Denis Diderot Jacques le fataliste et son maître (10)
JACQUES, après avoir dit entre ses dents: "Tu me le paieras ce maudit portrait", ajouta: Vous avez été fou de cette femme-là?LE MAÎTRE: Je le serai certainement devenu si Desglands ne m'eût gagné de vitesse. Desglands en devint amoureux...
JACQUES: Monsieur, est-ce que l'histoire de son emplâtre et celle de ses amours sont tellement liées l'une à l'autre qu'on ne saurait les séparer?
LE MAÎTRE: On peut les séparer; l'emplâtre est un incident, l'histoire est le récit de tout ce qui s'est passé pendant qu'ils s'aimaient.
JACQUES: Et s'est-il passé beaucoup de choses?
LE MAÎTRE: Beaucoup.
JACQUES: En ce cas, si vous donnez à chacune la même étendue qu'au portrait de l'héroïne, nous n'en sortirons pas d'ici à la Pentecôte, et c'est fait de vos amours et des miennes.
LE MAÎTRE: Aussi, Jacques, pourquoi m'avez-vous dérouté?... N'as-tu pas vu chez Desglands un petit enfant?
JACQUES: Méchant, têtu, insolent et valétudinaire? Oui, je l'ai vu.
LE MAÎTRE: C'est un fils naturel de Desglands et de la belle veuve.
JACQUES: Cet enfant-là lui donnera bien du chagrin. C'est un enfant unique, bonne raison pour n'être qu'un vaurien; il sait qu'il sera riche, autre bonne raison pour n'être qu'un vaurien.
LE MAÎTRE: Et comme il est valétudinaire, on ne lui apprend rien; on ne le gêne, on ne le contredit sur rien, troisième bonne raison pour n'être qu'un vaurien.
JACQUES: Une nuit le petit fou se mit à pousser des cris inhumains. Voilà toute la maison en alarmes; on accourt. Il veut que son papa se lève.
"Votre papa dort.
- N'importe, je veux qu'il se lève, je le veux, je le veux...
- Il est malade.
- N'importe, il faut qu'il se lève, je le veux, je le veux..."
On réveille Desglands; il jette sa robe de chambre sur ses épaules, il arrive.
"Eh bien! mon petit, me voilà, que veux-tu?
- Je veux qu'on les fasse venir.
- Qui?
- Tous ceux qui sont dans le château."
On les fait venir: maîtres, valets, étrangers, commensaux; Jeanne, Denise, moi avec mon genou malade, tous, excepté une vieille concierge impotente, à laquelle on avait accordé une retraite dans une chaumière à près d'un quart de lieue du château. Il veut qu'on l'aille chercher.
"Mais, mon enfant, il est minuit.
- Je le veux, je le veux.
- Vous savez qu'elle demeure bien loin.
- Je le veux, je le veux.
- Qu'elle est âgée et qu'elle ne saurait marcher.
- Je le veux, je le veux."
Il faut que la pauvre concierge vienne; on l'apporte, car pour venir elle aurait plutôt mangé le chemin. Quand nous sommes tous rassemblés, il veut qu'on le lève et qu'on l'habille. Le voilà levé et habillé. Il veut que nous passions tous dans le grand salon et qu'on le place au milieu dans le grand fauteuil de son papa. Voilà qui est fait. Il veut que nous nous prenions tous par la main. Il veut que nous dansions tous en rond, et nous nous mettons tous à danser en rond. Mais c'est le reste qui est incroyable...
LE MAÎTRE: J'espère que tu me feras grâce du reste?
JACQUES: Non, non, monsieur, vous entendrez le reste... Il croit qu'il m'aura fait impunément un portrait de la mère, long de quatre aunes...
LE MAÎTRE: Jacques, je vous gâte.
JACQUES: Tant pis pour vous.
LE MAÎTRE: Vous avez sur le coeur le long et ennuyeux portrait de la veuve; mais vous m'avez, je crois, bien rendu cet ennui par la longue et ennuyeuse histoire de la fantaisie de son enfant.
JACQUES: Si c'est votre avis, reprenez l'histoire du père; mais plus de portraits, mon maître; je hais les portraits à la mort.
LE MAÎTRE: Et pourquoi haïssez-vous les portraits?
JACQUES: C'est qu'ils ressemblent si peu, que, si par hasard on vient à rencontrer les originaux, on ne les reconnaît pas. Racontez-moi les faits, rendez-moi fidèlement les propos, et je saurai bientôt à quel homme j'ai affaire. Un mot, un geste m'en ont quelquefois plus appris que le bavardage de toute une ville.
LE MAÎTRE: Un jour Desglands...
JACQUES: Quand vous êtes absent, j'entre quelquefois dans votre bibliothèque, je prends un livre, et c'est ordinairement un livre d'histoire.
LE MAÎTRE: Un jour Desglands...
JACQUES: Je lis du pouce tous les portraits.
LE MAÎTRE: Un jour Desglands...
JACQUES: Pardon, mon maître, la machine était montée, et il fallait qu'elle allât jusqu'à la fin.
LE MAÎTRE: Y est-elle?
JACQUES: Elle y est.
LE MAÎTRE: Un jour Desglands invita à dîner la belle veuve avec quelques gentilshommes d'alentour. Le règne de Desglands était sur son déclin; et parmi ses convives il y en avait un vers lequel son inconstance commençait à la pencher. Ils étaient à table, Desglands et son rival placés à côté l'un de l'autre et en face de la belle veuve. Desglands employait tout ce qu'il avait d'esprit pour animer la conversation; il adressait à la veuve les propos les plus galants; mais elle, distraite, n'entendait rien, et tenait les yeux attachés sur son rival. Desglands avait un oeuf frais à la main; un mouvement convulsif, occasionné par la jalousie, le saisit, il serre les poings, et voilà l'oeuf chassé de sa coque et répandu sur le visage de son voisin. Celui-ci fit un geste de la main. Desglands lui prend le poignet, l'arrête, et lui dit à l'oreille: "Monsieur, je le tiens pour reçu..." Il se fait un profond silence; la belle veuve se trouve mal. Le repas fut triste et court. Au sortir de table, elle fit appeler Desglands et son rival dans un appartement séparé; tout ce qu'une femme peut faire décemment pour les réconcilier, elle le fit; elle supplia, elle pleura, elle s'évanouit, mais tout de bon; elle serrait les mains à Desglands, elle tournait ses yeux inondés de larmes sur l'autre. Elle disait à celui-ci: "Et vous m'aimez!..." à celui-là: "Et vous m'avez aimée..." à tous les deux: "Et vous voulez me perdre, et vous voulez me rendre la fable, l'objet de la haine et du mépris de toute la province! Quel que soit celui des deux qui ôte la vie à son ennemi, je ne le reverrai jamais; il ne peut être ni mon ami ni mon amant; je lui voue une haine qui ne finira qu'avec ma vie..." Puis elle retombait en défaillance, et en défaillant elle disait: "Cruels, tirez vos épées et enfoncez-les dans mon sein; si en expirant je vous vois embrassés, j'expirerai sans regret!..." Desglands et son rival restaient immobiles ou la secoueraient, et quelques pIeurs s'échappaient de leurs yeux. Cependant il fallut se séparer. On remit la belle veuve chez elle plus morte que vive.
JACQUES: Eh bien! monsieur, qu'avais-je besoin du portrait que vous m'avez fait de cette femme? Ne saurais-je pas à présent tout ce que vous en avez dit?
LE MAÎTRE: Le lendemain Desglands rendit visite à sa charmante infidèle; il y trouva son rival. Qui fut bien étonné? Ce fut l'un et l'autre de voir à Desglands la joue droite couverte d'un grand rond de taffetas noir. "Qu'est-ce que cela? lui dit la veuve.
DESGLANDS: Ce n'est rien.
SON RIVAL: Un peu de fluxion?
DESGLANDS: Cela se passera."
Après un moment de conversation, Desglands sortit, et, en sortant, il fit à son rival un signe qui fut très bien entendu. Celui-ci descendit, ils passèrent, l'un par un des côtés de la rue, l'autre par le côté opposé; ils se rencontrèrent derrière les jardins de la belle veuve, se battirent; et le rival de Desglands demeura étendu sur la place, grièvement, mais non mortellement blessé. Tandis qu'on l'emporte chez lui, Desglands revient chez sa veuve, il s'assied, ils s'entretiennent encore de l'accident de la veille. Elle lui demande ce que signifie cette énorme et ridicule mouche qui lui couvre la joue. Il se lève, il se regarde au miroir. "En effet, lui dit-il, je la trouve un peu trop grande..." Il prend les ciseaux de la dame, il détache son rond de taffetas, le rétrécit tout autour d'une ligne ou deux, le replace et dit à la veuve: "Comment me trouvez-vous à présent?
- Mais d'une ligne ou deux moins ridicule qu'auparavant.
- C'est toujours quelque chose."
Le rival de Desglands guérit. Second duel où la victoire resta à Desglands: ainsi cinq ou six fois de suite; et Desglands à chaque combat rétrécissant son rond de taffetas d'une petite lisière, et remettant le reste sur sa joue.
JACQUES: Quelle fut la fin de cette aventure? Quand on me porta au château de Desglands, il me semble qu'il n'avait plus son rond noir.
LE MAÎTRE: Non. La fin de cette aventure fut celle de la belle veuve. Le long chagrin qu'elle en éprouva acheva de ruiner sa santé faible et chancelante.
JACQUES: Et Desglands?
LE MAÎTRE: Un jour que nous nous promenions ensemble, il reçoit un billet, il l'ouvre, il dit: "C'était un très brave homme, mais je ne saurais m'affliger de sa mort..." Et à l'instant il arrache de sa joue le reste de son rond noir, presque réduit par ses fréquentes rognures à la grandeur d'une mouche ordinaire. Voilà l'histoire de Desglands. Jacques est-il satisfait; et puis-je espérer qu'il écoutera l'histoire de mes amours, ou qu'il reprendra l'histoire des siennes?
JACQUES: Ni l'un, ni l'autre.
LE MAÎTRE: Et la raison?
JACQUES: C'est qu'il fait chaud, que je suis las, que cet endroit est charmant, que nous serons à l'ombre sous ces arbres, et qu'en prenant le frais au bord de ce ruisseau nous nous reposerons.
LE MAÎTRE: J'y consens; mais ton rhume?
JACQUES: Il est de chaleur; et les médecins disent que les contraires se guérissent par les contraires.
LE MAÎTRE: Ce qui est vrai au moral comme au physique. J'ai remarqué une chose assez singulière; c'est qu'il n'y a guère de maximes de morale dont on ne fît un aphorisme de médecine, et réciproquement peu d'aphorismes de médecine dont on ne fît une maxime de morale.
JACQUES: Cela doit être.
Ils descendent de cheval, ils s'étendent sur l'herbe. Jacques dit à son maître: "Veillez-vous? dormez-vous? Si vous veillez, je dors; si vous dormez, je veille."
Son maître lui dit: "Dors, dors.
- Je puis donc compter que vous veillerez? C'est que cette fois-ci nous y pourrions perdre deux chevaux."
Le maître tira sa montre et sa tabatière; Jacques se mit en devoir de dormir; mais à chaque instant il se réveillait en sursaut, et frappait en l'air ses deux mains l'une contre l'autre. Son maître lui dit: "A qui diable en as-tu?
JACQUES: J'en ai aux mouches et aux cousins. Je voudrais bien qu'on me dît à quoi servent ces incommodes bêtes-là?
LE MAÎTRE: Et parce que tu l'ignores, tu crois qu'elles ne servent à rien? La nature n'a rien fait d'inutile et de superflu.
JACQUES: Je le crois; car puisqu'une chose est, il faut qu'elle soit.
LE MAÎTRE: Quand tu as ou trop de sang ou du mauvais sang, que fais-tu? Tu appelles un chirurgien, qui t'en ôte deux ou trois palettes. Eh bien! ces cousins, dont tu te plains, sont une nuée de petits chirurgiens ailés qui viennent avec leurs petites lancettes te piquer et te tirer du sang goutte à goutte.
JACQUES: Oui, mais à tort et à travers, sans savoir si j'en ai trop ou trop peu. Faites venir ici un étique, et vous verrez si les petits chirurgiens ailés ne le piqueront pas. Ils songent à eux; et tout dans la nature songe à soi et ne songe qu'à soi. Que cela fasse du mal aux autres, qu'importe, pourvu qu'on s'en trouve bien?..."
Ensuite, il refrappait en l'air de ses deux mains, et il disait: "Au diable les petits chirurgiens ailés!
LE MAÎTRE: Connais-tu la fable de Garo?
JACQUES: Oui.
LE MAÎTRE: Comment la trouves-tu?
JACQUES: Mauvaise.
LE MAÎTRE: C'est bientôt dit.
JACQUES: Et bientôt prouvé. Si au lieu de glands, le chêne avait porté des citrouilles, est-ce que cette bête de Garo se serait endormi sous un chêne? Et s'il ne s'était pas endormi sous un chêne, qu'importait au salut de son nez qu'il en tombât des citrouilles ou des glands? Faites lire cela à vos enfants.
LE MAÎTRE: Un philosophe de ton nom ne le veut pas.
JACQUES: C'est que chacun a son avis, et que Jean-Jacques n'est pas Jacques
LE MAÎTRE: Et tant pis pour Jacques.
JACQUES: Qui sait cela avant que d'être arrivé au dernier mot de la dernière ligne de la page qu'on remplit dans le grand rouleau?
LE MAÎTRE: A quoi penses-tu?
JACQUES: Je pense que, tandis que vous me parliez et que je vous répondais, vous me parliez sans le vouloir, et que je vous répondais sans le vouloir.
LE MAÎTRE: Après?
JACQUES: Après? Et que nous étions deux vraies machines vivantes et pensantes.
LE MAÎTRE: Mais à présent que veux-tu?
JACQUES: Ma foi, c'est encore tout de même. Il n'y a dans les deux machines qu'un ressort de plus en jeu.
LE MAÎTRE: Et ce ressort là...?
JACQUES: Je veux que le diable m'emporte si je conçois qu'il puisse jouer sans cause. Mon capitaine disait: "Posez une cause, un effet s'ensuit; d'une cause faible, un faible effet; d'une cause momentanée, un effet d'un moment; d'une cause intermittente, un effet intermittent; d'une cause contrariée, un effet ralenti; d'une cause cessante, un effet nul."
LE MAÎTRE: Mais il me semble que je sens au dedans de moi-même que je suis libre, comme je sens que je pense.
JACQUES: Mon capitaine disait: "Oui, à présent que vous ne voulez rien, mais veuillez-vous précipiter de votre cheval?"
LE MAÎTRE: Eh bien! je me précipiterai.
JACQUES: Gaiement, sans répugnance, sans effort, comme lorsqu'il vous plaît d'en descendre à la porte d'une auberge?
LE MAÎTRE: Pas tout à fait; mais qu'importe, pourvu que je me précipite, et que je prouve que je suis libre?
JACQUES: Mon capitaine disait: "Quoi! vous ne voyez pas que sans ma contradiction il ne vous serait jamais venu en fantaisie de vous rompre le cou? C'est donc moi qui vous prends par le pied, et qui vous jette hors de selle. Si votre chute prouve quelque chose, ce n'est donc pas que vous soyez libre, mais que vous êtes fou." Mon capitaine disait encore que la jouissance d'une liberté qui pourrait s'exercer sans motif serait le vrai caractère d'un maniaque.
LE MAÎTRE: Cela est trop fort pour moi; mais, en dépit de ton capitaine et de toi, je croirai que je veux quand je veux.
JACQUES: Mais si vous êtes et si vous avez toujours été le maître de vouloir, que ne voulez-vous à présent aimer une guenon; et que n'avez-vous cessé d'aimer Agathe toutes les fois que vous l'avez voulu? Mon maître, on passe les trois quarts de sa vie à vouloir, sans faire.
LE MAÎTRE: Il est vrai.
JACQUES: Et à faire sans vouloir.
LE MAÎTRE: Tu me démontreras celui-ci?
JACQUES: Si vous y consentez.
LE MAÎTRE: J'y consens.
JACQUES: Cela se fera, et parlons d'autre chose..."
Après ces balivernes et quelques autres propos de la même importance, ils se turent; et Jacques, relevant son énorme chapeau, parapluie dans les mauvais temps, parasol dans les temps chauds, couvre-chef en tout temps, le ténébreux sanctuaire sous lequel une des meilleures cervelles qui aient encore existé consultait le destin dans les grandes occasions...; les ailes de ce chapeau relevées lui plaçaient le visage à peu près au milieu du corps; rabattues, à peine voyait-il à dix pas devant lui: ce qui lui avait donné l'habitude de porter le nez au vent; et c'est alors qu'on pouvait dire de son chapeau:
Os illi sublime dedit, coelumque tueri
Jussit, et erectos ad sidera tollere vultus.Jacques, donc, relevant son énorme chapeau et promenant ses regards au loin, aperçut un laboureur qui rouait inutilement de coups un des deux chevaux qu'il avait attelés à sa charrue. Ce cheval, jeune et vigoureux, s'était couché sur le sillon, et le laboureur avait beau le secouer par la bride, le prier, le caresser, le menacer, jurer, frapper, l'animal restait immobile et refusait opiniâtrement de se relever.
Jacques, après avoir rêvé quelque temps à cette scène, dit à son maître, dont elle avait aussi fixé l'attention: "Savez-vous, monsieur, ce qui se passe là?
LE MAÎTRE: Et que veux tu qui se passe autre chose que ce que je vois?
JACQUES: Vous ne devinez rien?
LE MAÎTRE: Non. Et toi, que devines-tu?
JACQUES: Je devine que ce sot, orgueilleux, fainéant animal est un habitant de la ville, qui, fier de son premier état de cheval de selle, méprise la charrue; et pour vous dire tout, en un mot, que c'est votre cheval, le symbole de Jacques que voilà, et de tant d'autres lâches coquins comme lui, qui ont quitté les campagnes pour venir porter la livrée dans la capitale, et qui aimeraient mieux mendier leur pain dans les rues, ou mourir de faim, que de retourner à l'agriculture, le plus utile et le plus honorable des métiers."
Le maître se mit à rire ; et Jacques, s'adressant au laboureur qui ne l'entendait pas, disait: "Pauvre diable, touche, touche tant que tu voudras: il a pris son pli, et tu useras plus d'une mèche à ton fouet, avant que d'inspirer à ce maraud-là un peu de véritable dignité et quelque goût pour le travail..." Le maître continuait de rire. Jacques, moitié d'impatience, moitié de pitié, se lève, s'avance vers le laboureur, et n'a pas fait deux cents pas que, se retournant vers son maître, il se met à crier: "Monsieur, arrivez, arrivez; c'est votre cheval, c'est votre cheval."
Ce l'était en effet. A peine l'animal eut-il reconnu Jacques et son maître, qu'il se releva de lui-même, secoua sa crinière, hennit; se cabra, et approcha tendrement son museau du mufle de son camarade. Cependant Jacques, indigné, disait entre ses dents: "Gredin, vaurien, paresseux, à quoi tient-il que je ne te donne vingt coups de botte?..." Son maître, au contraire, le baisait, lui passait une main sur le flanc, lui frappait doucement la croupe de l'autre et, pleurant presque de joie, s'écriait: "Mon cheval, mon pauvre cheval je te retrouve donc!"
Le laboureur n'entendait rien à cela. "Je vois messieurs, leur dit-il, que ce cheval vous a appartenu; mais je ne l'en possède pas moins légitimement; je l'ai acheté à la dernière foire. Si vous vouliez le reprendre pour les deux tiers de ce qu'il m'a coûté, vous me rendriez un grand service, car je n'en puis rien faire. Lorsqu'il faut le sortir de l'écurie, c'est le diable; lorsqu'il faut l'atteler, c'est pis encore; lorsqu'il est arrivé sur le champ, il se couche, et il se laisserait plutôt assommer que de donner un coup de collier ou que de souffrir un sac sur son dos. Messieurs, auriez-vous la charité de me débarrasser de ce maudit animal-là? Il est beau, mais il n'est bon à rien qu'à piaffer sous un cavalier, et ce n'est pas là mon affaire..." On lui proposa un échange avec celui des deux autres qui lui conviendrait le mieux; il y consentit, et nos deux voyageurs revinrent au petit pas à l'endroit où ils s'étaient reposés, et d'où ils virent, avec satisfaction, le cheval qu'ils avaient cédé au laboureur se prêter sans répugnance à son nouvel état.
JACQUES: Eh bien! monsieur?
LE MAÎTRE: Eh bien! rien n'est plus sûr que tu es inspiré; est-ce de Dieu, est ce du diable? Je l'ignore. Jacques, mon cher ami, je crains que vous n'ayez le diable au corps.
JACQUES: Et pourquoi le diable?
LE MAÎTRE: C'est que vous faites des prodiges, et que votre doctrine est fort suspecte.
JACQUES: Et qu'est ce qu'il y a de commun entre la doctrine que l'on professe et les prodiges qu'on opère?
LE MAÎTRE: Je vois que vous n'avez pas lu dom la Taste.
JACQVES: Et ce dom la Taste que je n'ai pas lu, que dit-il?
LE MAÎTRE: Il dit que Dieu et le diable font également des miracles.
JACQUES: Et comment distingue-t-il les miracles de Dieu des miracles du diable?
LE MAÎTRE: Par la doctrine. Si la doctrine est bonne, les miracles sont de Dieu; si elle est mauvaise, les miracles sont du diable.
JACQUES: Ici Jacques se mit à siffler, puis il ajouta: Et qui est ce qui m'apprendra à moi, pauvre ignorant, si la doctrine du faiseur de miracles est bonne ou mauvaise? Allons, monsieur, remontons sur nos bêtes. Que vous importe que ce soit de par Dieu ou de par Belzébuth que votre cheval se soit retrouvé? En ira-t-il moins bien?
LE MAÎTRE: Non. Cependant, Jacques, si vous étiez possédé...
JACQUES: Quel remède y aurait-il à cela?
LE MAÎTRE: Le remède! ce serait, en attendant l'exorcisme... ce serait de vous mettre à l'eau bénite pour toute boisson.
JACQUES: Moi, monsieur, à l'eau! Jacques à l'eau bénite! J'aimerais mieux que mille légions de diables me restassent dans le corps, que d'en boire une goutte, bénite ou non bénite. Est-ce que vous ne vous êtes pas aperçu que j'étais hydrophobe?..."
Ah! "hydrophobe"? Jacques a dit "hydrophobe"?... Non, lecteur, non; je confesse que le mot n'est pas de lui. Mais avec cette sévérité de critique-là, je vous défie de lire une scène de comédie ou de tragédie, un seul dialogue, quelque bien qu'il soit fait, sans surprendre le mot de l'auteur dans la bouche de son personnage. Jacques a dit: "Monsieur, est-ce que vous ne vous êtes pas encore aperçu qu'à la vue de l'eau, la rage me prend?..." Eh bien? en disant autrement que lui, j'ai été moins vrai, mais plus court.
Ils remontèrent sur leurs chevaux; et Jacques dit à son maître: "Vous en étiez de vos amours au moment où, après avoir été heureux deux fois, vous vous disposiez peut-être à l'être une troisième.
LE MAÎTRE: Lorsque tout à coup la porte de corridor s'ouvre. Voilà la chambre pleine d'une foule de gens qui marchent tumultueusement; j'aperçois des lumières, j'entends des voix d'hommes et de femmes qui parlaient tous à la fois. Les rideaux sont violemment tirés; et j'aperçois le père, la mère, les tantes, les cousins, les cousines et un commissaire qui leur disait gravement: "Messieurs, mesdames, point de bruit; le délit est flagrant; monsieur est un galant homme: il n'y a qu'un moyen de réparer le mal; et monsieur aimera mieux s'y prêter de lui-même que de s'y faire contraindre par les lois..."
A chaque mot il était interrompu par le père et par la mère qui m'accablaient de reproches; par les tantes et par les cousines qui adressaient les épithètes les moins ménagées à Agathe, qui s'était enveloppé la tête dans les couvertures. J'étais stupéfait, et je ne savais que dire. Le commissaire, s'adressant à moi, me dit ironiquement: "Monsieur, vous êtes fort bien; il faut cependant que vous ayez pour agréable de vous lever et de vous vêtir..." Ce que je fis, mais avec mes habits qu'on avait substitués à ceux du chevalier. On approcha une table; le commissaire se mit à verbaliser. Cependant la mère se faisait tenir à quatre pour ne pas assommer sa fille, et le père lui disait: "Doucement, ma femme, doucement; quand vous aurez assommé votre fille, il n'en sera ni plus ni moins. Tout s'arrangera pour le mieux..." Les autres personnages étaient dispersés sur des chaises, dans les différentes attitudes de la douleur, de l'indignation et de la colère. Le père, gourmandant sa femme par intervalles, lui disait: "Voilà ce que c'est que de ne pas veiller à la conduite de sa fille..." La mère lui répondait: "Avec cet air si bon et si honnête, qui l'aurait cru de monsieur?..." Les autres gardaient le silence. Le procès verbal dressé, on m'en fit lecture; et comme il ne contenait que la vérité, je le signai et je descendis avec le commissaire, qui me pria très obligeamment de monter dans une voiture qui était à la porte, d'où l'on me conduisit avec un assez nombreux cortège droit au For-l'Evêque.
JACQUES: Au For-l'Evêque! en prison!
LE MAÎTRE: En prison; et puis voilà un procès abominable. Il ne s'agissait rien moins que d'épouser Mlle Agathe; les parents ne voulaient entendre à aucun accommodement. Dès le matin, le chevalier m'apparut dans ma retraite. Il savait tout. Agathe était désolée; ses parents étaient engagés; il avait essuyé les plus cruels reproches sur la perfide connaissance qu'il leur avait donnée; c'était lui qui était la première cause de leur malheur et du déshonneur de leur fille; ces pauvres gens faisaient pitié. Il avait demandé à parler à Agathe en particulier; il ne l'avait pas obtenu sans peine. Agathe avait pensé lui arracher les yeux, elle l'avait appelé des noms les plus odieux. Il s'y attendait; il avait laissé tomber ses fureurs; après quoi il avait tâché de l'amener à quelque chose de raisonnable; mais cette fille disait une chose à laquelle, ajoutait le chevalier, je ne sais point de réplique: "Mon père et ma mère m'ont surprise avec votre ami; faut-il leur apprendre que, en couchant avec lui, je croyais coucher avec vous?..." Il lui répondait: "Mais en bonne foi, croyez-vous que mon ami puisse vous épouser?..: Non, disait-elle, c'est vous, indigne, c'est vous, infâme, qui devriez être condamné."
"Mais, dis-je au chevalier, il ne tiendrait qu'à vous de me tirer d'affaire.
- Comment cela?
- Comment? en déclarant la chose comme elle est.
J'en ai menacé Agathe; mais, certes, je n'en ferai rien. Il est incertain que ce moyen nous servît utilement; il est très certain qu'il nous couvrirait d'infamie. Aussi c'est votre faute.
- Ma faute?
- Oui, votre faute. Si vous eussiez approuvé l'espièglerie que je vous proposais, Agathe aurait été surprise entre deux hommes, et tout ceci aurait fini par une dérision. Mais cela n'est point, et il s'agit de se tirer de ce mauvais pas.
- Mais, chevalier, pourriez-vous m'expliquer un petit incident? C'est mon habit repris et le vôtre remis dans la garde robe; ma foi, j'ai beau y rêver, c'est un mystère qui me confond. Cela m'a rendu Agathe un peu suspecte; il m'est venu dans la tête qu'elle avait reconnu la supercherie, et qu'il y avait entre elle et ses parents je ne sais quelle connivence.
- Peut être vous aura-t-on vu monter; ce qu'il y a de certain, c'est que vous fûtes à peine déshabillé, qu'on me renvoya mon habit et qu'on me redemanda le vôtre.
- Cela s'éclaircira avec le temps..."
Comme nous étions en train, le chevalier et moi, de nous affliger, de nous consoler, de nous accuser, de nous injurier et de nous demander pardon, le commissaire entra; le chevalier pâlit et sortit brusquement. Ce commissaire était un homme de bien, comme il en est quelques-uns, qui, relisant chez lui son procès verbal, se rappela qu'autrefois il avait fait ses études avec un jeune homme qui portait mon nom; il lui vint en pensée que je pourrais bien être le parent ou même le fils de son ancien camarade de collège: et le fait était vrai. Sa première question fut de me demander qui était l'homme qui s'était évadé quand il était entré.
"Il ne s'est point évadé, lui dis-je, il est sorti; c'est mon intime ami, le chevalier de Saint-Ouin.
- Votre ami! Vous avez là un plaisant ami! Savez-vous, monsieur, que c'est lui qui m'est venu avertir? Il était accompagné du père et d'un autre parent.
- Lui!
- Lui-même.
- Etes-vous bien sûr de votre fait?
- Très sûr; mais comment l'avez-vous nommé?
- Le chevalier de Saint-Ouin.
- Oh! le chevalier de Saint-Ouin, nous y voilà. Et savez-vous ce que c'est que votre ami, votre intime ami le chevalier de Saint-Ouin? Un escroc un homme noté par cent mauvais tours. La police ne laisse la liberté du pavé à cette espèce d'hommes-là, qu'à cause des services qu'elle en tire quelquefois. Ils sont fripons et délateurs des fripons; et on les trouve apparemment plus utiles par le mal qu'ils préviennent ou qu'ils révèlent que nuisibles par celui qu'ils font..."
Je racontai au commissaire ma triste aventure, telle qu'elle s'était passée. Il ne la vit pas d'un oeil beaucoup plus favorable; car tout ce qui pouvait m'absoudre ne pouvait ni s'alléguer ni se démontrer au tribunal, des lois. Cependant il se chargea d'appeler le père et la mère, de serrer les pouces à la fille, d'éclairer le magistrat, et de ne rien négliger de ce qui servirait à ma justification; me prévenant toutefois que, si ces gens étaient bien conseillés, l'autorité y pourrait très peu de chose.
"Quoi! monsieur le commissaire, je serais forcé d'épouser?
- Epouser! cela serait bien dur, aussi ne l'appréhendé-je pas; mais il y aura des dédommagements, et dans ce cas ils sont considérables..." Mais, Jacques, je crois que tu as quelque chose à me dire.
JACQUES: Oui; je voulais vous dire que vous fûtes en effet plus malheureux que moi, qui payai et qui ne couchai pas. Au demeurant, j'aurais, je crois, entendu votre histoire tout courant, si Agathe avait été grosse.
LE MAÎTRE: Ne te dépars pas encore de ta conjecture; c'est que le commissaire m'apprit, quelque temps après ma détention, qu'elle était venue faire chez lui sa déclaration de grossesse.
JACQUES: Et vous voilà père d'un enfant...
LE MAÎTRE: Auquel je n ai pas nui.
JACQUES: Mais que vous n'avez pas fait.
LE MAÎTRE: Ni la protection du magistrat, ni toutes les démarches du commissaire ne purent empêcher cette affaire de suivre le cours de la justice; mais comme la fille et ses parents étaient mal famés, je n'épousai pas entre les deux guichets. On me condamna à une amende considérable, aux frais de gésine, et à pourvoir à la subsistance et à l'éducation d'un enfant provenu des faits et gestes de mon ami le chevalier de Saint-Ouin, dont il était le portrait en miniature. Ce fut un gros garçon, dont Mlle Agathe accoucha très heureusement entre le septième et le huitième mois, et auquel on donna une bonne nourrice, dont j'ai payé les mois jusqu'à ce jour.
JACQUES: Quel âge peut avoir monsieur votre fils?
LE MAÎTRE: Il aura bientôt dix ans. Je 1'ai laissé tout ce temps à la campagne, où le maître d'école lui a appris à lire, à écrire et à compter. Ce n'est pas loin de l'endroit où nous allons; et je profite de la circonstance pour payer à ces gens ce qui leur est dû, le retirer, et le mettre en métier.
Jacques et son maître couchèrent encore une fois en route. Ils étaient trop voisins du terme de leur voyage, pour que Jacques reprît l'histoire de ses amours; d'ailleurs il s'en manquait beaucoup que son mal de gorge fût passé. Le lendemain ils arrivèrent..: Où? - D'honneur je n'en sais rien. - Et qu'avaient-ils à faire où ils allaient? - Tout ce qu'il vous plaira. Est ce que le maître de Jacques disait ses affaires à tout le monde? Quoi qu'il en soit, elles n'exigeaient pas au-delà d'une quinzaine de séjour. Se terminèrent-elles bien, se terminèrent-elles mal? C'est ce que j'ignore encore. Le mal de gorge de Jacques se dissipa, par deux remèdes qui lui étaient antipathiques, la diète et le repos.
Un matin, maître dit à son valet: "Jacques, bride et selle les chevaux et remplis ta gourde; il faut aller où tu sais." Ce qui fut aussitôt fait que dit. Les voilà s'acheminant vers l'endroit où l'on nourrissait depuis dix ans, aux dépens du maître de Jacques, l'enfant du chevalier de Saint-Ouin. A quelque distance du gîte qu'ils venaient de quitter, Le maître s'adressa à Jacques dans les mots suivants: "Jacques, que dis-tu de mes amours?
JACQUES: Qu'il y a d'étranges choses écrites là-haut. Voilà un enfant de fait, Dieu sait comment! Qui sait le rôle que ce petit bâtard jouera dans le monde? Qui sait s'il n'est pas né pour le bonheur ou le bouleversement d'un empire?
LE MAÎTRE: Je te réponds que non. J'en ferai un bon tourneur ou un bon horloger. Il se mariera; il aura des enfants qui tourneront à perpétuité des bâtons de chaise dans ce monde.
JACQUES: Oui, si cela est écrit là-haut. Mais pourquoi ne sortirait-il pas un Cromwell de la boutique d'un tourneur? Celui qui fit couper la tête à son roi, n'était-il pas sorti de la boutique d'un brasseur, et ne dit-on pas aujourd'hui?...
LE MAÎTRE: Laissons cela. Tu te portes bien, tu sais mes amours; en conscience tu ne peux te dispenser de reprendre l'histoire des tiennes.
JACQUES: Tout s'y oppose. Premièrement, le peu de chemin qui nous reste à faire; secondement, l'oubli de l'endroit où j'en étais; troisièmement, un diable de pressentiment que j'ai là... que cette histoire ne doit pas finir; que ce récit nous portera malheur, et que je ne l'aurais pas sitôt repris qu'il sera interrompu par une catastrophe heureuse ou malheureuse.
LE MAÎTRE: Si elle est heureuse, tant mieux!
JACQUES: D'accord; mais j'ai là... qu'elle sera malheureuse.
LE MAÎTRE: Malheureuse! soit; mais que tu parles ou que tu te taises, arrivera-t-elle moins?
JACQUES: Qui sait cela?
LE MAÎTRE: Tu es né trop tard de deux ou trois siècles.
JACQUES: Non, monsieur, je suis né à temps comme tout le monde.
LE MAÎTRE: Tu aurais été un grand augure.
JACQUES: Je ne sais pas bien précisément ce que c'est qu'un augure, ni ne me soucie de le savoir.
LE MAÎTRE: C'est un des chapitres importants de ton traité de la divination.
JACQUES: Il est vrai; mais il y a si longtemps qu'il est écrit, que je ne m'en rappelle pas un mot. Monsieur, tenez voilà qui en sait plus que tous les augures, oies fatidiques et poulets sacrés de la république; c'est la gourde. Interrogeons la gourde..."
Jacques prit sa gourde, et la consulta longuement. Son maître tira sa montre et sa tabatière, vit l'heure qu'il était, prit sa prise de tabac, et Jacques dit: "Il me semble à présent que je vois le destin moins noir. Dites-moi où j'en étais.
LE MAÎTRE: Au château de Desglands, ton genou un peu remis, et Denise chargée par sa mère de te soigner.
JACQUES: Denise fut obéissante. La blessure de mon genou était presque refermée; j'avais même pu danser en rond la nuit de l'enfant; cependant j'y souffrais par intervalles des douleurs inouïes. Il vint en tête au chirurgien du château qui en savait un peu plus long que son confrère, que ces souffrances, dont le retour était si opiniâtre, ne pouvaient avoir pour cause que le séjour d'un corps étranger qui était resté dans les chairs, après l'extraction de la balle. En conséquence il arriva dans ma chambre de grand matin; il fit approcher une table de mon lit; et lorsque mes rideaux furent ouverts, je vis cette table couverte d'instruments tranchants; Denise assise à mon chevet, et pleurant à chaudes larmes; sa mère debout, les bras croisés, et assez triste; le chirurgien dépouillé de sa casaque, les manches de sa veste retroussées, et sa main droite armée d'un bistouri.
LE MAÎTRE: Tu m effraies.
JACQUES: Je le fus aussi. "L'ami, me dit le chirurgien, êtes vous las de souffrir?
- Fort las.
- Voulez vous que cela finisse et conserver votre jambe?
- Certainement.
- Mettez la donc hors du lit, et que j'y travaille à mon aise."
J'offre ma jambe. Le chirurgien met le manche de son bistouri entre ses dents, passe ma jambe sous son bras gauche, l'y fixe fortement, reprend son bistouri, en introduit la pointe dans l'ouverture de ma blessure, et me fait une incision large et profonde. Je ne sourcillai pas, mais Jeanne détourna la tête, et Denise poussa un cri aigu, et se trouva mal."
Ici, Jacques fit halte à son récit, et donne une nouvelle atteinte à sa gourde. Les atteintes étaient d'autant plus fréquentes que les distances étaient courtes, ou comme disent les géomètres, en raison inverse des distances. Il était si précis dans ses mesures; que, pleine en partant, elle était toujours exactement vide en arrivant. Messieurs des ponts et chaussées en auraient fait un excellent odomètre, et chaque atteinte avait communément sa raison suffisante. Celle-ci était pour faire revenir Denise de son évanouissement, et se remettre de la douleur de l'incision que le chirurgien lui avait faite au genou. Denise revenue, et lui réconforté, il continua.
JACQUES: Cette énorme incision mit à découvert le fond de la blessure, d'où le chirurgien tira, avec ses pinces, une très petite pièce de drap de ma culotte qui y était restée, et dont le séjour causait mes douleurs et empêchait l'entière cicatrisation de mon mal. Depuis cette opération, mon état alla de mieux en mieux, grâce aux soins de Denise; plus de douleurs, plus de fièvre; de l'appétit, du sommeil, des forces. Denise me pansait avec exactitude et avec une délicatesse infinie. Il fallait voir la circonspection et la légèreté de main avec lesquelles elle levait mon appareil; la crainte qu'elle avait de me faire la moindre douleur; la manière dont elle baignait ma plaie; j'étais assis sur le bord de mon lit; elle avait un genou en terre, ma jambe était posée sur sa cuisse, que je pressais quelquefois un peu: j'avais une main sur son épaule; et je la regardais faire avec un attendrissement que je crois qu'elle partageait. Lorsque son pansement était achevé, je lui prenais les deux mains, je la remerciais, je ne savais que lui dire, je ne savais comment je lui témoignerais ma reconnaissance; elle était debout, les yeux baissés, et m'écoutait sans mot dire. Il ne passait pas au château un seul porteballe, que je ne lui achetasse quelque chose; une fois c'était un fichu, une autre fois c'était quelques aunes d'indienne ou de mousseline, une croix d'or, des bas de coton, une bague, un collier de grenat. Quand ma petite emplette était faite, mon embarras était de l'offrir, le sien de l'accepter. D'abord je lui montrais la chose; si elle la trouvait bien, je lui disais: "Denise, c'est pour vous que je l'ai achetée..." Si elle l'acceptait, ma main tremblait en la lui présentant, et la sienne en la recevant. Un jour, ne sachant plus que lui donner, j'achetai des jarretières; elles étaient de soie, chamarrées de blanc, de rouge et de bleu, avec une devise. Le matin, avant qu'elle arrivât, je les mis sur le dossier de la chaise qui était à côté de mon lit. Aussitôt que Denise les aperçut, elle dit: "Oh! les jolies jarretières!
- C'est pour mon amoureuse, lui répondis-je.
- Vous avez donc une amoureuse, monsieur Jacques?
- Assurément; est-ce que je ne vous l'ai pas encore dit?
- Non. Elle est bien aimable, sans doute?
- Très aimable.
- Et vous l'aimez bien?
- De tout mon coeur.
- Et elle vous aime de même?
- Je n'en sais rien. Ces jarretières sont pour elle, et elle m'a promis une faveur qui me rendra fou, je crois, si elle me l'accorde.
- Et quelle est cette faveur?
- C'est que de ces deux jarretières là j'en attacherai une de mes mains..."
Denise rougit, se méprit à mon discours, crut que les jarretières étaient pour une autre, devint triste, fit maladresse sur maladresse, cherchait tout ce qu'il fallait pour mon pansement, l'avait sous les yeux et ne le trouvait pas; renversa le vin qu'elle avait fait chauffer, s'approcha de mon lit pour me panser, prit ma jambe d'une main tremblante, délia mes bandes tout de travers, et quand il fallut étuver ma blessure, elle avait oublié tout ce qui était nécessaire; elle l'alla chercher, me pansa, et en me pansant je vis qu'elle pleurait.
"Denise, je crois que vous pleurez, qu'avez-vous?
- Je n'ai rien.
- Est ce qu'on vous a fait de la peine?
- Oui.
- Et qui est le méchant qui vous a fait de la peine?
- C'est vous.
- Moi?
- Oui.
- Et comment est ce que cela m'est arrivé?..."
Au lieu de me répondre, elle tourna les yeux sur les jarretières.
"Eh quoi! lui dis-je, c'est cela qui vous a fait pleurer?
- Oui.
- Eh! Denise, ne pleurez plus, c'est pour vous que je les ai achetées.
- Monsieur Jacques, dites-vous bien vrai?
- Très vrai; si vrai, que les voilà." En même temps je les lui présentai toutes deux, mais j'en retins une; à l'instant il s'échappa un sourire à travers ses larmes. Je la pris par le bras, je l'approchai de mon lit, je pris un de ses pieds que je mis sur le bord; je relevai ses jupons jusqu'à son genou, où elle les tenait serrés avec ses deux mains; je baisai sa jambe, j'y attachai la jarretière que j'avais retenue; et à peine était-elle attachée, que Jeanne sa mère entra.
LE MAÎTRE: Voilà une fâcheuse visite.
JACQUES: Peut-être que oui, peut-être que non.
Au lieu de s'apercevoir de notre trouble, elle ne vit que la jarretière que sa fille avait entre ses mains. "Voilà une jolie jarretière, dit-elle: mais où est l'autre?
- A ma jambe, lui répondit Denise. Il m'a dit qu'il les avait achetées pour son amoureuse, et j'ai jugé que c'était pour moi. N'est-il pas vrai, maman, que puisque j'en ai mis une, il faut que je garde l'autre?
- Ah! monsieur Jacques, Denise a raison, une jarretière ne va pas sans l'autre, et vous ne voudriez pas lui reprendre ce qu'elle a.
- Pourquoi non?
C'est que Denise ne le voudrait pas, ni moi non plus.
- Mais arrangeons-nous, je lui attacherai l'autre en votre présence.
- Non, non, cela ne se peut pas.
- Qu'elle me les rende donc toutes deux.
- Cela ne se peut pas non plus."
Mais Jacques et son maître sont à l'entrée du village où ils allaient voir l'enfant et les nourriciers de l'enfant du chevalier de Saint Ouin. Jacques se tut ; son maître lui dit:
"Descendons, et faisons ici une pause.
- Pourquoi?
- Parce que, selon toute apparence, tu touches à la conclusion de tes amours.
- Pas tout à fait.
- Quand on est arrivé au genou, il y a peu de chemin à faire.
- Mon maître, Denise avait la cuisse plus longue qu'une autre.
- Descendons toujours."
Ils descendent de cheval, Jacques le premier, et se présentant avec célérité à la botte de son maître, qui n'eut pas plus tôt posé le pied sur l'étrier que les courroies se détachent et que mon cavalier, renversé en arrière, allait s'étendre rudement par terre si son valet ne l'eût reçu entre ses bras.
LE MAÎTRE: Eh bien! Jacques, voilà comme tu me soignes! Que s'en est-il fallu que je me sois enfoncé un côté, cassé le bras, fendu la tête, peut-être tué?
JACQUES: Le grand malheur!
LE MAÎTRE: Que dis-tu, maroufle? Attends, attends, je vais t'apprendre à parler...
Et le maître, après avoir fait faire au cordon de son fouet deux tours sur le poignet, de poursuivre Jacques; et Jacques de tourner autour du cheval, en éclatant de rire; et son maître de jurer, de sacrer, d'écumer de rage, et de tourner aussi autour du cheval en vomissant contre Jacques un torrent d'invectives; et cette course de durer jusqu'à ce que tous deux, traversés de sueur et épuisés de fatigue, s'arrêtèrent l'un d'un côté du cheval, l'autre de l'autre, Jacques haletant et continuant de rire; son maître haletant et lui lançant des regards de fureur. Ils commençaient à reprendre haleine, lorsque Jacques dit à son maître: "Monsieur mon maître en conviendra-t-il à présent?
LE MAÎTRE: Et de quoi veux-tu que je convienne, chien, coquin, infâme, sinon que tu es le plus méchant de tous les valets, et que je suis le plus malheureux de tous les maîtres?
JACQUES: N'est-il pas évidemment démontré que nous agissons la plupart du temps sans vouloir? Là, mettez la main sur la conscience: de tout ce que vous avez dit ou fait depuis une demi-heure, en avez-vous rien voulu? N'avez-vous pas été ma marionnette, et n'auriez-vous pas continué d'être mon polichinelle pendant un mois, si je me l'étais proposé?
LE MAÎTRE: Quoi! c'était un jeu?
JACQUES: Un jeu.
LE MAÎTRE: Et tu t'attendais à la rupture des courroies?
JACQUES: Je l'avais préparée.
LE MAÎTRE: Et ta réponse impertinente était préméditée?
JACQUES: Préméditée.
LE MAÎTRE: Et c'était le fil d'archal que tu attachais au-dessus de ma tête pour me démener à ta fantaisie?
JACQUES: A merveille!
LE MAÎTRE: Tu es un dangereux vaurien.
JACQUES: Dites, grâce à mon capitaine qui se fit un jour un pareil passe temps à mes dépens, que je suis un subtil raisonneur.
LE MAÎTRE: Si pourtant je m'étais blessé?
JACQUES: Il était écrit là-haut et dans ma prévoyance que cela n'arriverait pas.
LE MAÎTRE: Allons, asseyons-nous; nous avons besoin de repos."
Ils s'asseyent, Jacques disant: "Peste soit du sot!
LE MAÎTRE: C'est de toi que tu parles apparemment.
JACQUES: Oui, de moi, qui n'ai pas réservé un coup de plus dans la gourde.
LE MAÎTRE: Ne regrette rien, je l'aurais bu, car je meurs de soif.
JACQUES: Peste soit encore du sot de n'en avoir pas réservé deux!"
Le maître le suppliant, pour tromper leur lassitude et leur soif, de continuer son récit, Jacques s'y refusant, son maître boudant, Jacques se laissant bouder; enfin Jacques, après avoir protesté contre les malheurs qu'il en arriverait, reprenant l'histoire de ses amours; dit:
"Un jour de fête que le seigneur du château était à la chasse..." Après ces mots il s'arrêta tout court, et dit: "Je ne saurais; il m'est impossible d'avancer; il me semble que j'aie derechef la main du destin à la gorge, et que je me la sente serrer; pour Dieu, monsieur, permettez que je me taise.
- Eh bien! tais-toi, et va demander à la première chaumière que voilà, la demeure du nourricier..."
C'était à la porte plus bas; ils y vont, chacun d'eux tenant son cheval par la bride. A l'instant la porte du nourricier s'ouvre, un homme se montre; le maître de Jacques pousse un cri et porte la main à son épée, l'homme en question en fait autant. Les deux chevaux s'effraient du cliquetis des armes, celui de Jacques casse sa bride et s'échappe, et dans le même instant le cavalier contre lequel son maître se bat est étendu mort sur la place. Les paysans du village accourent. Le maître de Jacques se remet prestement en selle et s'éloigne à toutes jambes. On s'empare de Jacques, on lui lie les mains sur le dos, et on le conduit devant le juge du lieu, qui l'envoie en prison. L'homme tué était le chevalier de Saint-Ouin, que le hasard avait conduit précisément ce jour-là avec Agathe chez la nourrice de leur enfant. Agathe s'arrache les cheveux sur le cadavre de son amant. Le maître de Jacques est déjà si loin qu'on l'a perdu de vue. Jacques, en allant de la maison du juge à la prison, disait: "Il fallait que cela fût, cela était écrit là-haut..."
Et moi, je m'arrête, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j'en sais: Et les amours de Jacques? Jacques a dit cent fois qu'il était écrit là-haut qu'il n'en finirait pas l'histoire, et je vois que Jacques avait raison. Je vois, lecteur, que cela vous fâche; eh bien, reprenez son récit où il l'a laissé, et continuez-le à votre fantaisie, ou bien faites une visite à Mlle Agathe, sachez le nom du village où Jacques est emprisonné; voyez Jacques, questionnez-le: il ne se fera pas tirer l'oreille pour vous satisfaire; cela le désennuiera. D'après des mémoires que j'ai de bonnes raisons de tenir pour suspects, je pourrais peut-être suppléer ce qui manque ici; mais à quoi bon? on ne peut s'intéresser qu'à ce qu'on croit vrai. Cependant comme il y aurait de la témérité à prononcer sans un mûr examen sur les entretiens de Jacques le Fataliste et de son maître, ouvrage le plus important qui ait paru depuis le Pantagruel de maître François Rabelais, et la vie et les aventures du Compère Mathieu, je relirai ces mémoires avec toute la contention d'esprit et toute l'impartialité dont je suis capable; et sous huitaine je vous en dirai mon jugement définitif, sauf à me rétracter lorsqu'un plus intelligent que moi me démontrera que je me suis trompé.
L'éditeur ajoute: La huitaine est passée. J'ai lu les mémoires en question; des trois paragraphes que j'y trouve de plus que dans le manuscrit dont je suis le possesseur, le premier et le dernier me paraissent originaux et celui du milieu évidemment interpolé. Voici le premier, qui suppose une seconde lacune dans l'entretien de Jacques et de son maître.
Un jour de fête que le seigneur du château était à la chasse et que le reste de ses commensaux étaient allés à la messe de la paroisse, qui en était éloignée d'un bon quart de lieue, Jacques était levé, Denise était assise à côté de lui. Ils gardaient le silence, ils avaient l'air de se bouder, et ils boudaient en effet. Jacques avait tout mis en oeuvre pour résoudre Denise à le rendre heureux et Denise avait tenu ferme. Après ce long silence Jacques, pleurant à chaudes larmes, lui dit d'un ton dur et amer: "C'est que vous ne m'aimez pas..." Denise, dépitée, se lève, le prend par le bras, le conduit brusquement vers le bord du lit, s'y assied, et lui dit: "Eh bien! monsieur Jacques, je ne vous aime donc pas? Eh bien, monsieur Jacques, faites de la malheureuse Denise tout ce qu'il vous plaira..." Et en disant ces mots, la voilà fondant en pleurs et suffoquée par ses sanglots.
Dites-moi, lecteur, ce que vous eussiez fait à la place de Jacques? Rien. Eh bien! c'est ce qu'il fit. Il reconduisit Denise sur sa chaise, se jeta à ses pieds, essuya les pleurs qui coulaient de ses yeux, lui baisa les mains, la consola, la rassura, crut qu'il en était tendrement aimé, et s'en remit à sa tendresse sur le moment qu'il lui plairait de récompenser la sienne. Ce procédé toucha sensiblement Denise.
On objectera peut-être que Jacques, aux pieds de Denise, ne pouvait guère lui essuyer les yeux... à moins que la chaise ne fût fort basse. Le manuscrit ne le dit pas; mais cela est à supposer.
Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram Shandy, à moins que l'entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage, et que le ministre Sterne ne soit le plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière de M. Sterne, que je distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont l'usage assez fréquent est de nous voler et de nous dire des injures.
Une autre fois, c'était le matin, Denise était venue panser Jacques. Tout dormait encore dans le château, Denise s'approcha en tremblant. Arrivée à la porte de Jacques, elle s'arrêta, incertaine si elle entrerait ou non. Elle entra en tremblant; elle demeura assez longtemps à côté du lit de Jacques sans oser ouvrir les rideaux. Elle les entrouvrit doucement; elle dit bonjour à Jacques en tremblant; elle s'informa de sa nuit et de sa santé en tremblant; Jacques lui dit qu'il n'avait pas fermé l'oeil, qu'il avait souffert, et qu'il souffrait encore d'une démangeaison cruelle à son genou. Denise s'offrit à le soulager; elle prit une petite pièce de flanelle; Jacques mit sa jambe hors du lit, et Denise se mit à frotter avec sa flanelle au dessous de la blessure, d'abord avec un doigt, puis avec deux, avec trois, avec quatre, avec toute la main. Jacques la regardait faire, et s'enivrait d'amour. Puis Denise se mit à frotter avec sa flanelle sur la blessure même, dont la cicatrice était encore rouge, d'abord avec un doigt, ensuite avec deux, avec trois, avec quatre, avec toute la main. Mais ce n'était pas assez d'avoir éteint la démangeaison au-dessous du genou, sur le genou, il fallait encore l'éteindre au-dessus, où elle ne se faisait sentir que plus vivement. Denise posa sa flanelle au dessus du genou, et se mit à frotter là assez fermement d'abord avec un doigt, avec deux, avec trois, avec quatre, avec toute la main. La passion de Jacques, qui n'avait cessé de la regarder, s'accrut à un tel point, que, n'y pouvant plus résister, il se précipita sur la main de Denise... et la baisa.
Mais ce qui ne laisse aucun doute sur le plagiat c'est ce qui suit. Le plagiaire ajoute: "Si vous n'êtes pas satisfait de ce que je vous révèle des amours de Jacques, lecteur; faites mieux, j'y consens. De quelque manière que vous vous y preniez, je suis sûr que vous finirez comme moi. - Tu te trompes, insigne calomniateur, je ne finirai point comme toi. Denise fut sage. - Et qui est ce qui vous dit le contraire? Jacques se précipita sur sa main, et la baisa, sa main. C'est vous qui avez l'esprit corrompu, et qui entendez ce qu'on ne vous dit pas - Eh bien! il ne baisa donc que sa main? - Certainement: Jacques avait trop de sens pour abuser de celle dont il voulait faire sa femme, et se préparer une méfiance qui aurait pu empoisonner le reste de sa vie. - Mais il est dit, dans le paragraphe qui précède, que Jacques avait mis tout en oeuvre pour déterminer Denise à le rendre heureux. - C'est qu'apparemment il n'en voulait pas encore faire sa femme.
Le troisième paragraphe nous montre Jacques, notre pauvre Fataliste, les fers aux pieds et aux mains, étendu sur la paille au fond d'un cachot obscur, se rappelant tout ce qu'il avait retenu des principes de la philosophie de son capitaine, et n'étant pas éloigné de croire qu'il regretterait peut-être un jour cette demeure humide, infecte, ténébreuse, où il était nourri de pain noir et d'eau, et où il avait ses pieds et ses mains à défendre contre les attaques des souris et des rats. On nous apprend qu'au milieu de ses méditations les portes de sa prison et de son cachot son enfoncées; qu'il est mis en liberté avec une douzaine de brigands, et qu'il se trouve enrôlé dans la troupe de Mandrin. Cependant la maréchaussée, qui suivait son maître à la piste, l'avait atteint, saisi et constitué dans une autre prison. Il en était sorti par les bons offices du commissaire qui l'avait si bien servi dans sa première aventure, et il vivait retiré depuis deux ou trois mois dans le château de Desglands, lorsque le hasard lui rendit un serviteur presque aussi essentiel à son bonheur que sa montre et sa tabatière. Il ne prenait pas une prise de tabac, il ne regardait pas une fois l'heure qu'il était, qu'il ne dît en soupirant: "Qu'es-tu devenu, mon pauvre Jacques!..." Une nuit le château de Desglands est attaqué par les Mandrins; Jacques reconnaît la demeure de son bienfaiteur et de sa maîtresse; il intercède et garantit le château du pillage. On lit ensuite le détail pathétique de l'entrevue inopinée de Jacques, de son maître, de Desglands, de Denise et de Jeanne.
"C'est toi, mon ami!
- C'est vous, mon cher maître!
- Comment t'es-tu trouvé parmi ces gens là?
- Et vous, comment se fait-il que je vous rencontre ici?
- C'est vous, Denise?
- C'est vous, monsieur Jacques? Combien vous m'avez fait pleurer!..."
Cependant Desglands criait: "Qu'on apporte des verres et du vin; vite, vite: c'est lui qui nous a sauvé la vie à tous..."
Quelques jours après, le vieux concierge du château décéda; Jacques obtient sa place et épouse Denise, avec laquelle il s'occupe à susciter des disciples à Zénon et à Spinoza, aimé de Desglands, chéri de son maître et adoré de sa femme; car c'est ainsi qu'il était écrit là-haut.
On a voulu me persuader que son maître et Desglands étaient devenus amoureux de sa femme. Je ne sais ce qui en est, mais je suis sûr qu'il se disait le soir à lui-même: "S'il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras; s'il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas; dors donc mon ami." Et qu'il s'endormait.