Diderot. Jacques le fataliste et son maître (2)


Denis Diderot

Jacques le fataliste et son maître (2)



Jacques remonte sur son cheval et fend la presse qui s'était faite à l'entrée de la maison du magistrat; mais comme il souffrait avec peine que tant de gens le prissent pour un fripon, il affecta de tirer la montre de sa poche et de regarder l'heure qu'il était; puis il piqua des deux son cheval, qui n'y était pas fait, et qui n'en partit qu'avec plus de célérité. Son usage était de le laisser aller à sa fantaisie; car il trouvait autant d'inconvénient à l'arrêter quand il galopait, qu'à le presser quand il marchait lentement. Nous croyons conduire le destin, mais c'est toujours lui qui nous mène: et le destin, pour Jacques, était tout ce qui le touchait ou l'approchait, son cheval, son maître, un moine, un chien, une femme, un mulet, une corneille. Son cheval le conduisait donc à toutes jambes vers son maître, qui s'était assoupi sur le bord du chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, comme je vous l'ai dit. Alors le cheval tenait à la bride; mais lorsque Jacques arriva, la bride était restée à sa place, et le cheval n'y tenait plus. Un fripon s'était apparemment approché du dormeur, avait doucement coupé la bride et emmené l'animal. Au bruit du cheval de Jacques, son maître se réveilla, et son premier mot fut: "Arrive, arrive, maroufle! je te vais..." Là, il se mit à bâiller d'une aune.

"Bâillez, bâillez, monsieur, tout à votre aise, lui dit Jacques, mais où est votre cheval?

- Mon cheval?

- Oui, votre cheval..."

Le maître s'apercevant aussitôt qu'on lui avait volé son cheval, se disposait à tomber sur Jacques à grands coups de bride, lorsque Jacques lui dit: "Tout doux, monsieur, je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à me laisser assommer; je recevrai le premier coup, mais je jure qu'au second je pique des deux et vous laisse là..."

Cette menace de Jacques fit tomber subitement la fureur de son maître, qui lui dit d'un ton radouci: "Et ma montre?

- La voilà.

- Et ta bourse?

- La voilà.

- Tu as été bien longtemps.

- Pas trop pour tout ce que j'ai fait. Ecoutez bien. Je suis allé, je me suis battu, j'ai ameuté tous les paysans de la campagne, j'ai ameuté tous les habitants de la ville, j'ai été pris pour voleur de grand chemin, j'ai été conduit chez le juge, j'ai subi deux interrogatoires, j'ai presque fait pendre deux hommes, j'ai fait mettre à la porte un valet, j'ai fait chasser une servante, j'ai été convaincu d'avoir couché avec une créature que je n'ai jamais vue et que j'ai pourtant payée; et je suis revenu.

- Et moi, en t'attendant...

- En m'attendant il était écrit là-haut que vous vous endormiriez, et qu'on vous volerait votre cheval. Eh bien! monsieur, n'y pensons plus! c'est un cheval perdu et peut-être est-il écrit là-haut qu'il se retrouvera.

- Mon cheval! mon pauvre cheval!

- Quand vous continuerez vos lamentations jusqu'à demain, il n'en sera ni plus ni moins.

- Qu'allons-nous faire?

- Je vais vous prendre en croupe, ou, si vous l'aimez mieux, nous quitterons nos bottes, nous les attacherons sur la selle de mon cheval, et nous poursuivrons notre route à pied.

- Mon cheval! mon pauvre cheval!"

Ils prirent le parti d'aller à pied, le maître s'écriant de temps en temps: "Mon cheval! mon pauvre cheval!" et Jacques paraphrasant l'abrégé de ses aventures. Lorsqu'il en fut à l'accusation de la fille, son maître lui dit:

"Vrai, Jacques, tu n'avais pas couché avec cette fille?

JACQUES: Non, monsieur.

LE MAÎTRE: Et tu l'as payée?

JACQUES: Assurément!

LE MAÎTRE: Je fus une fois en ma vie plus malheureux que toi.

JACQUES: Vous payâtes après avoir couché?

LE MAÎTRE: Tu l'as dit.

JACQUES: Est-ce que vous ne me raconterez pas cela?

LE MAÎTRE: Avant que d'entrer dans l'histoire de mes amours, il faut être sorti de l'histoire des tiennes. Eh bien! Jacques, et tes amours, que je prendrai pour les premières et les seules de ta vie, nonobstant l'aventure de la servante du lieutenant général de Conches; car, quand tu aurais couché avec elle, tu n'en aurais pas été l'amoureux pour cela. Tous les jours on couche avec des femmes qu'on n'aime pas, et l'on ne couche pas avec des femmes qu'on aime. Mais...

JACQUES: Eh bien! mais!... qu'est-ce?

LE MAÎTRE: Mon cheval!... Jacques, mon ami, ne te fâche pas; mets-toi à la place de mon cheval, suppose que je t'aie perdu, et dis-moi si tu ne m'estimerais pas davantage si tu m'entendais m'écrier: "Mon Jacques! mon pauvre Jacques!"

Jacques sourit et dit: "J'en étais, je crois, au discours de mon hôte avec sa femme pendant la nuit qui suivit mon premier pansement. Je reposai un peu. Mon hôte et sa femme se levèrent plus tard que de coutume.

LE MAÎTRE: Je le crois.

JACQUES: A mon réveil, j'entrouvris doucement mes rideaux, et je vis mon hôte, sa femme et le chirurgien en conférence secrète vers la fenêtre. Après ce que j'avais entendu pendant la nuit, il ne me fut pas difficile de deviner ce qui se traitait là. Je toussai. Le chirurgien dit au mari: "Il est éveillé; compère, descendez à la cave, nous boirons un coup, cela rend la main sûre; je lèverai ensuite mon appareil, puis nous aviserons au reste."

La bouteille arrivée et vidée, car, en terme de l'art, boire un coup c'est vider au moins une bouteille, le chirurgien s'approcha de mon lit, et me dit: "Comment la nuit a-t-elle été?

- Pas mal.

- Votre bras... Bon, bon... le pouls n'est pas mauvais, il n'y a presque plus de fièvre. Il faut voir à ce genou... Allons, commère, dit-il à l'hôtesse qui était debout au pied de mon lit derrière le rideau, aidez-nous..." L'hôtesse appela un de ses enfants... "Ce n'est pas un enfant qu'il nous faut ici, c'est vous, un faux mouvement nous apprêterait de la besogne pour un mois. Approchez." L'hôtesse approcha, les yeux baissés... "Prenez cette jambe, la bonne, je me charge de l'autre. Doucement, doucement... A moi, encore un peu à moi... L'ami, un petit tour de corps à droite... à droite vous dis-je, et nous y voilà..."

Je tenais le matelas des deux mains, je grinçais les dents, la sueur me coulait le long du visage. "L'ami, cela n'est pas doux.

- Je le sens.

- Vous y voilà. Commère, lâchez la jambe, prenez l'oreiller; approchez la chaise et mettez l'oreiller dessus... Trop près... Un peu plus loin... L'ami, donnez-moi la main, serrez-moi ferme. Commère, passez dans la ruelle, et tenez-le par-dessous le bras... A merveille... Compère, ne reste-t-il rien dans la bouteille?

- Non.

- Allez prendre la place de votre femme, et qu'elle en aille chercher une autre... Bon, bon, versez plein... Femme, laissez votre homme où il est, et venez à côté de moi..." L'hôtesse appela encore une fois un de ses enfants. Eh! mort diable, je vous l'ai déjà dit, un enfant n'est pas ce qu'il nous faut. Mettez-vous à genoux, passez la main sous le mollet... Commère, vous tremblez comme si vous aviez fait un mauvais coup; allons donc, du courage... La gauche sous le bas de la cuisse, là, au-dessus du bandage... Fort bien!..." Voilà les coutures coupées, les bandes déroulées, l'appareil levé et ma blessure à découvert. Le chirurgien tâte en dessus, en dessous, par les côtés, et à chaque fois qu'il me touche, il dit: "L'ignorant! l'âne! le butor! et cela se mêle de chirurgie! Cette jambe, une jambe à couper? Elle durera autant que l'autre: c'est moi qui vous en réponds.

- Je guérirai?

- J'en ai bien guéri d'autres.

- Je marcherai?

- Vous marcherez.

- Sans boiter?

- C'est autre chose; diable, l'ami, comme vous y allez? N'est-ce pas assez que je vous aie sauvé votre jambe? Au demeurant, si vous boitez, ce sera peu de chose. Aimez-vous la danse?

- Beaucoup.

- Si vous en marchez un peu moins bien, vous n'en danserez que mieux... Commère, le vin chaud... Non, l'autre d'abord: encore un petit verre, et notre pansement n'en ira pas plus mal."

Il boit: on apporte le vin chaud, on m'étuve, on remet l'appareil, on m'étend dans mon lit, on m'exhorte à dormir, si je puis, on ferme les rideaux, on finit la bouteille entamée, on en remonte une autre, et la conférence reprend entre le chirurgien, l'hôte et l'hôtesse.

L'HÔTE: Compère, cela sera-t-il long?

LE CHIRURGIEN: Très long... A vous, compère.

L'HÔTE: Mais combien? Un mois?

LE CHIRURGIEN: Un mois! Mettez-en deux trois, quatre, qui sait cela? La rotule est entamée le fémur, le tibia... A vous, commère.

L'HÔTE: Quatre mois! Miséricorde! Pourquoi le recevoir ici? Que diable faisait-elle à sa porte?

LE CHIRURGIEN: A moi; car j'ai bien travaillé.

L'HÔTESSE: Mon ami, voilà que tu recommences . Ce n'est pas là ce que tu m'as promis cette nuit; mais patience, tu y reviendras.

L'HÔTE: Mais, dis-moi, que faire de cet homme? Encore si l'année n'était pas si mauvaise!...

L'HÔTE: Si tu voulais, j'irais chez le curé.

L'HÔTE: Si tu y mets le pied, je te roue de coups.

LE CHIRURGIEN: Pourquoi donc, compère? la mienne y va bien.

L'HÔTE: C'est votre affaire.

LE CHIRURGIEN: A ma filleule; comment se porte-t-elle?

L'HÔTESSE: Fort bien.

LE CHIRURGIEN: Allons, compère, à votre femme et à la mienne; ce sont deux bonnes femmes.

L'HÔTE: La vôtre est plus avisée; et elle n'aurait pas fait la sottise...

L'HÔTESSE: Mais, compère, il y a les soeurs grises.

LE CHIRURGIEN: Ah! commère! un homme, un homme chez les soeurs! Et puis il y a une petite difficulté un peu plus grande que le doigt... Buvons aux soeurs, ce sont de bonnes filles.

L'HÔTESSE: Et quelle diffficulté?

LE CHIRURGIEN: Votre homme ne veut pas que vous alliez chez le curé et ma femme ne veut pas que j'aille chez les soeurs... Mais, compère, encore un coup, cela nous avisera peut-être. Avez-vous questionné cet homme? Il n'est peut-être pas sans ressource.

L'HÔTE: Un soldat!

LE CHIRURGIEN: Un soldat a père, mère, frères, soeurs, des parents, des amis, quelqu'un sous le ciel... Buvons encore un coup, éloignez-vous, et laissez-moi faire.


Telle fut à la lettre la conversation du chirurgien, de l'hôte et de l'hôtesse: mais quelle autre couleur n'aurais-je pas été le maître de lui donner, en introduisant un scélérat parmi ces bonnes gens? Jacques se serait vu, ou vous auriez vu Jacques au moment d'être arraché de son lit, jeté sur un grand chemin ou dans une fondrière. - Pourquoi pas tué? -Tué, non. J'aurais bien su appeler quelqu'un à son secours; ce quelqu'un-là aurait été un soldat de sa compagnie: mais cela aurait pué le Cléveland à infecter. La vérité, la vérité! - La vérité, me direz-vous, est souvent froide, commune et plate; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu'y a-t-il d'intéressant? Rien. - D'accord. - S'il faut être vrai, c'est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine; la vérité a ses côtés piquants, qu'on saisit quand on a du génie; mais quand on en manque? - Quand on en manque, il ne faut pas écrire.- Et si par malheur on ressemblait à un certain poète que j'envoyai à Pondichéry? - Qu'est-ce que ce poète? - Ce poète... Mais si vous m'interrompez, lecteur, et si je m'interromps moi-même à tout coup, que deviendront les amours de Jacques ? Croyez-moi, laissons là le poète... L'hôte et l'hôtesse s'éloignèrent... - Non, non, l'histoire du poète de Pondichéry. - Le chirurgien s'approcha du lit de Jacques... - L'histoire du poète de Pondichéry, l'histoire du poète de Pondichéry. - Un jour, il me vint un jeune poète, comme il m'en vient tous les jours... Mais, lecteur, quel rapport cela a-t-il avec le voyage de Jacques le Fataliste et de son maître?... - L'histoire du poète de Pondichéry. - Après les compliments ordinaires sur mon esprit, mon génie, mon goût, ma bienfaisance, et autres propos dont je ne crois pas un mot, bien qu'il y ait plus de vingt ans qu'on me les répète et peut-être de bonne foi, le jeune poète tire un papier de sa poche: ce sont des vers, me dit-il. - Des vers! - Oui, monsieur, et sur lesquels j'espère que vous aurez la bonté de me dire votre avis. - Aimez-vous la vérité? - Oui, monsieur; et je vous la demande. - Vous allez la savoir. - Quoi! vous êtes assez bête pour croire qu'un poète vient chercher la vérité chez vous? - Oui. - Et pour la lui dire ? - Assurément ! - Sans ménagement? - Sans doute: le ménagement le mieux apprêté ne serait qu'une offense grossière; fidèlement interprété, il signifierait: vous êtes un mauvais poète; et comme je ne vous crois pas assez robuste pour entendre la vérité, vous n'êtes encore qu'un plat homme. Et la franchise vous a toujours réussi? - Presque toujours... Je lis les vers de mon jeune poète, et je lui dis: Non seulement vos vers sont mauvais, mais il m'est démontré que vous n'en ferez jamais de bons. - Il faudra donc que j'en fasse de mauvais; car je ne saurais m'empêcher d'en faire. - Voilà une terrible malédiction! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez tomber? Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes, n'ont pardonné la médiocrité aux poètes: c'est Horace qui l'a dit.- Je le sais. - Etes-vous riche? - Non. - Etes-vous pauvre? - Très pauvre. - Et vous allez joindre à la pauvreté le ridicule de mauvais poète; vous aurez perdu toute votre vie; vous serez vieux. Vieux, pauvre et mauvais poète, ah! monsieur, quel rôle! - Je le conçois, mais je suis entraîné malgré moi... (Ici Jacques aurait dit: Mais cela est écrit là-haut.) - Avez-vous des parents? - J'en ai. - Quel est leur état? - Ils sont joailliers. - Feraient-ils quelque chose pour vous? - Peut-être. - Eh bien! voyez vos parents, proposez-leur de vous avancer une pacotille de bijoux. Embarquez-vous pour Pondichéry; vous ferez de mauvais vers sur la route; arrivé, vous ferez fortune. Votre fortune faite, vous reviendrez faire ici tant de mauvais vers qu'il vous plaira, pourvu que vous ne les fassiez pas imprimer, car il ne faut ruiner personne... Il y avait environ douze ans que j'avais donné ce conseil au jeune homme, lorsqu'il m'apparut; je ne le reconnaissais pas. C'est moi, monsieur, me dit-il, que vous avez envoyé à Pondichéry. J'y ai été, j'ai amassé là une centaine de mille francs. Je suis revenu; je me suis remis à faire des vers, et en voilà que je vous apporte... Ils sont toujours mauvais? - Toujours; mais votre sort est arrangé, et je consens que vous continuiez à faire de mauvais vers. - C'est bien mon projet...


Et le chirurgien s'étant approché du lit de Jacques, celui-ci ne lui laissa pas le temps de parler. J'ai tout entendu, lui dit-il... Puis, s'adressant à son maître, il ajouta... Il allait ajouter, lorsque son maître l'arrêta. Il était las de marcher; il s'assit sur le bord du chemin, la tête tournée vers un voyageur qui s'avançait de leur côté, à pied, la bride de son cheval, qui le suivait, passée dans son bras.

Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu'on a volé au maître de Jacques: et vous vous tromperez. C'est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement; mais ceci n'est point un roman, je vous l'ai déjà dit, je crois, et je vous le répète encore. Le maître dit à Jacques:

"Vois-tu cet homme qui vient à nous?

JACQUES: Je le vois.

LE MAÎTRE: Son cheval me paraît bon.

JACQUES: J'ai servi dans l'infanterie, et je ne m'y connais pas.

LE MAÎTRE: Moi, j'ai commandé dans la cavalerie, et je m'y connais.

JACQUES: Après?

LE MAÎTRE: Après? Je voudrais que tu allasses proposer à cet homme de nous le céder, en payant s'entend.

JACQUES: Cela est bien fou, mais j'y vais. Combien y voulez-vous mettre?

LE MAÎTRE: Jusqu'à cent écus..."


Jacques, après avoir recommandé à son maître de ne pas s'endormir, va à la rencontre du voyageur, lui propose l'achat de son cheval, le paie et l'emmène. "Eh bien! Jacques, lui dit son maître, si vous avez vos pressentiments, vous voyez que j'ai aussi les miens. Ce cheval est beau; le marchand t'aura juré qu'il était sans défaut; mais en fait de chevaux tous les hommes sont maquignons.

JACQUES: Et en quoi ne le sont-ils pas?

LE MAÎTRE: Tu le monteras et tu me céderas le tien.

JACQUES: D'accord."


Les voilà tous les deux à cheval, et Jacques ajoutant:

"Lorsque je quittai la maison, mon père, ma mère, mon parrain, m'avaient tous donné quelque chose, chacun selon leurs petits moyens; et j'avais en réserve cinq louis, dont Jean, mon aîné, m'avait fait présent lorsqu'il partit pour son malheureux voyage de Lisbonne... (Ici Jacques se mit à pleurer, et son maître à lui représenter que cela était écrit là-haut.) Il est vrai, monsieur, je me le suis dit cent fois; et avec tout cela je ne saurais m'empêcher de pleurer..."

Puis voilà Jacques qui sanglote et qui pleure de plus belle; et son maître qui prend sa prise de tabac, et qui regarde à sa montre l'heure qu'il est. Après avoir mis la bride de son cheval entre ses dents et essuyé ses yeux avec ses deux mains, Jacques continua:

"Des cinq louis de Jean, de mon engagement, et des présents de mes parents et amis, j'avais fait une bourse dont je n'avais pas encore soustrait une obole. Je retrouvai ce magot bien à point; qu'en dites-vous, mon maître?

LE MAÎTRE: Il était impossible que tu restasses plus longtemps dans la chaumière.

JACQUES: Même en payant.

LE MAÎTRE: Mais qu'est-ce que ton frère Jean était allé chercher à Lisbonne?

JACQUES: Il me semble que vous prenez à tâche de me fourvoyer. Avec vos questions, nous aurons fait le tour du monde avant que d'avoir atteint la fin de mes amours.

LE MAÎTRE: Qu'importe, pourvu que tu parles et que j'écoute? Ne sont-ce pas là les deux points importants? Tu me grondes, lorsque tu devrais me remercier.

JACQUES: Mon frère était allé chercher le repos à Lisbonne. Jean, mon frère, était un garçon d'esprit: c'est ce qui lui a porté malheur; il eût été mieux pour lui qu'il eût été un sot comme moi; mais cela était écrit là-haut. Il était écrit que le frère quêteur des Carmes qui venait dans notre village demander des oeufs, de la laine, du chanvre, des fruits, du vin à chaque saison, logèrait chez mon père, qu'il débaucherait Jean, mon frère, et que Jean, mon frère, prendrait l'habit de moine.

LE MAÎTRE: Jean, ton frère, a été Carme?

JACQUES: Oui, monsieur, et Carme déchaux. Il était actif, intelligent, chicaneur; c'était l'avocat consultant du village. Il savait lire et écrire, et dès sa jeunesse, il s'occupait à déchiffrer et à copier de vieux parchemins. Il passa par toutes les fonctions de l'ordre, successivement portier, sommelier, jardinier, sacristain, adjoint à procure et banquier; du train dont il y allait, il aurait fait notre fortune à tous. Il a marié et bien marié deux de nos soeurs et quelques autres filles du village. Il ne passait pas dans les rues, que les pères, les mères et les enfants n'allassent à lui, et ne lui criassent: "Bonjour, frère Jean; comment vous portez-vous, frère Jean?" Il est sûr que quand il entrait dans une maison la bénédiction du Ciel y entrait avec lui; et que s'il y avait une fille, deux mois après sa visite elle était mariée. Le pauvre frère Jean! l'ambition le perdit. Le procureur de la maison, auquel on l'avait donné pour adjoint, était vieux. Les moines ont dit qu'il avait formé le projet de lui succéder après sa mort, que pour cet effet il bouleversa tout le chartrier, qu'il brûla les anciens registres, et qu'il en fit de nouveaux, en sorte qu'à la mort du vieux procureur, le diable n'aurait vu goutte dans les titres de la communauté. Avait-on besoin d'un papier, il fallait perdre un mois à le chercher; encore souvent ne le trouvait-on pas. Les Pères démêlèrent la ruse du frère Jean, et son objet: ils prirent la chose au grave, et frère Jean, au lieu d'être procureur comme il s'en était flatté, fut réduit au pain et à l'eau, et discipliné jusqu'à ce qu'il eût communiqué à un autre la clef de ses registres. Les moines sont implacables. Quand on eut tiré de frère Jean tous les éclaircissements dont on avait besoin, on le fit porteur de charbon dans le laboratoire où l'on distille l'eau des Carmes. Frère Jean, ci-devant banquier de l'ordre et adjoint à procure, maintenant charbonnier! Frère Jean avait du coeur, il ne put supporter ce déchet d'importance et de splendeur, et n'attendit qu'une occasion de se soustraire à cette humiliation.

Ce fut alors qu'il arriva dans la même maison un jeune Père qui passait pour la merveille de l'ordre au tribunal et dans la chaire; il s'appelait le Père Ange. Il avait de beaux yeux, un beau visage, un bras et des mains à modeler. Le voilà qui prêche, qui prêche, qui confesse, qui confesse; voilà les vieux directeurs quittés par leurs dévotes; voilà ces dévotes attachées au jeune Père Ange; voilà que les veilles de dimanches et de grandes fêtes la boutique du Père Ange est environnée de pénitents et de pénitentes, et que les vieux Pères attendaient inutilement pratique dans leurs boutiques désertes; ce qui les chagrinait beaucoup... Mais, monsieur, si je laissais là l'histoire de frère Jean et que je reprisse celle de mes amours, cela serait peut-être plus gai.

LE MAÎTRE: Non non; prenons une prise de tabac, voyons l'heure qu'il est et poursuis.

JACQUES: J'y consens, puisque vous le voulez..."

Mais le cheval de Jacques fut d'un autre avis; le voilà qui prend tout à coup le mors aux dents et qui se précipite dans une fondrière. Jacques a beau le serrer des genoux et lui tenir la bride courte, du plus bas de la fondrière, l'animal têtu s'élance et se met à grimper à toutes jambes un monticule où il s'arrête tout court et où Jacques, tournant ses regards autour de lui, se voit entre des fourches patibulaires.

Un autre que moi, lecteur, ne manquerait pas de garnir ces fourches de leur gibier et de ménager à Jacques une triste reconnaissance. Si je vous le disais, vous le croiriez peut-être, car il y a des hasards singuliers, mais la chose n'en serait pas plus vraie; ces fourches étaient vacantes.

Jacques laissa reprendre haleine à son cheval qui de lui-même redescendit la montagne remonta la fondrière et replaça Jacques à côté de son maître, qui lui dit: "Ah! mon ami, quelle frayeur tu m'as causée! je t'ai tenu pour mort... mais tu rêves; à quoi rêves-tu?

JACQUES: A ce que j'ai trouvé là-haut.

LE MAÎTRE: Et qu'y as-tu donc trouvé?

JACQUES: Des fourches patibulaires, un gibet.

LE MAÎTRE: Diable! cela est de fâcheux augure; mais rappelle-toi ta doctrine. Si cela est écrit là-haut, tu auras beau faire, tu seras pendu, cher ami; et si cela n'est pas écrit là-haut, le cheval en aura menti. Si cet animal n'est pas inspiré, il est sujet à des lubies; il faut y prendre garde..."


Après un moment de silence, Jacques se frotta le front et secoua ses oreilles, comme on fait lorsqu'on cherche à écarter de soi une idée fâcheuse, et reprit brusquement:

"Ces vieux moines tinrent conseil entre eux et résolurent à quelque prix et par quelque voie que ce fût, de se détaire d'une jeune barbe qui les humiliait. Savez-vous ce qu'ils firent?... Mon maître, vous ne m'écoutez pas.

LE MAÎTRE: Je t'écoute, je t'écoute: continue.

JACQUES: Ils gagnèrent le portier, qui était un vieux coquin comme eux. Ce vieux coquin accusa le jeune Père d'avoir pris des libertés avec une de ses dévotes dans le parloir et assura, par serment, qu'il l'avait vu. Peut-être cela était-il vrai, peut-être cela était-il faux: que sait-on? Ce qu'il y a de plaisant, c'est que le lendemain de cette accusation, le prieur de la maison fut assigné au nom d'un chirurgien pour être satisfait des remèdes qu'il avait administrés et des soins qu'il avait donnés à ce scélérat de portier dans le cours d'une maladie galante... Mon maître, vous ne m'écoutez pas, et je sais ce qui vous distrait, je gage que ce sont ces fourches patibulaires.

LE MAÎTRE: Je ne saurais en disconvenir.

JACQUES: Je surprends vos yeux attachés sur mon visage; est-ce que vous me trouvez l'air sinistre?

LE MAÎTRE: Non, non.

JACQUES: C'est-à-dire, oui, oui. Eh bien! si je vous fais peur, nous n'avons qu'à nous séparer.

LE MAÎTRE: Allons donc, Jacques, vous perdez l'esprit; est-ce que vous n'êtes pas sûr de vous?

JACQUES: Non, monsieur, et qui est-ce qui est sûr de soi?

LE MAÎTRE: Tout homme de bien. Est-ce que Jacques, l'honnête Jacques, ne se sent pas là de l'horreur pour le crime?... Allons, Jacques, finissons cette dispute et reprenez votre récit.

JACQUES: En conséquence de cette calomnie ou médisance du portier, on se crut autorisé à faire mille diableries, mille méchancetés à ce pauvre Père Ange dont la tête parut se déranger. Alors on appela un médecin qu'on corrompit et qui attesta que ce religieux était fou et qu'il avait besoin de respirer l'air natal. S'il n'eût été question que d'éloigner ou d'enfermer le Père Ange, c'eût été une affaire bientôt faite; mais parmi les dévotes dont il était la coqueluche, il y avait de grandes dames à ménager. On leur parlait de leur directeur avec une commisération hypocrite: "Hélas! ce pauvre Père, c'est bien dommage! c'était l'aigle de notre communauté. - Qu'est-ce qui lui est donc arrivé?" A cette question on ne répondait qu'en poussant un profond soupir et en levant les yeux au ciel; si l'on insistait, on baissait la tête et l'on se taisait. A cette singerie l'on ajoutait quelquefois: "O Dieu! qu'est-ce de nous!... Il a encore des moments surprenants... des éclairs de génie... Cela reviendra peut-être, mais il y a peu d'espoir... Quelle perte pour la religion!..." Cependant les mauvais procédés redoublaient; il n'y avait rien qu'on ne tentât pour amener le Père Ange au point où on le disait; et on y aurait réussi si frère Jean ne l'eût pris en pitié. Que vous dirai-je de plus? Un soir que nous étions tous endormis, nous entendîmes frapper à notre porte: nous nous levons; nous ouvrons au Père Ange et à mon frère déguisés. Ils passèrent le jour suivant dans la maison; le lendemain, dès l'aube du jour, ils décampèrent. Ils s'en allaient les mains bien garnies; car Jean, en m'embrassant, me dit: "J'ai marié tes soeurs, si j'étais resté dans le couvent, deux ans de plus, ce que j'y étais, tu serais un des gros fermiers du canton; mais tout a changé, et voilà ce que je puis faire pour toi. Adieu, Jacques, si nous avons du bonheur, le Père et moi, tu t'en ressentiras..." puis il me lâcha dans la main les cinq louis dont je vous ai parlé, avec cinq autres pour la dernière des filles du village, qu'il avait mariée et qui venait d'accoucher d'un gros garçon qui ressemblait à frère Jean comme deux gouttes d'eau.

LE MAÎTRE, sa tabatière ouverte et sa montre replacée: Et qu'allaient-ils faire à Lisbonne?

JACQUES: Chercher un tremblement de terre, qui ne pouvait se faire sans eux; être écrasés, engloutis, brûlés; comme il était écrit là-haut.

LE MAÎTRE: Ah! les moines! les moines!

JACQUES: Le meilleur ne vaut pas grand argent.

LE MAÎTRE: Je le sais mieux que toi.

JACQUES: Est-ce que vous avez passé par leurs mains?

LE MAÎTRE: Une autre fois je te dirai cela.

JACQUES: Mais pourquoi est-ce qu'ils sont si méchants?

LE MAÎTRE: Je crois que c'est parce qu'ils sont moines... Et puis revenons à tes amours.

JACQUES: Non, monsieur, n'y revenons pas.

LE MAÎTRE: Est-ce que tu ne veux plus que je les sache?

JACQUES: Je le veux toujours; mais le destin, lui, ne le veut pas. Est-ce que vous ne voyez pas qu'aussitôt que j'en ouvre la bouche, le diable s'en mêle, et qu'il survient toujours quelque incident qui me coupe la parole? Je ne les finirai pas, vous dis-je, cela est écrit là-haut.

LE MAÎTRE: Essaie, mon ami.

JACQUES: Mais si vous commenciez l'histoire des vôtres, peut-être que cela romprait le sortilège et qu'ensuite les miennes en iraient mieux. J'ai dans la tête que cela tient à cela; tenez, monsieur, il me semble quelquefois que le destin me parle.

LE MAÎTRE: Et tu te trouves toujours bien de l'écouter?

JACQUES: Mais, oui, témoin le jour qu'il me dit que votre montre était sur le dos du porteballe..."

Le maître se mit à bâiller; en bâillant il frappait de la main sur sa tabatière, et en frappant sur sa tabatière, il regardait au loin, et en regardant au loin, il dit à Jacques: "Ne vois-tu pas quelque chose sur ta gauche?

JACQUES: Oui, et je gage que c'est quelque chose qui ne voudra pas que je continue mon histoire, ni que vous commenciez la vôtre..."

Jacques avait raison. Comme la chose qu'ils voyaient venait à eux et qu'ils allaient à elle, ces deux marches en sens contraire abrégèrent la distance; et bientôt ils aperçurent un char drapé de noir, traîné par quatre chevaux noirs, couverts de housses noires qui leur enveloppaient la tête et qui descendaient jusqu'à leurs pieds; derrière, deux domestiques en noir; à la suite deux autres vêtus de noir, chacun sur un cheval noir, caparaçonné de noir; sur le siège du char un cocher noir, le chapeau clabaud et entouré d'un long crêpe qui pendait le long de son épaule gauche; ce cocher avait la tête penchée, laissait flotter ses guides et conduisait moins ses chevaux qu'ils ne le conduisaient. Voilà nos deux voyageurs arrivés au côté de cette voiture funèbre. A l'instant, Jacques pousse un cri, tombe de son cheval plutôt qu'il n'en descend, s'arrache les cheveux, se roule à terre en criant: "Mon capitaine! mon pauvre capitaine! c'est lui, je n'en saurais douter, voilà ses armes..." Il y avait, en effet, dans le char, un long cercueil sous un drap mortuaire, sur le drap mortuaire une épée avec un cordon, et à côté du cercueil un prêtre, son bréviaire à la main et psalmodiant. Le char allait toujours, Jacques le suivait en se lamentant, le maître suivait Jacques en jurant et les domestiques certifiaient à Jacques que ce convoi était celui de son capitaine, décédé dans la ville voisine, d'où on le transportait à la sépulture de ses ancêtres. Depuis que ce militaire avait été privé par la mort d'un autre militaire, son ami, capitaine au même régiment, de la satisfaction de se battre au moins une fois par semaine, il en était tombé dans une mélancolie qui l'avait éteint au bout de quelques mois. Jacques, après avoir payé à son capitaine le tribut d'éloges, de regrets et de larmes qu'il lui devait, fit excuse à son maître, remonta sur son cheval, et ils allaient en silence.

Mais, pour Dieu, lecteur, me dites-vous, où allaient-ils?... Mais, pour Dieu, lecteur, vous répondrai-je, est-ce qu'on sait où l'on va? Et vous, où allez-vous? Faut-il que je vous rappelle l'aventure d'Esope? Son maître Xantippe lui dit un soir d'été ou d'hiver, car les Grecs se baignaient dans toutes les saisons: "Esope, va au bain; s'il y a peu de monde nous nous baignerons..." Esope part. Chemin faisant il rencontre la patrouille d'Athènes. "Où vas-tu? - Où je vais? répond Esope, je n'en sais rien. - Tu n'en sais rien? marche en prison. - Eh bien! reprit Esope, ne l'avais-je pas bien dit que je ne savais où j'allais? je voulais aller au bain, et voilà que je vais en prison..." Jacques suivait son maître comme vous le vôtre; son maître suivait le sien comme Jacques le suivait - Mais, qui était le maître du maître de Jacques? - Bon, est-ce qu'on manque de maître dans ce monde? Le maître de Jacques en avait cent pour un, comme vous. Mais parmi tant de maîtres du maître de Jacques, il fallait qu'il n'y eût pas un bon; car d'un jour à l'autre il en changeait. - Il était homme. - Homme passionné comme vous, lecteur; homme curieux comme vous, lecteur; homme questionneur comme vous, lecteur; homme importun comme vous, lecteur. - Et pourquoi questionnait-il? - Belle question! Il questionnait pour apprendre et pour redire comme vous, lecteur...

Le maître dit à Jacques: "Tu ne me parais pas disposé à reprendre l'histoire de tes amours.

JACQUES: Mon pauvre capitaine! il s'en va où nous allons tous et où il est bien extraordinaire qu'il ne soit pas arrivé plus tôt. Ahi!... Ahi!...

LE MAÎTRE: Mais, Jacques, vous pleurez, je crois!... "Pleurez sans contrainte, parce que vous pouvez pleurer sans honte; sa mort vous affranchit des bienséances scrupuleuses qui vous gênaient pendant sa vie. Vous n'avez pas les mêmes raisons de dissimuler votre peine que celles que vous aviez de dissimuler votre bonheur; on ne pensera pas à tirer de vos larmes les conséquences qu'on eût tirées de votre joie. On pardonne au malheur. Et puis il faut dans ce moment se montrer sensible ou ingrat, et tout bien considéré, il vaut mieux déceler une faiblesse que se laisser soupçonner d'un vice. Je veux que votre plainte soit libre pour être moins douloureuse, je la veux violente pour être moins longue. Rappelez-vous, exagérez-vous même ce qu'il était; sa pénétration à sonder les matières les plus profondes; sa subtilité à discuter les plus délicates; son goût solide qui l'attachait aux plus importantes; la fécondité qu'il jetait dans les plus stériles; avec quel art il défendait les accusés: son indulgence lui donnait mille fois plus d'esprit que l'intérêt ou l'amour propre n'en donnait au coupable; il n'était sévère que pour lui seul. Loin de chercher des excuses aux fautes légères qui lui échappaient, il s'occupait avec toute la méchanceté d'un ennemi à se les exagérer et avec tout l'esprit d'un jaloux à rabaisser le prix de ses vertus par un examen rigoureux des motifs qui l'avaient peut-être déterminé à son insu. Ne prescrivez à vos regrets d'autre terme que celui que le temps y mettra. Soumettons-nous à l'Ordre universel lorsque nous perdons nos amis, comme nous nous y soumettrons lorsqu'il lui plaira de disposer de nous; acceptons l'arrêt du sort qui les condamne, sans désespoir, comme nous l'accepterons sans résistance lorsqu'il se prononcera contre nous. Les devoirs de la sépulture ne sont pas les derniers devoirs des amis. La terre qui se remue dans ce moment se raffermira sur la tombe de votre amant; mais votre âme conservera toute sa sensibilité."

JACQUES: Mon maître, cela est fort beau; mais à quoi diable cela revient-il? J'ai perdu mon capitaine, j'en suis désolé; et vous me détachez, comme un perroquet, un lambeau de la consolation d'un homme ou d'une femme à une autre femme qui a perdu son amant.

LE MAÎTRE: Je crois que c'est d'une femme.

JACQUES: Moi, je crois que c'est d'un homme. Mais que ce soit d'un homme ou d'une femme, encore une fois, à quoi diable cela revient-il? Est-ce que vous me prenez pour la maîtresse de mon capitaine? Mon capitaine, monsieur, était un brave homme; et moi, j'ai toujours été un honnête garçon.

LE MAÎTRE: Jacques, qui est-ce qui vous le dispute?

JACQUES: A quoi diable revient donc votre consolation d'un homme ou d'une femme à une autre femme? A force de vous le demander, vous me le direz peut-être.

LE MAÎTRE: Non, Jacques, il faut que vous trouviez cela tout seul.

JACQUES: J'y rêverais le reste de ma vie, que je ne le devinerais pas; j'en aurais pour jusqu'au jugement dernier.

LE MAÎTRE: Jacques, il m'a paru que vous m'écoutiez avec attention tandis que je disais.

JACQUES: Est-ce qu'on peut la refuser au ridicule?

LE MAÎTRE: Fort bien, Jacques!

JACQUES: Peu s'en est fallu que je n'aie éclaté à l'endroit des bienséances rigoureuses qui me gênaient pendant la vie de mon capitaine, et dont j'avais été affranchi par sa mort.

LE MAÎTRE: Fort bien, Jacques! J'ai donc fait ce que je m'étais proposé. Dites-moi s'il était possible de s'y prendre mieux pour vous consoler. Vous pleuriez: si je vous avais entretenu de l'objet de votre douleur qu'en serait-il arrivé? Que vous eussiez pleuré bien davantage, et que j'aurais achevé de vous désoler. Je vous ai donné le change, et par le ridicule de mon oraison funèbre, et par la petite querelle qui s'en est suivie. A présent, convenez que la pensée de votre capitaine est aussi loin de vous que le char funèbre qui le mène à son dernier domicile. Partant je pense que vous pouvez reprendre l'histoire de vos amours.

JACQUES: Je le pense aussi.

- Docteur, dis-je au chirurgien, demeurez-vous loin d'ici?

- A un quart de lieue au moins.

- Etes-vous un peu commodément logé?

- Assez commodément.

- Pourriez-vous disposer d'un lit?

- Non.

- Quoi! pas même en payant, en payant bien?

- Oh! en payant et en payant bien, pardonnez-moi. Mais l'ami, vous ne me paraissez guère en état de payer, et moins encore de bien payer.

- C'est mon affaire. Et serais-je un peu soigné chez vous?

- Très bien. J'ai ma femme qui a gardé des malades toute sa vie; j'ai une fille aînée qui fait le poil à tout venant, et qui vous lève un appareil aussi bien que moi.

- Combien me prendriez-vous pour mon logement, ma nourriture et vos soins?

Le chirurgien dit en se grattant l'oreille:

- Pour le logement... la nourriture... les soins... Mais qui est-ce qui me répondra du paiement?

- Je paierai tous les jours.

- Voilà ce qui s'appelle parler, cela...

Mais, monsieur, je crois que vous ne m'écoutez pas.

LE MAÎTRE: Non, Jacques, il était écrit là-haut que tu parlerais cette fois, qui ne sera peut-être pas la dernière sans être écouté.

JACQUES: Quand on n'écoute pas celui qui parle, c'est qu'on ne pense à rien, ou qu'on pense à autre chose que ce qu'il dit: lequel des deux faisiez-vous?

LE MAÎTRE: Le dernier. Je rêvais à ce qu'un des domestiques noirs qui suivait le char funèbre te disait, que ton capitaine avait été privé, par la mort de son ami, du plaisir de se battre au moins une fois la semaine. As-tu compris quelque chose à cela?

JACQUES: Assurément.

LE MAÎTRE: C'est pour moi une énigme que tu m'obligerais de m'expliquer.

JACQUES: Et que diable cela vous fait-il?

LE MAÎTRE: Peu de chose mais, quand tu parleras, tu veux apparemment être écouté?

JACQUES: Cela va sans dire.

LE MAÎTRE: Eh bien! en conscience, je ne saurais t'en répondre, tant que cet inintelligible propos me chiffonnera la cervelle. Tire-moi de là, je t'en prie.

JACQUES: A la bonne heure! mais jurez-moi, du moins, que vous ne m'interromprez plus.

LE MAÎTRE: A tout hasard, je te le jure.

JACQUES: C'est que mon capitaine, bon homme, galant homme, homme de mérite, un des meilleurs officiers du corps, mais homme un peu hétéroclite, avait rencontré et fait amitié avec un autre officier du même corps, bon homme aussi, galant homme aussi, homme de mérite aussi, aussi bon officier que lui, mais homme aussi hétéroclite que lui..."


Jacques était à entamer l'histoire de son capitaine, lorsqu'ils entendirent une troupe nombreuse d'hommes et de chevaux qui s'acheminaient derrière eux. C'était le même char lugubre qui revenait sur ses pas. Il était entouré... De gardes de la Ferme? - Non. - De cavaliers de maréchaussée? - Peut-être. Quoi qu'il en soit, ce cortège était précédé du prêtre en soutane et en surplis, les mains liées derrière le dos; du cocher noir, les mains liées derrière le dos; et des deux valets noirs, les mains liées derrière le dos. Qui fut bien surpris? Ce fut Jacques, qui s'écria: "Mon capitaine, mon pauvre capitaine n'est pas mort! Dieu soit loué!..." Puis Jacques tourne bride, pique des deux, s'avance à toutes jambes au-devant du prétendu convoi. Il n'en était pas à trente pas, que les gardes de la Ferme ou les cavaliers de maréchaussée le couchent en joue et lui crient: "Arrête, retourne sur tes pas, ou tu es mort..." Jacques s'arrêta tout court, consulta le destin dans sa tête; il lui sembla que le destin lui disait: "Retourne sur tes pas", ce qu'il fit. Son maître lui dit: "Eh bien! Jacques, qu'est-ce?

JACQUES: Ma foi, je n'en sais rien.

LE MAÎTRE: Et pourquoi?

JACQUES: Je n'en sais davantage.

LE MAÎTRE: Tu verras que ce sont des contrebandiers qui auront rempli cette bière de marchandises prohibées, et qu'ils auront été vendus à la Ferme par les coquins mêmes de qui ils les avaient achetées.

JACQUES: Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine?

LE MAÎTRE: Ou c'est un enlèvement. On aura caché dans ce cercueil, que sait-on, une femme, une fille, une religieuse; ce n'est pas le linceul qui fait le mort.

JACQUES: Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine?

LE MAÎTRE: Ce sera tout ce qu'il te plaira; mais achève-moi l'histoire de ton capitaine.

JACQUES: Vous tenez encore à cette histoire? Mais peut-être que mon capitaine est encore vivant.

LE MAÎTRE: Qu'est-ce que cela fait à la chose?

JACQUES: Je n'aime pas à parler des vivants, parce qu'on est de temps en temps exposé à rougir du bien et du mal qu'on en a dit; du bien qu'ils gâtent, du mal qu'ils réparent.

LE MAÎTRE: Ne sois ni fade panégyriste, ni censeur amer; dis la chose comme elle est.

JACQUES: Cela n'est pas aisé. N'a-t-on pas son caractère, son intérêt, son goût, ses passions, d'après quoi l'on exagère ou l'on atténue? Dis la chose comme elle est!... Cela n'arrive peut-être pas deux fois en un jour dans toute une grande ville. Et celui qui vous écoute est-il mieux disposé que celui qui parle? Non. D'où il doit arriver que deux fois à peine en un jour, dans toute une grande ville, on soit entendu comme on dit.

LE MAÎTRE: Que diable, Jacques, voilà des maximes à proscrire l'usage de la langue et des oreilles, à ne rien dire, à ne rien écouter et à ne rien croire! Cependant, dis comme toi, je t'écouterai comme moi, et je t'en croirai comme je pourrai.

JACQUES: Si l'on ne dit presque rien dans ce monde, qui soit entendu comme on le dit, il y a bien pis, c'est qu'on n'y fait presque rien qui soit jugé comme on l'a fait.

LE MAÎTRE: Il n'y a peut-être pas sous le ciel une autre tête qui contienne autant de paradoxes que la tienne.

JACQUES: Et quel mal y aurait-il à cela? Un paradoxe n'est pas toujours une fausseté.

LE MAÎTRE: Il est vrai.

JACQUES: Nous passions à Orléans, mon capitaine et moi. Il n'était bruit dans la ville que d'une aventure récemment arrivée à un citoyen appelé M. Le Pelletier, homme pénétré d'une si profonde commisération pour les malheureux, qu'après avoir réduit, par des aumônes démesurées, une fortune assez considérable au plus étroit nécessaire, il allait de porte en porte chercher dans la bourse d'autrui des secours qu'il n'était plus en état de puiser dans la sienne.

LE MAÎTRE: Et tu crois qu il y avait deux opinions sur la conduite de cet homme-là?

JACQUES: Non, parmi les pauvres; mais presque tous les riches, sans exception, le regardaient comme une espèce de fou; et peu s'en fallut que ses proches ne le fissent interdire comme dissipateur. Tandis que nous nous rafraîchissions dans une auberge, une foule d'oisifs s'était rassemblée autour d'une espèce d'orateur, le barbier de la rue, et lui disait: "Vous y étiez, vous, racontez-nous comment la chose s'est passée.

- Très volontiers, répondit l'orateur du coin, qui ne demandait pas mieux que de pérorer. M. Aubertot, une de mes pratiques, dont la maison fait face à l'église des Capucins, était sur sa porte; M. Le Pelletier l'aborde et lui dit: "Monsieur Aubertot, ne me donnerez-vous rien pour mes amis?" car c'est ainsi qu'il appelle les pauvres, comme vous savez.

"Non, pour aujourd'hui, monsieur Le Pelletier."

M. Le Pelletier insiste: Si vous saviez en faveur de qui je sollicite votre charité! c'est une pauvre femme qui vient d'accoucher, et qui n'a pas un guenillon pour entortiller son enfant.

- Je ne saurais.

- C'est une jeune et belle fille qui manque d'ouvrage et de pain, et que votre libéralité sauvera peut-être du désordre.

- Je ne saurais.

- C'est un manoeuvre qui n'avait que ses bras pour vivre, et qui vient de se fracasser une jambe en tombant de son échataud.

- Je ne saurais, vous dis-je.

- Allons, monsieur Aubertot, laissez-vous toucher, et soyez sûr que jamais vous n'aurez l'occasion de faire une action plus méritoire.

- Je ne saurais, je ne saurais.

- Mon bon, mon miséricordieux monsieur Aubertot!...

- Monsieur Le Pelletier, laissez-moi en repos; quand je veux donner, je ne me fais pas prier..."

Et cela dit, M. Aubertot lui tourne le dos, passe de sa porte dans son magasin, où M. Le Pelletier le suit; il le suit de son magasin dans son arrière-boutique, de son arrière-boutique dans son appartement; là, M. Aubertot, excédé des instances de M. Le Pelletier, lui donne un soufflet...

Alors mon capitaine se lève brusquement , et dit à l'orateur: "Et il ne le tua pas?

- Non, monsieur; est-ce qu'on tue comme cela?

- Un soufflet, morbleu! un soufflet! Et que fit-il donc?

- Ce qu'il fit après son soufflet reçu? il prit un air riant, et dit à M. Aubertot: "Cela c'est pour moi; mais mes pauvres?..."

A ce mot tous les auditeurs s'écrièrent d'admiration excepté mon capitaine qui leur disait: "Votre M. Le Pelletier, messieurs, n'est qu'un gueux, un malheureux, un lâche, un infâme, à qui cependant cette épée aurait fait prompte justice, si j'avais été là; et votre Aubertot aurait été bien heureux, s'il ne lui en avait coûté que le nez et les deux oreilles."

L'orateur lui répliqua: "Je vois, monsieur, que vous n'auriez pas laissé le temps à l'homme insolent de reconnaître sa faute, de se jeter aux pieds de M. Le Pelletier, et de lui présenter sa bourse.

- Non, certes!

- Vous êtes un militaire, et M. Le Pelletier est un chrétien; vous n'avez pas les mêmes idées du soufflet.

- La joue de tous les hommes d'honneur est la même.

- Ce n'est pas tout à fait l'avis de l'Evangile.

- L'Evangile est dans mon coeur et dans mon fourreau, et je n'en connais pas d'autre...

- Le vôtre, mon maître, est je ne sais où; le mien est écrit là-haut; chacun apprécie l'injure et le bienfait à sa manière; et peut-être n'en portons-nous pas le même jugement dans deux instants de notre vie.

LE MAÎTRE: Après, maudit bavard, après..."

Lorsque le maître de Jacques avait pris de l'humeur, Jacques se taisait, se mettait à rêver, et souvent ne rompait le silence que par un propos, lié dans son esprit, mais aussi décousu dans la conversation que la lecture d'un livre dont on aurait sauté quelques feuillets. C'est précisément ce qui lui arriva lorsqu'il dit: "Mon cher maître...

LE MAÎTRE: Ah ! la parole t'est enfin revenue. Je m'en réjouis pour tous les deux, car je commençais à m'ennuyer de ne pas entendre, et toi de ne pas parler. Parle donc...

JACQUES: Mon cher maître, la vie se passe en quiproquos. Il y a les quiproquos d'amour, les quiproquos d'amitié, les quiproquos de politique, de finance, d'église, de magistrature, de commerce, de femmes, de maris...

LE MAÎTRE: Eh! laisse là ces quiproquos, et tâche de t'apercevoir que c'est en faire un grossier que de t'embarquer dans un chapitre de morale, lorsqu'il s'agit d'un fait historique. L'histoire de ton capitaine?"


Jacques allait commencer l'histoire de son capitaine, lorsque, pour la seconde fois, son cheval, se jetant brusquement hors de la grande route à droite, l'emporte à travers une longue plaine, à un bon quart de lieue de distance, et s'arrête tout court entre des fourches patibulaires... Entre des fourches patibulaires! Voilà une singulière allure de cheval de mener son cavalier au gibet!...

"Qu'est-ce que cela signifie, disait Jacques. Est-ce un avertissement du destin?

LE MAÎTRE: Mon ami, n'en doutez pas. Votre cheval est inspiré, et le fâcheux, c'est que tous ces pronostics, inspirations, avertissements d'en haut par rêves, par apparitions, ne servent à rien: la chose n'en arrive pas moins. Cher ami, je vous conseille de mettre votre conscience en bon état, d'arranger vos petites affaires et de me dépêcher, le plus vite que vous pourrez, l'histoire de votre capitaine et celle de vos amours, car je serais fâché de vous perdre sans les avoir entendues. Quand vous vous soucieriez encore plus que vous ne faites, à quoi cela remédierait-il ? à rien. L'arrêt du destin, prononcé deux fois par votre cheval, s'accomplira. Voyez, n'avez-vous rien à restituer à personne? Confiez-moi vos dernières volontés, et soyez sûr qu'elles seront fidèlement remplies. Si vous m'avez pris quelque chose, je vous le donne; demandez-en seulement pardon à Dieu, et pendant le temps plus ou moins court que nous avons encore à vivre ensemble, ne me volez plus.

JACQUES: J'ai beau revenir sur le passé, je n'y vois rien à démêler avec la justice des hommes. Je n'ai tué, ni volé, ni violé.

LE MAÎTRE: Tant pis; à tout prendre, j'aimerais mieux que le crime fût commis qu'à commettre, et pour cause.

JACQUES: Mais, monsieur, ce ne sera peut-être pas pour mon compte, mais pour le compte d'un autre, que je serai pendu.

LE MAÎTRE: Cela se peut.

JACQUES: Ce n'est peut-être qu'après ma mort que je serai pendu.

LE MAÎTRE: Cela se peut encore.

JACQUES: Je ne serai peut-être pas pendu du tout.

LE MAÎTRE: J'en doute.

JACQUES: Il est peut-être écrit là-haut que j'assisterai seulement à la potence d'un autre; et cet autre-là, qui sait qui il est? s'il est proche, ou s'il est loin?

LE MAÎTRE: Monsieur Jacques, soyez pendu, puisque le sort le veut, et que votre cheval le dit; mais ne soyez pas insolent: finissez vos conjectures impertinentes, et faites-moi vite l'histoire de votre capitaine.

JACQUES: Monsieur, ne vous fâchez pas, on a quelquefois pendu de fort honnêtes gens: c'est un quiproquo de justice.

LE MAÎTRE: Ces quiproquos-là sont affligeants. Parlons d'autre chose."

Edition et illustrations réalisées par Carole Netter


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25 juin 1997
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