre amoureuse devant leurs enfants (cf. « C’est vraiment à Bordeaux que mon père a rencontré ma mère. Mes parents ne m’ont pas raconté dans le détail leur rencontre, ils sont discrets et pudiques sur leur propre histoire. J’ai su seulement que c’était à Bordeaux, dans un bal, ils étaient jeunes et curieux de tout, ils ont dansé et ils se sont revus plus tard. (…) Ensuite… j’ai imaginé à partir de fragments épars. Mes parents ont lu le Bal, ils se sont reconnus, mais ils n’ont pas reconnu certains faits, l’histoire les a amusés. Ils n’ont pas voulu dire précisément ce qui était vrai ou faux. »)1. L’eau dans toutes ses formes (la rivière = la Dronne, l’eau fraîche avec laquelle la vieille femme qui présente l’enfant à la rivière, trace une minuscule croix sur son front, la mer et les fleuves sur les cartes de géographie, l’estuaire, le rivage et le port où Mohammed touche le paquebot, mais aussi la couleur bleue des yeux de Mohammed – « bleu outremer ») joue un rôle central dans la nouvelle. La jeune fille Marie est née dans un appartement près de la Dronne, de la fenêtre on peut voir la rivière (« La petite est née avec la rivière, en bas. »2). La vieille femme (qui est néanmoins un personnage fictif3) qui a accouché la mère présente le nouveau-né à la rivière pour que la toute petite fille regarde l’eau. Elle trace même une croix sur le front de l’enfant, geste qui fait penser le lecteur au baptême chrétien :

« (...) la vieille affirme qu’à la première heure, si on expose l’enfant qui vient de naître au bruit de l’eau courante et si on trace une minuscule croix sur son front avec de l’eau fraîche prise comme à la source, alors l’enfant ouvre les yeux au monde et peut regarder et voir par-delà l’autre rive. »4

La vieille femme possède des qualités surnaturelles, elle sait déjà que la fille quittera la Dronne et la France pour un pays lointain, pour « l’autre côté de la rive ». La fille grandit, mais elle reste attachée à la rivière. La rivière représente en premier lieu l’eau courante, l’eau qui est éphémère, qui voyage, qui ne reste pas à la même place, mais qui « vagabonde », qui traverse les différents paysages de la France avant d’arriver à la mer et avant d’arriver à l’autre rive. L’eau symbolise donc la permanence et la fugacité à la fois : la rivière est toujours là-bas, la fille Marie la voit de la fenêtre, mais en même temps, l’eau qui remplit le lit de la rivière n’est jamais la même, l’eau est toujours en mouvement, en « voyage ». Marie aime se promener près de la rivière ou passer des heures assise sous le noyer au bord de la rivière en lisant les romans africains de Pierre Loti. À travers ces romans, elle découvre des pays jusqu’alors inconnus, son apparente immobilité de lectrice sous le noyer fait place à une mobilité intérieure, grâce aux romans de Pierre Loti, elle navigue déjà vers l’autre rive. Déjà dans la jeune lectrice au pied du noyer, l’œuvre de la vieille femme s’est accomplie : la fille a bel et bien ouvert les yeux, elle peut regarder et voir par-delà l’autre rive (cf. « (...) alors l’enfant ouvre les yeux au monde et peut regarder et voir par-delà l’autre rive. »)5. Cette mobilité intérieure de la jeune fille transparaît dans ses entretiens avec sa mère. Tandis que Marie est attirée par la rivière, qu’elle se promène au bord de la Dronne, sa mère refuse de l’accompagner dans ses grandes promenades (cf. « Je suis mieux ici... »6). La mère a surtout peur de sa fille : les prédictions de la vieille femme se sont immiscées dans sa mémoire et l’inquiètent beaucoup.

Au moment où la jeune lectrice est plongée dans les romans de Pierre Loti, assise à même le sol au pied d’un arbre au bord de la rivière, la narratrice la quitte pour se consacrer à l’histoire de Mohammed. Leïla Sebbar commence l’histoire de Mohammed comme s’il s’agissait d’un roman africain de Pierre Loti que Marie est en train de lire à l’ombre du noyer :

« Assise au pied du noyer, elle lit les romans africains de Pierre Loti.

Sa mère l’appelle. C’est le fils aîné. (...) »7

Cette hypothèse est confirmée par le fait que vers la fin de la nouvelle, Mohammed est encore une fois décrit comme le personnage d’un roman, quand la narratrice dit :

« Lorsqu’il parle, elle l’écoute, surprise. Il ne roule pas les « r » comme son ami à l’autre bout de la piste mais elle entend une langue qui ressemble à la langue des livres, une langue que ses amis d’enfance ne parlent pas. (nous soulignons) »8

Le passage entre les deux parties est fluide comme l’eau qui coule, il n’existe pas de rupture profonde entre les deux parties de la nouvelle. Ainsi, elle rapproche la France de l’Algérie.

Orphelin de père, Mohammed, le fils aîné, doit faire les provisions pour sa mère et ses sœurs qui, une fois atteint l’âge nubile, ne doivent plus sortir. L’abondance de l’eau dans la première partie de la nouvelle (la Dronne en bas de la fenêtre, la jeune fille qui se promène au bord de la rivière et qui contemple l’eau qui coule) s’oppose à la sécheresse du village natal de Mohammed. Deux indices font allusion à cette sécheresse : la terre qui « boit le sang » du poulet égorgé, terre si aride que chaque liquide quel qu’il soit est absorbé immédiatement et disparaît dans la poussière, et la fontaine entre la maison et l’école où le garçon s’arrête normalement pour se laver, et qui constitue l’un des rares lieux dans le village où les habitants peuvent se ravitailler en eau. Il n’est donc pas étonnant que le garçon qui, jusqu’alors, ne connaît que cette terre sèche, soit fasciné par les leçons de géographie, par le bleu des fleuves, des rivières et de la mer. C’est l’eau de la rivière et plus tard de la mer qui lie Marie à Mohammed, mais d’abord ni l’un ni l’autre ne s’en aperçoivent. Ainsi, la première impression que Mohammed a de la mer est qu’elle sépare deux pays et non qu’elle les lie l’un à l’autre par le mouvement constant de l’eau (cf. « La mer aussi est bleue. Elle sépare deux continents. Le pays de l’institutrice et le pays de sa mère. »9). Mohammed aime l’eau, il aime nager dans la mer, et un jour il a touché la coque d’un paquebot. On peut tracer un parallèle entre le geste de la vieille femme qui a mis au monde la petite Marie et qui l’a présentée à la rivière, et le geste prémonitoire du garçon, qui quittera un jour l’Algérie pour se rendre en France où il enlèvera une fille. Mais à cet instant de la nouvelle, ni Marie, ni Mohammed ne savent encore rien de leur sort. Ainsi, dans la toute première phrase de la nouvelle, la narratrice dit : « Lorsqu’elle s’assoit au pied du noyer, elle ne sait pas qu’elle sera enlevée. »10 Et puis, quant à Mohammed : « Il s’assoit au bord de la digue, près du phare. Il ne sait pas qu’un jour il enlèvera une femme, de l’autre côté de la mer. »11

Dans la troisième partie de la nouvelle, Leïla Sebbar rejoint Mohammed et Marie des années plus tard : Marie a quitté la maison familiale près de la Dronne pour une chambre qu’elle partage avec des amies dans la ville aquitaine. Mohammed a quitté sa ville natale en Algérie pour se rendre en France, justement dans la ville où habite Marie. Marie n’a à peine changé : elle est toujours une fille insouciante, elle reste toujours attachée à l’eau. Cette insouciance transparaît très bien dans le passage où Leïla Sebbar décrit Marie et ses amies en train de se promener au bord du fleuve :

« Elles bavardent, s’arrêtent, se penchent ensemble vers l’eau contre le parapet. L’une d’elles a failli perdre son chapeau. Elles crient, elles courent pour mettre le pied sur le chapeau qui roule. C’est l’été, on parle de la guerre, mais elles n’y pensent pas, ce soir elles vont au bal. (...) »12

C’est au bal que ses parents se rencontrent. L’eau a accompli sa tâche : leurs chemins se croisent à Bordeaux, dans la ville de l’estuaire de la Gironde, là où « (...) le fleuve rencontre la mer, l’eau douce se mêle à l’eau salée, ça fait des tourbillons. »13, comme l’a dit l’institutrice française à l’école algérienne, ou, en d’autres termes, là où la jeune fille française qui est « née avec la rivière, en bas »14 (cf. l’eau douce de la rivière) rencontre le jeune homme algérien qui « se lève avant sa mère, avant l’odeur du café, le dimanche, et (qui) nage loin, plus loin que les garçons de France (...) »15 (cf. l’eau salée de la mer) et dont les yeux ont la même couleur que l’eau :

« Il a des yeux bleus. Outremer.
Il l’enlève. »16

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1: cf. Sebbar, Leïla : « Lettre à des étudiants en français. ». http://clicnet.swarthmore.edu/leila_sebbar/virtuel/lettre_etudiants.html. Dernière interrogation : le 21 novembre 2005

2: Sebbar, Leïla : « Le bal ». In : Mes Algéries en France. Carnet de voyages. Préface de Michelle Perrot. Saint-Pourçain-sur-Sioule : Bleu autour, 2004, p 18

3: cf. Sebbar, Leïla : « Lettre à des étudiants en français. ». http://clicnet.swarthmore.edu/leila_sebbar/virtuel/lettre_etudiants.html. Dernière interrogation : le 21 novembre 2005

4: Sebbar, Leïla : « Le bal ». In : Mes Algéries en France, 2004, p 18

5: Ibid, p 18

6: Ibid, p 19

7: Ibid, pp 19-20

8: Ibid, p 25

9: Ibid, p 22

10: Ibid, p 18

11: Ibid, p 19

12: Ibid, p 24

13: Ibid, p 23

14: Ibid, p 18

15: Ibid, pp 23-24

16: Ibid, p 25

 

Actualisation : mars 2008