Diderot. Jacques le fataliste et son maître (8)


Denis Diderot

Jacques le fataliste et son maître (8)



LE MAÎTRE: Tu allas à la ville.

JACQUES: Je n'allai point à la ville.

LE MAÎTRE: Et il était écrit là-haut que tu rencontrerais dans une taverne quelqu'une de ces créatures obligeantes; que tu t'enivrerais...

JACQUES: J'étais à jeun; et ce qui était écrit là-haut, c'est qu'à l'heure qu'il est vous vous épuiseriez en fausses conjectures; et que vous gagneriez un défaut dont vous m'avez corrigé, la fureur de deviner, et toujours de travers. Tel que vous me voyez, monsieur, j'ai été une fois baptisé.

LE MAÎTRE: Si tu te proposes d'entamer la perte de ton pucelage au sortir des fonts baptismaux, nous n'y serons pas de si tôt.

JACQUES: J'eus donc un parrain et une marraine. Maître Bigre, le plus fameux charron du village, avait un fils. Bigre le père fut mon parrain, et Bigre le fils était mon ami. A l'âge de dix-huit à dix-neuf ans nous nous amourachâmes tous les deux à la fois d'une petite couturière appelée Justine. Elle ne passait pas pour autrement cruelle; mais elle jugea à propos de se signaler par un premier dédain, et son choix tomba sur moi.

LE MAÎTRE: Voilà une de ces bizarreries des femmes auxquelles on ne comprend rien.

JACQUES: Tout le logement du charron maître Bigre, mon parrain, consistait en une boutique et une soupente. Son lit était au fond de la boutique. Bigre le fils, mon ami, couchait sur la soupente, à laquelle on grimpait par une petite échelle, placée à peu près à égale distance du lit de son père et de la porte de la boutique.

Lorsque Bigre mon parrain était bien endormi, Bigre mon ami ouvrait doucement la porte, et Justine montait à la soupente par une petite échelle. Le lendemain, dès la pointe du jour, avant que Bigre le père fût éveillé, Bigre le fils descendait de la soupente, rouvrait la porte, et Justine s'évadait comme elle était entrée.

LE MAÎTRE: Pour aller ensuite visiter quelque soupente, la sienne ou une autre.

JACQUES: Pourquoi non? Le commerce de Bigre et de Justine était assez doux; mais il fallait qu'il fût troublé: cela était écrit là-haut; il le fut donc.

LE MAÎTRE: Par le père?

JACQUES: Non.

LE MAÎTRE: Par la mère?

JACQUES: Non, elle était morte.

LE MAÎTRE: Par un rival?

JACQUES: Eh! non, non, de par tous les diables! non. Mon maître, il est écrit là-haut que vous en avez pour le reste de vos jours; tant que vous vivrez vous devinerez, je vous le répète, et vous devinerez de travers.

Un matin, que mon ami Bigre, plus fatigué qu'à l'ordinaire ou du travail de la veille, ou du plaisir de la nuit, reposait doucement entre les bras de Justine, voilà une voix formidable qui se fait entendre au pied du petit escalier: "Bigre! Bigre! maudit paresseux! l'Angelus est sonné, il est près de cinq heures et demie, et te voilà encore dans ta soupente! As-tu résolu d'y rester jusqu'à midi? Faut-il que j'y monte et que je t'en fasse descendre plus vite que tu ne voudrais? Bigre! Bigre!

- Mon père?

- Et cet essieu après lequel ce vieux bourru de fermier attend; veux-tu qu'il revienne encore ici recommencer son tapage?

- Son essieu est prêt, et avant qu'il soit un quart d'heure il l'aura..."

Je vous laisse à juger des transes de Justine et de mon ami Bigre le fils.

LE MAÎTRE: Je suis sûr que Justine se promit bien de ne plus se retrouver sur la soupente, et qu'elle y était le soir même. Mais comment en sortira-t-elle ce matin?

JACQUES: Si vous vous mettez en devoir de le deviner, je me tais... Cependant Bigre le fils s'était précipité du lit, jambes nues, sa culotte à la main, et sa veste sur son bras. Tandis qu'il s'habille, Bigre le père grommelle entre ses dents: "Depuis qu'il s'est entêté de cette petite coureuse, tout va de travers. Cela finira; cela ne saurait durer; cela commence à me lasser. Encore si c'était une fille qui en valût la peine; mais une créature! Dieu sait quelle créature! Ah! si la pauvre défunte, qui avait de l'honneur jusqu'au bout des ongles, voyait cela, il y a longtemps qu'elle eût bâtonné l'un, et arraché les yeux de l'autre au sortir de la grand messe sous le porche, devant tout le monde; car rien ne l'arrêtait: mais si j'ai été trop bon jusqu'à présent, et qu'ils s'imaginent que je continuerai, ils se trompent."

LE MAÎTRE: Et ces propos, Justine les entendait de la soupente?

JACQUES: Je n'en doute pas. Cependant Bigre le fils s'en était allé chez le fermier, avec son essieu sur l'épaule et Bigre le père s'était mis à l'ouvrage. Après quelques coups de doloire, son nez lui demande une prise de tabac; il cherche sa tabatière dans ses poches, au chevet de son lit; il ne la trouve point. "C'est ce coquin, dit-il, qui s'en est saisi comme de coutume; voyons s'il ne l'aura pas laissée là-haut..." Et le voilà qui monte à la soupente. Un moment après il s'aperçoit que sa pipe et son couteau lui manquent et il remonte à la soupente.

LE MAÎTRE: Et Justine?

JACQUES: Elle avait ramassé ses vêtements à la hâte, et s'était glissée sous le lit, où elle était étendue à plat ventre, plus morte que vive.

LE MAÎTRE: Et ton ami Bigre le fils?

JACQUES: Son essieu rendu, mis en place et payé, il était accouru chez moi, et m'avait exposé le terrible embarras où il se trouvait. Après m'en être un peu amusé, "Ecoute, lui dis-je, Bigre, va te promener par le village, où tu voudras, je te tirerai d'affaire. Je ne te demande qu'une chose, c'est de m'en laisser le temps..." Vous souriez, monsieur, qu'est-ce qu'il y a?

LE MAÎTRE: Rien.

JACQUES: Mon ami Bigre sort. Je m'habille, car je n'étais pas encore levé. Je vais chez son père, qui ne m'eut pas plus tôt aperçu, que, poussant un cri de surprise et de joie, il me dit: "Eh! filleul, te voilà! d'où sors-tu et que viens-tu faire ici de si grand matin?..." Mon parrain Bigre avait vraiment de l'amitié pour moi; aussi lui répondis-je avec franchise: "Il ne s'agit pas de savoir d'où je sors, mais comment je rentrerai chez nous.

- Ah! filleul, tu deviens libertin; j'ai bien peur que Bigre et toi vous ne fassiez la paire. Tu as passé la nuit dehors.

- Et mon père n'entend pas raison sur ce point.

-Ton père a raison, filleul, de ne pas entendre raison là-dessus. Mais commençons par déjeuner, la bouteille nous avisera."

LE MAÎTRE: Jacques, cet homme était dans les bons principes.

JACQUES: Je lui répondis que je n'avais ni besoin ni envie de boire ou de manger, et que je tombais de lassitude et de sommeil. Le vieux Bigre, qui de son temps n'en cédait pas à son camarade, ajouta en ricanant: "Filleul, elle était jolie, et tu t'en es donné. Ecoute: Bigre est sorti, monte à la soupente, et jette-toi sur son lit... Mais un mot avant qu'il revienne. C'est ton ami; lorsque vous vous trouverez tête à tête, dis-lui que suis mécontent, très mécontent. C'est une petite Justine que tu dois connaître (car quel est le garçon du village qui ne la connaisse pas?) qui me l'a débauché; tu me rendrais un vrai service, si tu le détachais de cette créature. Auparavant c'était ce qu'on appelle un joli garçon, mais depuis qu'il a fait cette malheureuse connaissance... Tu ne m'écoutes pas; tes yeux se ferment; monte, et va te reposer."

Je monte, je me déshabille, je lève la couverture et les draps, je tâte partout, point de Justine. Cependant Bigre, mon parrain, disait: "Les enfants! les maudits enfants! n'en voilà-t-il pas encore un qui désole son père?" Justine n'étant pas dans le lit, je me doutai qu'elle était dessous. Le bouge était tout à fait aveugle. Je me baisse, je promène mes mains, je rencontre un de ses bras, je la saisis, je la tire à moi; elle sort de dessous la couchette en tremblant. Je l'embrasse, je la rassure, je lui fais signe de se coucher. Elle joint ses deux mains, elle se jette à mes pieds, elle serre mes genoux. Je n'aurais peut-être pas résisté à cette scène muette, si le jour l'eût éclairée; mais lorsque les ténèbres ne rendent pas timide, elles rendent entreprenant. D'ailleurs j'avais ses anciens mépris sur le coeur. Pour toute réponse je la poussai vers l'escalier qui conduisait à la boutique. Elle en poussa un cri de frayeur. Bigre qui l'entendit, dit: "Il rêve..." Justine s'évanouit; ses genoux se dérobent sous elle; dans son délire elle disait d'une voix étouffée: "Il va venir... il vient... je l'entends qui monte... je suis perdue!..." "Non, non, lui répondis-je d'une voix étouffée, remettez-vous, taisez-vous, et couchez-vous..." Elle persiste dans son refus; je tiens ferme: elle se résigne: et nous voilà l'un à côté de l'autre.

LE MAÎTRE: Traître! scélérat! sais-tu quel crime tu vas commettre? Tu vas violer cette fille, sinon par la force, du moins par la terreur. Poursuivi au tribunal des lois, tu en éprouverais toute la rigueur réservée aux ravisseurs.

JACQUES: Je ne sais si je la violai, mais je sais bien que je ne lui fis pas de mal, et qu'elle ne m'en fit point. D'abord en détournant sa bouche de mes baisers, elle l'approcha de mon oreille et me dit tout bas: "Non, non, Jacques, non..." A ce mot, je fais semblant de sortir du lit, et de m'avancer vers l'escalier. Elle me retint, et me dit encore à l'oreille: "Je ne vous aurais jamais cru si méchant; je vois qu'il ne faut attendre de vous; aucune pitié; mais du moins, promettez moi, jurez moi...

- Quoi?

- Que Bigre n'en saura rien."

LE MAÎTRE: Tu promis, tu juras, et tout alla fort bien.

JACQUES: Et puis très bien encore.

LE MAÎTRE: Et puis encore très bien?

JACQUES: C'est précisément comme si vous y aviez été. Cependant, Bigre mon ami, impatient, soucieux et las de rôder autour de la maison sans me rencontrer, rentre chez son père qui lui dit avec humeur: "Tu as été bien longtemps pour rien..." Bigre lui répondit avec plus d'humeur encore: "Est-ce qu'il n'a pas fallu allégir par les deux bouts ce diable d'essieu qui s'est trouvé trop gros?

- Je t'en avais averti; mais tu n'en veux jamais faire qu'à ta tête.

- C'est qu'il est plus aisé d'en ôter que d'en remettre.

- Prends cette jante, et va finir à la porte.

- Pourquoi à la porte?

- C'est que le bruit de l'outil réveillerait Jacques, ton ami.

- Jacques!...

- Oui! Jacques, il est là-haut sur la soupente, qui repose. Ah! que les pères sont à plaindre; si ce n'est d'une chose, c'est d'une autre! Eh bien! te remueras-tu? Tandis que tu restes là comme un imbécile, la tête baissée, la bouche béante, et les bras pendants, la besogne ne se fait pas..." Bigre mon ami, furieux, s'élance vers l'escalier; Bigre mon parrain le retient en lui disant: "Où vas-tu? laisse dormir ce pauvre diable, qui est excédé de fatigue. A sa place, serais-tu bien aise qu'on troublât ton repos?"

LE MAÎTRE: Et Justine entendait encore tout cela?

JACQUES: Comme vous m'entendez.

LE MAÎTRE: Et que faisais-tu?

JACQUES: Je riais.

LE MAÎTRE: Et Justine?

JACQUES: Elle avait arraché sa cornette; elle se tirait par les cheveux; elle levait les yeux au ciel, du moins je le présume; elle se tordait les bras.

LE MAÎTRE: Jacques, vous êtes un barbare; vous avez un coeur de bronze.

JACQUES: Non, monsieur, non, j'ai de la sensibilité; mais je la réserve pour une meilleure occasion. Les dissipateurs de cette richesse en ont tant prodigué lorsqu'il en fallait être économe, qu'ils ne s'en trouvent plus quand il faudrait en être prodigue... Cependant je m'habille, et je descends. Bigre le père me dit: "Tu avais besoin de cela, cela t'a bien fait; quand tu es venu, tu avais l'air d'un déterré; et te revoilà! vermeil et frais comme l'enfant qui vient de têter. Le sommeil est une bonne chose!... Bigre, descends à la cave, et apporte une bouteille, afin que nous déjeunions. A présent, filleul, tu déjeuneras volontiers? -Très volontiers..." La bouteille est arrivée et placée sur l'établi; nous sommes debout autour. Bigre le père remplit son verre et le mien, Bigre le fils, en écartant le sien, dit d'un ton farouche: "Pour moi, je ne suis pas altéré si matin.

- Tu ne veux pas boire?

- Non.

- Ah! je sais ce que c'est; tiens, filleul, il y a de la Justine là-dedans; il aura passé chez elle, ou il ne l'aura pas trouvée, ou il l'aura surprise avec un autre; cette bouderie contre la bouteille n'est pas naturelle: c'est ce que je te dis.

MOI: Mais vous pourriez bien avoir deviné juste.

BIGRE LE FILS: Jacques, trêve de plaisanteries, placées ou déplacées, je ne les aime pas.

BIGRE LE PÈRE: Puisqu'il ne veut pas boire, il ne faut pas que cela nous en empêche. A ta santé, filleul.

MOI: A la vôtre, parrain; Bigre, mon ami, bois avec nous. Tu te chagrines trop pour peu de chose.

BIGRE LE FILS: Je vous ai déjà dit que je ne buvais pas.

MOI: Eh bien! si ton père l'a rencontré, que diable, tu la reverras, vous vous expliquerez, et tu conviendras que tu as tort.

BIGRE LE PÈRE: Eh! laisse-le faire; n'est-il pas juste que cette créature le châtie de la peine qu'il me cause? Ça, encore un coup, et venons à ton affaire. Je conçois qu'il faut que je te mène chez ton père; mais que veux-tu que je lui dise?

MOI: Tout ce que vous voudrez, tout ce que vous lui avez entendu dire cent fois lorsqu'il vous a ramené votre fils.

BIGRE LE PÈRE: Allons..."

Il sort, je le suis, nous arrivons à la porte de la maison; je le laisse entrer seul. Curieux de la conversation de Bigre le père et du mien, je me cache dans un recoin, derrière une cloison, d'où je ne perdis pas un mot.

BIGRE LE PÈRE: Allons, compère, il faut encore lui pardonner cette fois.

- Lui pardonner, et de quoi?

- Tu fais l'ignorant.

- Je ne le fais point, je le suis.

-Tu es fâché, et tu as raison de l'être.

- Je ne suis point fâché.

- Tu l'es, te dis-je.

- Si tu veux que je le sois, je ne demande pas mieux; mais que je sache auparavant la sottise qu'il a faite.

D'accord, trois fois, quatre fois; mais ce n'est pas coutume. On se trouve une bande de jeunes garçons et de jeunes filles; on boit, on rit, on danse; les heures se passent vite; et cependant la porte de la maison se ferme...

Bigre, en baissant la voix, ajouta: "Ils ne nous entendent pas; mais, de bonne foi, est-ce que nous avons été plus sages qu'eux à leur âge? Sais-tu qui sont les mauvais pères? Les mauvais pères, ce sont ceux qui ont oublié les fautes de leur jeunesse, Dis-moi, est-ce que nous n'avons jamais découché?

- Et toi, Bigre, mon compère, dis-moi, est ce que nous n'avons jamais pris d'attachement qui déplaisait à nos parents?

- Aussi je crie plus haut que je ne souffre. Fais de même.

- Mais Jacques n'a point découché, du moins cette nuit, j'en suis sûr.

- Eh bien! si ce n'est pas celle-ci, c'est une autre. Tant y a que tu n'en veux point à ton garçon?

- Non.

- Et quand je serai parti tu ne le maltraiteras pas?

- Aucunement.

- Tu m'en donnes ta parole?

- Je te la donne.

- Ta parole d'honneur?

- Ma parole d'honneur.

- Tout est dit, et je m'en retourne..."

Comme mon parrain Bigre était sur le seuil, mon père, lui frappant doucement sur l'épaule, lui disait: "Bigre, mon ami, il y a ici quelque anguille sous roche; ton garçon et le mien sont deux futés matois; et je crains bien qu'ils ne nous en aient donné d'une à garder aujourd'hui; mais, avec le temps cela se découvrira. Adieu, compère."

LE MAÎTRE: Et quelle fut la fin de l'aventure entre Bigre ton ami et Justine?

JACQUES: Comme elle devait être. Il se fâcha, elle se fâcha plus fort que lui; elle pleura, il s'attendrit; elle lui jura que j'étais le meilleur ami qu'il eût; je lui jurai qu'elle était la plus honnête fille du village. Il nous crut, nous demanda pardon, nous en aima et nous en estima davantage tous deux. Et voilà le commencement, le milieu et la fin de la perte de mon pucelage. A présent, Monsieur, je voudrais bien que vous m'apprissiez le but moral de cette impertinente histoire.

LE MAÎTRE: A mieux connaître les femmes.

JACQUES: Et vous aviez besoin de cette leçon?

LE MAÎTRE: A mieux connaître les amis.

JACQUES: Et vous avez jamais cru qu'il y en eût un seul qui tînt rigueur à votre femme ou à votre fille, si elle s'était proposé sa défaite?

LE MAÎTRE: A mieux connaître les pères et les enfants.

JACQUES: Allez, Monsieur, ils ont été de tout temps, et seront à jamais, alternativement dupes les uns des autres.

LE MAÎTRE: Ce que tu dis là sont autant de vérités éternelles, mais sur lesquelles on ne saurait trop insister. Quel que soit le récit que tu m'as promis après celui-ci, sois sûr qu'il ne sera vide d'instruction que pour un sot; et continue."

 

Lecteur, il me vient un scrupule, c'est d'avoir fait honneur à Jacques ou à son maître de quelques réflexions qui vous appartiennent de droit; si cela est, vous pouvez les reprendre sans qu'ils s'en formalisent. J'ai cru m'apercevoir que le mot Bigre vous déplaisait. Je voudrais bien savoir pourquoi. C'est le vrai nom de famille de mon charron; les extraits baptistaires, extraits mortuaires, contrats de mariage en sont signés Bigre. Les descendants de Bigre, qui occupent aujourd'hui la boutique, s'appellent Bigre. Quand leurs enfants, qui sont jolis, passent dans la rue, on dit: "Voilà les petits Bigres." Quand vous prononcez le nom de Boule, vous vous rappelez le plus grand ébéniste que vous ayez eu. On ne prononce point encore dans la contrée de Bigre le nom de Bigre sans se rappeler le plus grand charron dont on ait mémoire. Le Bigre, dont on lit le nom à la fin de tous les livres d'offices pieux du commencement de ce siècle, fut un de ses parents. Si jamais un arrière-neveu de Bigre se signale par quelque grande action, le nom personnel de Bigre ne sera pas moins imposant pour vous que celui de César ou de Condé. C'est qu'il y a Bigre et Bigre, comme Guillaume et Guillaume. Si je dis Guillaume tout court, ce ne sera ni le conquérant de la Grande Bretagne, ni le marchand de drap de l'Avocat Patelin; le nom de Guillaume tout court ne sera ni héroïque ni bourgeois: ainsi de Bigre. Bigre tout court n'est ni le fameux charron ni quelqu'un de ses plats ancêtres ou de ses plats descendants. En bonne foi, un nom personnel peut-il être de bon ou de mauvais goût? Les rues sont pleines de mâtins qui s'appellent Pompée. Défaites-vous donc de votre fausse délicatesse, ou j'en userai avec vous comme milord Chatham avec les membres du parlement; il leur dit: "Sucre, Sucre, Sucre; qu'est ce qu'il y a de ridicule là-dedans?..." Et moi, je vous dirai: "Bigre Bigre, Bigre; pourquoi ne s'appellerait-on pas Bigre?" C'est, comme le disait un officier à son général le grand Condé, qu'il y a un fier Bigre comme Bigre le charron; un bon Bigre, comme vous et moi; de plats Bigres, comme une infinité d'autres.

 

JACQUES. C'était un jour de noces; frère Jean avait marié la fille d'un de ses voisins. J'étais garçon de fête. On m'avait placé à table entre les deux goguenards de la paroisse; j'avais l'air d'un grand nigaud, quoique je ne le fusse pas tant qu'ils le croyaient. Ils me firent quelques questions sur la nuit de la mariée; j'y répondis assez bêtement, et les voilà qui éclatent de rire, et les femmes de ces deux plaisants à crier de l'autre bout: "Qu'est-ce qu'il y a donc? vous êtes bien joyeux là-bas? - C'est que c'est par trop drôle, répondit un de nos maris à sa femme; je te conterai cela ce soir." L'autre, qui n'était pas moins curieuse, fit la même question à son mari, qui lui fit la même réponse. Le repas continue, et les questions et mes balourdises, et les éclats de rire et la surprise des femmes. Après le repas, la danse; après la danse, le coucher des époux, le don de la jarretière, moi dans mon lit, et mes goguenards dans les leurs, racontant à leurs femmes la chose incompréhensible, incroyable, c'est qu'à vingt-deux ans, grand et vigoureux comme je l'étais, assez bien de figure, alerte et point sot, j'étais aussi neuf, mais aussi neuf qu'au sortir du ventre de ma mère, et les deux femmes de s'en émerveiller ainsi que leurs maris. Mais, dès le lendemain, Suzanne me fit signe et me dit: "Jacques, n'as-tu rien à faire?

- Non, voisine! qu'est-ce qu'il y a pour votre service?

- Je voudrais... je voudrais...", et en disant je voudrais, elle me serrait la main et me regardait si singulièrement; "je voudrais que tu prisses notre serpe et que tu vinsses dans la commune m'aider à couper deux ou trois bourrées, car c'est une besogne trop forte pour moi seule.

- Très volontiers, madame Suzanne..."

Je prends la serpe, et nous allons. Chemin faisant, Suzanne se laissait tomber la tête sur mon épaule, me prenait le menton, me tirait les oreilles, me pinçait les côtés. Nous arrivons. L'endroit était en pente. Suzanne se couche à terre tout de son long à la place la plus élevée, les pieds éloignés l'un de l'autre et les bras passés par dessus la tête. J'étais au dessous d'elle, jouant de la serpe sur le taillis, et Suzanne repliait ses jambes, approchant ses talons de ses fesses; ses genoux élevés rendaient ses jupons fort courts, et je jouais toujours de la serpe sur le taillis, ne regardant guère où je frappais et frappant souvent à côté. Enfin, Suzanne me dit: "Jacques, est-ce que tu ne finiras pas bientôt?

- Quand vous voudrez, madame Suzanne.

- Est ce que tu ne vois pas, dit-elle à demi-voix, que je veux que tu finisses?..." Je finis donc, je repris haleine, et je finis encore; et Suzanne...

LE MAÎTRE: T'ôtait ton pucelage que tu n'avais pas?

JACQUES: Il est vrai; mais Suzanne ne s'y méprit pas, et de sourire et de me dire: "Tu en as donné d'une bonne à garder à notre homme; et tu es un fripon.

- Que voulez-vous dire, madame Suzanne?

- Rien, rien; tu m'entends de reste. Trompe-moi encore quelquefois de même, et je te le pardonne..." Je reliai ses bourrées, je les pris sur mon dos et nous revînmes, elle à sa maison, moi à la nôtre.

LE MAÎTRE: Sans faire une pause en chemin?

JACQUES: Non.

LE MAÎTRE: Il n'y avait donc pas loin de la commune au village?

JACQUES: Pas plus loin que du village à la commune.

LE MAÎTRE: Elle ne valait que cela?

JACQUES: Elle valait peut-être davantage pour un autre, pour un autre jour: chaque moment a son prix.

A quelque temps de là, dame Marguerite, c'était la femme de notre autre goguenard, avait du grain à faire moudre et n'avait pas le temps d'aller au moulin; elle vint demander à mon père un de ses garçons qui y allât pour elle. Comme j'étais le plus grand, elle ne doutait pas que le choix de mon père ne tombât sur moi, ce qui ne manqua pas d'arriver. Dame Marguerite sort; je la suis; je charge le sac sur son âne et je le conduis seul au moulin. Voilà son grain moulu, et nous nous en revenions, l'âne et moi, assez tristes, car je pensais que j'en serais pour ma corvée. Je me trompais. Il y avait entre le village et le moulin un petit bois à passer; ce fut là que je trouvai dame Marguerite assise au bord de la voie. Le jour commençait à tomber. "Jacques, me dit-elle, enfin te voilà! Sais-tu qu'il y a plus d'une mortelle heure que je t'attends?..."

Lecteur, vous êtes aussi trop pointilleux. D'accord, la mortelle heure est des dames de la ville et la grande heure, de dame Marguerite.

JACQUES: C'est que l'eau était basse, que le moulin allait lentement, que le meunier était ivre et que, quelque diligence que j'aie faite, je n'ai pu revenir plus tôt.

MARGUERITE: Assieds-toi là, et jasons un peu.

JACQUES: Dame Marguerite, je le veux bien...

Me voilà assis à côté d'elle pour jaser et cependant nous gardions le silence tous deux. Je lui dis donc: "Mais, dame Marguerite, vous ne me dites mot, et nous ne jasons pas.

MARGUERITE: C'est que je rêve à ce que mon mari m'a dit de toi.

JACQUES: Ne croyez rien de ce que votre mari vous a dit; c'est un gausseur.

MARGUERITE: Il m'a assuré que tu n'avais jamais été amoureux.

JACQUES: Oh! pour cela il a dit vrai.

MARGUERITE: Quoi! Jamais de ta vie?

JACQUES: De ma vie.

MARGUERITE: Comment! à ton âge, tu ne saurais pas ce que c'est qu'une femme?

JACQUES: Pardonnez-moi, dame Marguerite.

MARGUERITE: Et qu'est-ce que c'est qu'une femme?

JACQUES: Une femme?

MARGUERITE: Oui, une femme.

JACQUES: Attendez... C'est un homme qui a un cotillon, une cornette et de gros tétons.

LE MAÎTRE: Ah! scélérat!

JACQUES: L'autre ne s'y était pas trompée; et je voulais que celle-ci s'y trompât. A ma réponse, dame Marguerite fit des éclats de rire qui ne finissaient point; et moi, tout ébahi, je lui demandai ce qu'elle avait tant à rire. Dame Marguerite me dit qu'elle riait de ma simplicité. "Comment! grand comme tu es, vrai, tu n'en saurais pas davantage?

- Non, dame Marguerite."

Là-dessus dame Marguerite se tut, et moi aussi.

"Mais, dame Marguerite, lui dis-je encore, nous nous sommes assis pour jaser et voilà que vous ne dites mot et que nous ne jasons pas. Dame Marguerite, qu'avez-vous? vous rêvez.

MARGUERITE: Oui, je rêve... je rêve... je rêve..."

En prononçant ces je rêve, sa poitrine s'élevait, sa voix s'affaiblissait, ses membres tremblaient, ses yeux s'étaient fermés, sa bouche était entrouverte; elle poussa un profond soupir; elle défaillit, et je fis semblant de croire qu'elle était morte, et me mis à crier du ton de l'effroi: "Dame Marguerite! dame Marguerite! parlez-moi donc! dame Marguerite, est-ce que vous vous trouvez mal?

MARGUERITE: Non, mon enfant; laisse-moi un moment en repos... Je ne sais ce qui m'a prise... Cela m'est venu subitement.

LE MAÎTRE: Elle mentait.

JACQUES: Oui, elle mentait.

MARGUERITE: C'est que je rêvais.

JACQUES: Rêvez-vous comme cela la nuit à côté de votre mari?

MARGUERITE: Quelquefois.

JACQUES: Cela doit l'effrayer.

MARGUERITE: Il y est fait...

Marguerite revint peu à peu de sa défaillance, et dit: Je rêvais qu'à la noce, il y a huit jours, notre homme et celui de la Suzanne se sont moqués de toi; cela m'a fait pitié, et je me suis trouvée toute je ne sais comment.

JACQUES: Vous êtes trop bonne.

MARGUERITE: Je n'aime pas qu'on se moque. Je rêvais qu'à la première occasion ils recommenceraient de plus belle, et que cela me fâcherait encore.

JACQUES: Mais il ne tiendrait qu'à vous que cela n'arrivât plus.

MARGUERITE: Et comment?

JACQUES: En m'apprenant...

MARGUERITE: Et quoi?

JACQUES: Ce que j'ignore, et ce qui faisait tant rire votre homme et celui de la Suzanne, qui ne riraient plus.

MARGUERITE: Oh! non, non. Je sais bien que tu es un bon garçon, et que tu ne le dirais à personne; mais je n'oserais.

JACQUES: Et pourquoi?

MARGUERITE: C'est que je n'oserais.

JACQUES: Ah! dame Marguerite, apprenez-moi, je vous prie, je vous en aurai la plus grande obligation, apprenez-moi..." En la suppliant ainsi, je lui serrais les mains et elle me les serrait aussi; je lui baisais les yeux, et elle me baisait la bouche. Cependant il faisait tout à fait nuit. Je lui dis donc: "Je vois bien, dame Marguerite, que vous ne me voulez pas assez de bien pour m'apprendre; j'en suis tout à fait chagrin. Allons, levons-nous, retournons-nous-en..." Dame Marguerite se tut; elle reprit une de mes mains, je ne sais où elle la conduisit, mais le fait est que je m'écriai: "Il n'y a rien! il n'y a rien!"

LE MAÎTRE: Scélérat! double scélérat!

JACQUES: Le fait est qu'elle était fort déshabillée, et que je l'étais beaucoup aussi. Le fait est que j'avais toujours la main où il n'y avait rien chez elle, et qu'elle avait placé sa main où cela n'était pas tout à fait de même chez moi. Le fait est que je me trouvai sous elle et par conséquent elle sur moi. Le fait est que, ne la soulageant d'aucune fatigue, il fallait bien qu'elle la prît tout entière. Le fait est qu'elle se livrait à mon instruction de si bon coeur, qu'il vint un instant où je crus qu'elle en mourrait. Le fait est qu'aussi troublé qu'elle et ne sachant ce que je disais, je m'écriai: Ah! dame Suzanne, que vous me faites aise!"

LE MAÎTRE: Tu veux dire dame Marguerite.

JACQUES: Non, non. Le fait est que je pris un nom pour un autre et qu'au lieu de dire dame Marguerite, je dis dame Suzon. Le fait est que j'avouai à dame Marguerite que ce qu'elle croyait m'apprendre ce jour-là, dame Suzon me l'avait appris, un peu diversement, à la vérité, il y avait trois ou quatre jours. Le fait est qu'elle me dit: "Quoi! c'est Suzon et non pas moi?..." Le fait est que je répondis: "Ce n'est ni l'une ni l'autre." Le fait est que, tout en se moquant d'elle-même, de Suzon, des deux maris, et qu'en me disant de petites injures, je me trouvai sur elle, et par conséquent elle sous moi, et qu'en m'avouant que cela lui avait fait bien du plaisir, mais pas autant que de l'autre manière, elle se retrouva sur moi, et par conséquent moi sous elle. Le fait est qu'après quelque temps de repos et de silence, je ne me trouvai ni elle dessous, ni moi dessus, ni elle dessus, ni moi dessous; car nous étions l'un et l'autre sur le côté; qu'elle avait la tête penchée en devant et les deux fesses collées contre mes deux cuisses. Le fait est que, si j'avais été moins savant, la bonne dame Marguerite m'aurait appris tout ce qu'on peut apprendre. Le fait est que nous eûmes bien de la peine à regagner le village. Le fait est que mon mal de gorge est fort augmenté, et qu'il n'y a pas d'apparences que je puisse parler de quinze jours.

LE MAÎTRE: Et tu n'as pas revu ces femmes?

JACQUES: Pardonnez-moi, plus d'une fois.

LE MAÎTRE: Toutes deux?

JACQUES: Toutes deux.

LE MAÎTRE: Elles ne se sont pas brouillées?

JACQUES: Utiles l'une à l'autre, elles s'en sont aimées davantage.

LE MAÎTRE: Les nôtres en auraient bien fait autant, mais chacune avec son chacun... Tu ris.

JACQUES: Toutes les fois que je me rappelle le petit homme criant, jurant, écumant, se débattant de la tête, des pieds, des mains, de tout le corps, et prêt à se jeter du haut du fenil en bas, au hasard de se tuer, je ne saurais m'empêcher d'en rire.

LE MAÎTRE: Et ce petit homme, qui est-il? Le mari de la dame Suzon?

JACQUES: Non.

LE MAÎTRE: Le mari de la dame Marguerite?

JACQUES: Non... Touiours le même: il en a, pour tant qu'il vivra.

LE MAÎTRE: Qui est-il donc?

 

Jacques ne répondit point à cette question, et le maître ajouta: "Dis-moi seulement qui était le petit homme.

JACQUES: Un jour un enfant, assis au pied du comptoir d'une lingère, criait de toute sa force. La marchande importunée de ses cris, lui dit: "Mon ami, pourquoi criez-vous?

- C'est qu'ils veulent me faire dire A.

- Et pourquoi ne voulez-vous pas dire A?

- C'est que je n'aurai pas si tôt dit A, qu'ils voudront me faire dire B..."

C'est que je ne vous aurai pas si tôt dit le nom du petit homme, qu'il faudra que je vous dise le reste.

LE MAÎTRE: Peut être.

JACQUES: Cela est sûr.

LE MAÎTRE: Allons, mon ami Jacques, nomme-moi le petit homme. Tu t'en meurs d'envie, n'est-ce pas? Satisfais-toi.

JACQUES: C'était une espèce de nain, bossu, crochu, bègue, borgne, jaloux, paillard, amoureux et peut être aimé de Suzon. C'était le vicaire du village."

 

Jacques ressemblait à l'enfant de la lingère comme deux gouttes d'eau, avec cette différence que, depuis son mal de gorge, on avait de la peine à lui faire dire A, mais une fois en train, il allait de lui-même jusqu'à la fin de l'alphabet.

"J'étais dans la grange de Suzon, seul avec elle.

LE MAÎTRE: Et tu n'y étais pas pour rien?

JACQUES: Non. Lorsque le vicaire arrive, il prend de l'humeur, il gronde, il demande impérieusement à Suzon ce qu'elle faisait en tête à tête avec le plus débauché des garçons du village, dans l'endroit le plus reculé de la chaumière.

LE MAÎTRE: Tu avais déjà de la réputation, à ce que je vois.

JACQUES: Et assez bien méritée. Il était vraiment fâché; à ce propos il en ajouta d'autres encore moins obligeants. Je me fâche de mon côté. D'injure en injure nous en venons aux mains. Je saisis une fourche, je la lui passe entre les jambes, fourchon d'ici, fourchon de là, et le lance sur le fenil, ni plus ni moins, comme une botte de paille.

LE MAÎTRE: Et ce fenil était haut?

JACQUES: De dix pieds au moins, et le petit homme n'en serait pas descendu sans se rompre le cou.

LE MAÎTRE: Après?

JACQUES: Après, j'écarte le fichu de Suzon, je lui prends la gorge, je la caresse, elle se défend comme cela. Il y avait là un bât d'âne dont la commodité nous était connue; je la pousse sur ce bât.

LE MAÎTRE: Tu relèves ses jupons?

JACQUES: Je relève ses jupons.

LE MAÎTRE: Et le vicaire voyait cela?

JACQUES: Comme je vous vois.

LE MAÎTRE: Et il se taisait?

JACQUES: Non pas, s'il vous plaît. Ne se contenant plus de rage, il se mit à crier: "Au meu... meu... meurtre! au feu... feu... feu!... au vo.. au vo... au voleur!..." Et voilà le mari que nous croyions loin qui accourt.

LE MAÎTRE: J'en suis fâché: je n'aime pas les prêtres.

JACQUES: Et vous auriez été enchanté que sous les yeux de celui-ci...

LE MAÎTRE: J'en conviens.

JACQUES: Suzon avait eu le temps de se relever; je me rajuste, me sauve, et c'est Suzon qui m'a raconté ce qui suit. Le mari qui voit le vicaire perché sur le fenil, se met à rire. Le vicaire lui disait: "Ris... ris... ris bien... so... so... sot que tu es..." Le mari de lui obéir, de rire de plus belle, et de lui demander qui est-ce qui l'a niché là: Le vicaire: "Met... met... mets-moi à te... te.... terre." Le mari de rire encore, et de lui demander comment il faut qu'il s'y prenne: Le vicaire: "Co... co... comme j'y... j'y... j'y suis mon... mon... monté, a... a... avec la fou... fou... fourche... - Par sanguienne, vous avez raison; voyez ce que c'est que d'avoir étudié?..." Le mari prend la fourche, la présente au vicaire; celui-ci s'enfourche comme je l'avais enfourché; le mari lui fait faire un ou deux tours de grange au bout de l'instrument de basse cour, accompagnant cette promenade d'une espèce de chant en faux bourdon; et le vicaire criait: "Dé... dé... descends-moi, ma... ma... maraud, me... me dé... dé... descendras... dras-tu?..." Et le mari lui disait: "A quoi tient-il, monsieur le vicaire, que je ne vous montre ainsi dans toutes les rues du village? On n'y aurait jamais vu une aussi belle procession..." Cependant le vicaire en fut quitte pour la peur, et le mari le mit à terre. Je ne sais ce qu'il dit alors au mari, car Suzon s'était évadée; mais j'entendis: "Ma... ma... malheureux! tu... tu... fra... fra... frappes un... un... prê... prê... prêtre; je... je... t'e... t'ex... co... co... communie; tu... tu... se... seras da... da... damné..." C'était le petit homme qui parlait: et c'était le mari qui le pourchassait à coups de fourche. J'arrive avec beaucoup d'autres; d'aussi loin que le mari m'aperçut, mettant sa fourche en arrêt. "Approche, approche", me dit-il.

LE MAÎTRE: Et Suzon?

JACQUES: Elle s'en tira.

LE MAÎTRE: Mal?

JACQUES: Non; les femmes s'en tirent toujours bien quand on ne les a pas surprises en flagrant délit... De quoi riez-vous?

LE MAÎTRE: De ce qui me fera rire, comme toi, toutes les fois que je me rappellerai le petit prêtre au bout de la fourche du mari.

JACQUES: Ce fut peu de temps après cette aventure, qui vint aux oreilles de mon père et qui en rit aussi, que je m'engageai, comme je vous ai dit..."

 

Après quelques moments de silence ou de toux de la part de Jacques, disent les uns, ou après avoir encore ri, disent les autres, le maître s'adressant à Jacques, lui dit: "Et l'histoire de tes amours?" - Jacques hocha de la tête et ne répondit pas.

 

Comment un homme de sens, qui a des moeurs, qui se pique de philosophie, peut-il s'amuser à débiter des contes de cette obscénité? - Premièrement, lecteur, ce ne sont pas des contes, c'est une histoire, et je ne me sens pas plus coupable, et peut être moins, quand j'écris les sottises de Jacques, que Suétone quand il nous transmet les débauches de Tibère. Cependant vous lisez Suétone, et vous ne lui faites aucun reproche. Pourquoi ne froncez-vous pas le sourcil à Catulle, à Martial, à Horace, à Juvénal, à Pétrone, à La Fontaine et à tant d'autres? Pourquoi ne dites-vous pas au stoïcien Sénèque: Quel besoin avons-nous de la crapule de votre esclave aux miroirs concaves?" Pourquoi n'avez-vous de l'indulgence que pour les morts? Si vous fléchissiez un peu à cette partialité, vous verriez qu'elle naît de quelque principe vicieux. Si vous êtes innocent, vous ne me lirez pas; si vous êtes corrompu, vous me lirez sans conséquence. Et puis, si ce que je vous dis là ne vous satisfait pas, ouvrez la préface de Jean Baptiste Rousseau, et vous y trouverez mon apologie. Quel est celui d'entre vous qui osât blâmer Voltaire d'avoir composé la Pucelle? Aucun. Vous avez donc deux balances pour les actions des hommes? "Mais, dites-vous, la Pucelle de Voltaire est un chef-d'oeuvre! -Tant pis, puisqu'on ne l'en lira que davantage: Et votre Jacques n'est qu'une insipide rhapsodie de faits les uns réels, les autres imaginés, écrits sans grâce et distribués sans ordre: Tant mieux, mon Jacques en sera moins lu. De quelque côté que vous vous tourniez, vous avez tort. Si mon ouvrage est bon, il vous fera plaisir; s'il est mauvais, il ne fera point de mal. Point de livre plus innocent qu'un mauvais livre. Je m'amuse à écrire sous des noms empruntés les sottises que vous faites; vos sottises me font rire; mon écrit vous donne de l'humeur. Lecteur, à vous parler franchement, je trouve que le plus méchant de nous deux, ce n'est pas moi. Que je serais satisfait s'il m'était aussi facile de me garantir de vos noirceurs, qu'à vous de l'ennui ou du danger de mon ouvrage! Vilains hypocrites, laissez-moi en repos. F...tez comme des ânes débâtés; mais permettez-moi que je dise f...tre; je vous passe l'action, passez-moi le mot. Vous prononcez hardiment tuer, voler, trahir, et l'autre vous ne l'oseriez qu'entre les dents! Est-ce que moins vous exhalez de ces prétendues impuretés en paroles, plus il vous en reste dans la pensée? Et que vous a fait l'action génitale, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour en exclure le signe de vos entretiens, et pour imaginer que votre bouche, vos yeux et vos oreilles en seraient souillés? Il est bon que les expressions les moins usitées, les moins écrites, les mieux tues soient les mieux sues et les plus généralement connues; aussi cela est; aussi le mot futuo n'est-il pas moins familier que le mot pain; nul âge ne l'ignore, nul idiome n'en est privé! Il a mille synonymes dans toutes les langues, il s'imprime en chacune sans être exprimé, sans voix, sans figure, et le sexe qui le fait le plus a usage de le taire le plus. Je vous entends encore, vous vous écriez: "Fi, le cynique! Fi, l'impudent! Fi, le sophiste!..." Courage, insultez bien un auteur estimable que vous avez sans cesse entre les mains, et dont je ne suis ici que le traducteur. La licence de son style m'est presque un garant de la pureté de ses moeurs; c'est Montaigne. Lasciva est nobis pagina, vita proba.

Jacques et son maître passèrent le reste de la journée sans desserrer les dents. Jacques toussait, et son maître disait: "Voilà une cruelle toux!" regardait à sa montre l'heure qu'il était sans le savoir, ouvrait sa tabatière sans s'en douter, et prenait sa prise de tabac sans le sentir; ce qui me le prouve, c'est qu'il faisait ces choses trois ou quatre fois de suite et dans le même ordre. Un moment après, Jacques toussait encore, et son maître disait: "Quelle diable de toux! Aussi tu t'en es donné du vin de l'hôtesse jusqu'au noeud de la gorge. Hier au soir, avec le secrétaire, tu ne t'es pas ménagé davantage; quand tu remontas tu chancelais, tu ne savais pas ce que tu disais; et aujourd'hui tu as fait dix haltes, et je gage qu'il ne reste pas une goutte de vin dans ta gourde?..." Puis il grommelait entre ses dents, regardait à sa montre, et régalait ses narines. J'ai oublié de vous dire, lecteur, que Jacques n'allait jamais sans une gourde remplie du meilleur; elle était suspendue à l'arçon de sa selle. A chaque fois que son maître interrompait son récit par quelque question un peu longue, il détachait sa gourde, en buvait un coup à la régalade, et ne la remettait à sa place que quand son maître avait cessé de parler. J'avais encore oublié de vous dire que, dans les cas qui demandaient de la réflexion, son premier mouvement était d'interroger sa gourde. Fallait-il résoudre une question de morale, discuter un fait, préférer un chemin à un autre, entamer, suivre ou abandonner une affaire, peser les avantages ou les désavantages d'une opération de politique, d'une spéculation de commerce ou de finance, la sagesse ou la folie d'une loi, le sort d'une guerre, le choix d'une auberge, dans une auberge le choix d'un appartement, dans un appartement le choix d'un lit, son premier mot était: "Interrogeons la gourde." Son dernier était: "C'est l'avis de la gourde et le mien." Lorsque le destin était muet dans sa tête, il s'expliquait par sa gourde, c'était une espèce de Pythie portative, silencieuse aussitôt qu'elle était vide. A Delphes, la Pythie, ses cotillons retroussés, assise à cul nu sur le trépied, recevait son inspiration de bas en haut; Jacques, sur son cheval, la tête tournée vers le ciel, sa gourde débouchée et le goulot incliné vers sa bouche, recevait son inspiration de haut en bas. Lorsque la Pythie et Jacques prononçaient leurs oracles, ils étaient ivres tous les deux. Il prétendait que l'Esprit-Saint était descendu sur les apôtres dans une gourde; il appelait la Pentecôte la fête des gourdes. Il a laissé un petit traité de toutes sortes de divinations, traité profond dans lequel il donne la préférence à la divination de Bacbuc ou par la gourde. Il s'inscrit en faux, malgré toute la vénération qu'il lui portait, contre le curé de Meudon qui interrogeait la dive Bacbuc par le choc de la panse. "J'aime Rabelais, dit-il, mais j'aime mieux la vérité que Rabelais." Il 1'appelle hérétique Engastrimyte; et il prouve par cent raisons, meilleures les unes que les autres, que les vrais oracles de Bacbuc ou de la gourde ne se faisaient entendre que par le goulot. Il compte au rang des sectateurs distingués de Bacbuc, des vrais inspirés de la gourde dans ces derniers siècles, Rabelais, la Fare, Chapelle, Chaulieu, La Fontaine, Molière, Panard, Gallet, Vadé. Platon et Jean-Jacques Rousseau, qui prônèrent le bon vin sans en boire, sont à son avis de faux frères de la gourde. La gourde eut autrefois quelques sanctuaires célèbres; la Pomme-de-pin, le Temple de la Guinguette, sanctuaires dont il écrit l'histoire séparément. Il fait la peinture la plus magnifique de l'enthousiasme, de la chaleur, du feu dont les Bacbutiens ou Périgourdins étaient et furent encore saisis de nos jours, lorsque sur la fin du repas, les coudes appuyés sur la table, la dive Bacbuc ou la gourde sacrée leur apparaissait, était déposée au milieu d'eux, sifflait, jetait sa coiffe loin d'elle, et couvrait ses adorateurs de son écume prophétique. Son manuscrit est décoré de deux portraits, au bas desquels on lit: Anacréon et Rabelais, l'un parmi tes anciens, l'autre parmi les modernes, souverains pontifes de la gourde.

Et Jacques s'est servi du terme engastrimyte?... Pourquoi pas, lecteur? Le capitaine de Jacques était Bacbutien; il a pu connaître cette expression, et Jacques, qui recueillait tout ce qu'il disait, se la rappeler; mais la vérité, c'est que l'Engastrimyte est de moi, et qu'on lit sur le texte original: Ventriloque.

Tout cela est fort beau, ajoutez-vous; mais les amours de Jacques? - Les amours de Jacques, il y a que Jacques qui les sache; et le voilà tourmenté d'un mal de gorge qui réduit son maître à sa montre et à sa tabatière; indigence qui l'afflige autant que vous: Qu'allons-nous donc devenir? - Ma foi, je n'en sais rien. Ce serait bien ici le cas d'interroger la dive Bacbuc ou la gourde sacrée; mais son culte tombe, ses temples sont déserts. Ainsi qu'à la naissance de notre divin Sauveur, les oracles du paganisme cessèrent; à la mort de Gallet, les oracles de Bacbuc furent muets; aussi plus de grands poèmes, plus de ces morceaux une éloquence sublime; plus de ces productions marquées au coin de l'ivresse et du génie; tout est raisonné, compassé, académique et plat. O dive Bacbuc! ô gourde sacrée! ô divinité de Jacques! Revenez au milieu de nous!... Il me prend envie, lecteur, de vous entretenir de la naissance de la dive Bacbuc, des prodiges qui l'accompagnèrent et qui la suivirent, des merveilles de son règne et des désastres de sa retraite; et si le mal de gorge de notre ami Jacques dure, et que son maître s'opiniâtre à garder le silence, il faudra bien que vous vous contentiez de cet épisode, que je tâcherai de pousser jusqu'à ce que Jacques guérisse et reprenne l'histoire de ses amours...

 

Il y a ici une lacune vraiment déplorable dans la conversation de Jacques et de son maître. Quelque jour un descendant de Nodot, du président de Brosses, de Freinshémius, ou du père Brottier, la remplira peut-être: et les descendants de Jacques ou de son maître, propriétaires du manuscrit, en riront beaucoup.

Il parait que Jacques, réduit au silence par son mal de gorge, suspendit l'histoire de ses amours; et que son maître commença l'histoire des siennes. Ce n'est ici qu'une conjecture que je donne pour ce qu'elle vaut. Après quelques lignes ponctuées qui annoncent la lacune, on lit: "Rien n'est plus triste dans ce monde que d'être un sot..." Est-ce Jacques qui profère cet apophtegme? Est-ce son maître? Ce serait le sujet d'une longue et épineuse dissertation. Si Jacques était assez insolent pour adresser ces mots à son maître, celui-ci était assez franc pour se les adresser à lui-même. Quoi qu'il en soit, il est évident, il est très évident que c'est le maître qui continue.

LE MAÎTRE: C'était la veille de sa fête, et je n'avais point d'argent. Le chevalier de Saint-Ouin, mon intime ami, n'était jamais embarrassé de rien. "Tu n'as point d'argent? me dit-il.

- Non.

- Eh bien! il n'y a qu'à en faire.

- Et tu sais comme on en fait?

- Sans doute." Il s'habille, nous sortons, et il me conduit à travers plusieurs rues détournées dans une petite maison obscure, où nous montons par un petit escalier sale, à un troisième, où j'entre dans un appartement assez spacieux et singulièrement meublé. Il y avait entre autres choses trois commodes de front, toutes trois de formes différentes; par-derrière celle du milieu un grand miroir à chapiteau trop haut pour le plafond, en sorte qu'un bon demi-pied de ce miroir était caché par la commode; sur ces commodes des marchandises de toute espèce; deux trictracs; autour de l'appartement, des chaises assez belles, mais pas une qui eût sa pareille; au pied d'un lit sans rideaux une superbe duchesse; contre une des fenêtres une volière sans oiseaux, mais toute neuve; à l'autre fenêtre un lustre suspendu par un manche à balai, et le manche à balai portant des deux bouts sur les dossiers de deux mauvaises chaises de paille; et puis de droite et de gauche des tableaux, les uns attachés aux murs, les autres en pile.

JACQUES: Cela sent le faiseur d'affaires d'une lieue à la ronde.

LE MAÎTRE: Tu l'as deviné. Et voilà le chevalier et M. Le Brun (c'est le nom de notre brocanteur et courtier d'usure) qui se précipitent dans les bras l'un de l'autre... "Eh! c'est vous, monsieur le chevalier?

- Eh oui, c'est moi, mon cher Le Brun.

- Mais que devenez-vous donc? Il y a une éternité qu'on ne vous a vu. Les temps sont bien tristes; n'est-il pas vrai?

-Très tristes, mon cher Le Brun. Mais il ne s'agit pas de cela; écoutez-moi, j'aurais un mot à vous dire."

Je m'assieds. Le chevalier et Le Brun se retirent dans un coin, et se parlent. Je ne puis te rendre de leur conversation que quelques mots que je surpris à la volée...

"Il est bon?

- Excellent.

- Majeur?

- Très majeur.

- C'est le fils?

- Le fils.

- Savez-vous que nos deux dernières affaires?...

- Parlez plus bas.

- Le père?

- Riche.

- Vieux?

- Et caduc."

Le Brun à haute-voix: "Tenez, monsieur le chevalier, je ne veux plus me mêler de rien, cela a toujours des suites fâcheuses. C'est votre ami, à la bonne heure! Monsieur a tout à fait l'air d'un galant homme; mais...

- Mon cher Le Brun!

- Je n'ai point d'argent.

- Mais vous avez des connaissances!

- Ce sont tous des gueux, de fieffés fripons. Monsieur le chevalier, n'êtes-vous point las de passer par ces mains-là?

- Nécessité n'a point de loi.

- La nécessité qui vous presse est une plaisante nécessité, une bouillotte, une partie de la belle, quelque fille.

- Cher ami!...

- C'est toujours moi, je suis faible comme un enfant; et puis vous, je ne sais pas à qui vous ne feriez pas fausser un serment. Allons, sonnez donc afin que je sache si Fourgeot est chez lui... Non, ne sonnez pas, Fourgeot vous mènera chez Merval.

- Pourquoi pas vous?

- Moi! j'ai juré que cet abominable Merval ne travaillerait jamais ni pour moi ni pour mes amis. Il faudra que vous répondiez pour monsieur, qui peut-être, qui est sans doute un honnête homme; que je réponde pour vous à Fourgeot, et que Fourgeot réponde pour moi à Merval..."

Cependant la servante était entrée en disant: "C'est chez M. Fourgeot?"

Le Brun à sa servante: "Non, ce n'est chez personne... Monsieur le chevalier, je ne saurais absolument je ne saurais..."

Le chevalier l'embrasse, le caresse: "Mon cher Le Brun! mon cher ami!..." Je m'approche, je joins mes instances à celles du chevalier: "Monsieur Le Brun! mon cher monsieur!..."

Le Brun se laisse persuader.

La servante qui souriait de cette momerie part, et dans un clin d'oeil reparaît avec un petit homme boiteux, vêtu de noir, canne à la main, bègue, le visage sec et ridé, l'oeil vif. Le chevalier se tourne de son côté et lui dit: "Allons, monsieur Mathieu de Fourgeot, nous n'avons plus un moment à perdre, conduisez-nous vite..."

Edition et illustrations réalisées par Carole Netter


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25 juin 1997
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