Diderot. Jacques le fataliste et son maître (3)


Denis Diderot

Jacques le fataliste et son maître (3)



Jacques, un peu rassuré par les interprétations diverses qu'il avait trouvées au pronostic du cheval, dit:

"Quand j'entrai au régiment, il y avait deux officiers à peu près égaux d'âge, de naissance, de service et de mérite. Mon capitaine était l'un des deux. La seule différence qu'il y eût entre eux, c'est que l'un était riche et que l'autre ne l'était pas. Mon capitaine était le riche. Cette conformité devait produire ou la sympathie, ou l'antipathie la plus forte; elle produisit l'une et l'autre..."

Ici Jacques s'arrêta, et cela lui arriva plusieurs fois dans le cours de son récit, à chaque mouvement de tête que son cheval faisait de droite et de gauche. Alors, pour continuer, il reprenait sa dernière phrase, comme s'il avait eu le hoquet.


"... Elle produisit l'une et l'autre. Il y avait des jours où ils étaient les meilleurs amis du monde, et d'autres où ils étaient ennemis mortels. Les jours d'amitié ils se cherchaient, ils se fêtaient, ils s'embrassaient, ils se communiquaient leurs peines, leurs plaisirs, leurs besoins; ils se consultaient sur leurs affaires les plus secrètes, sur leurs intérêts domestiques, sur leurs espérances, sur leurs craintes, sur leurs projets d'avancement. Le lendemain, se rencontraient-ils? ils passaient l'un à côté de l'autre sans se regarder, ou ils se regardaient fièrement, ils s'appelaient Monsieur, ils s'adressaient des mots durs, ils mettaient l'épée à la main et se battaient. S'il arrivait que l'un des deux fût blessé, l'autre se précipitait sur son camarade, pleurait, se désespérait, l'accompagnait chez lui et s'établissait à côté de son lit jusqu'à ce qu'il fût guéri. Huit jours, quinze jours, un mois après, c'était à recommencer, et l'on voyait, d'un instant à un autre, deux braves gens... deux braves gens, deux amis sincères, exposés à périr par la main l'un de l'autre, et le mort n'aurait certainement pas été le plus à plaindre des deux. On leur avait parlé plusieurs fois de la bizarrerie de leur conduite; moi-même, à qui mon capitaine avait permis de parler, je lui disais: "Mais, monsieur, s'il vous arrivait de le tuer?" A ces mots, il se mettait à pleurer et se couvrait les yeux de ses mains; il courait dans son appartement comme un fou. Deux heures après, ou son camarade le ramenait chez lui blessé, ou il rendait le même service à son camarade. Ni mes remontrances... ni mes remontrances, ni celles des autres n'y faisaient rien; on n'y trouva de remèdes qu'à les séparer. Le ministre de la Guerre fut instruit d'une persévérance si singulière dans des extrémités si opposées, et mon capitaine nommé à un commandement de place, avec injonction expresse de se rendre sur-le-champ à son poste, et défense de s'en éloigner; une autre défense fixa son camarade au régiment... Je crois que ce maudit cheval me fera devenir fou... A peine les ordres du ministre furent-ils arrivés, que mon capitaine, sous prétexte d'aller remercier de la faveur qu'il venait d'obtenir, partit pour la cour, représenta qu'il était riche et que son camarade indigent avait le même droit aux grâces du roi; que le poste qu'on venait de lui accorder récompenserait les services de son ami, suppléerait à son peu de fortune, et qu'il en serait, lui, comblé de joie. Comme le ministre n'avait eu d'autre intention que de séparer ces deux hommes bizarres, et que les procédés généreux touchent toujours, il fut arrêté... Maudite bête, tiendras-tu ta tête droite?... Il fut arrêté que mon capitaine resterait au régiment et que son camarade irait occuper le commandement de place.

"A peine furent-ils séparés, qu'ils sentirent le besoin qu'ils avaient l'un de l'autre; ils tombèrent dans une mélancolie profonde. Mon capitaine demanda un congé de semestre pour aller prendre l'air natal; mais à deux lieues de la garnison, il vend son cheval, se déguise en paysan et s'achemine vers la place que son ami commandait. Il paraît que c'était une démarche concertée entre eux. Il arrive... Va donc où tu voudras! Y a-t-il encore là quelque gibet qu'il te plaise de visiter?... Riez bien, monsieur; cela est en effet très plaisant... Il arrive; mais il était écrit là-haut que, quelques précautions qu'ils prissent pour cacher la satisfaction qu'ils avaient de se revoir et ne s'aborder qu'avec les marques extérieures de la subordination d'un paysan à un commandant de place, des soldats, quelques officiers qui se rencontreraient par hasard à leur entrevue et qui seraient instruits de leur aventure, prendraient des soupçons et iraient prévenir le major de la place.

"Celui-ci, homme prudent, sourit de l'avis, mais ne laissa pas d'y attacher toute l'importance qu'il méritait. Il mit des espions autour du commandant. Leur premier rapport fut que le commandant sortait peu, et que le paysan ne sortait point du tout. Il était impossible que ces deux hommes vécussent ensemble huit jours de suite, sans que leur étrange manie les reprît; ce qui ne manqua pas d'arriver."


Vous voyez, lecteur, combien je suis obligeant il ne tiendrait qu'à moi de donner un coup de fouet aux chevaux qui traînent le carrosse drapé de noir, d'assembler, à la porte du gîte prochain, Jacques, son maître, les gardes des Fermes ou les cavaliers de maréchaussée avec le reste de leur cortège, d'interrompre l'histoire du capitaine de Jacques et de vous impatienter à mon aise; mais pour cela, il faudrait mentir, et je n'aime pas le mensonge, à moins qu'il ne soit utile et forcé. Le fait est que Jacques et son maître ne virent plus le carrosse drapé, et que Jacques, toujours inquiet de l'allure de son cheval, continua son récit:

"Un jour, les espions rapportèrent au major qu'il y avait eu une contestation fort vive entre le commandant et le paysan; qu'ensuite ils étaient sortis, le paysan marchant le premier, le commandant ne le suivant qu'à regret, et qu'ils étaient entrés chez un banquier de la ville, où ils étaient encore.

"On apprit dans la suite que, n'espérant plus se revoir, ils avaient résolu de se battre à toute outrance, et que, sensible aux devoirs de la plus tendre amitié, au moment même de la férocité la plus inouïe, mon capitaine qui était riche, comme je vous l'ai dit... J'espère, monsieur, que vous ne me condamnerez pas à finir notre voyage sur ce bizarre animal... Mon capitaine, qui était riche, avait exigé de son camarade qu'il acceptât une lettre de change de vingt-quatre mille livres qui lui assurât de quoi vivre chez l'étranger, au cas qu'il fût tué, celui-ci protestant qu'il ne se battrait point sans ce préalable; l'autre répondant à cette offre: "Est-ce que tu crois, mon ami, que si je te tue, je te survivrai?..."

"Ils sortaient de chez le banquier, et ils s'acheminaient vers les portes de la ville, lorsqu'ils se virent entourés du major et de quelques officiers. Quoique cette rencontre eût l'air d'un incident fortuit, nos deux amis, nos deux ennemis, comme il vous plaira de les appeler, ne s'y méprirent pas. Le paysan se laissa reconnaître pour ce qu'il était. On alla passer la nuit dans une maison écartée. Le lendemain, dès la pointe du jour, mon capitaine, après avoir embrassé plusieurs fois son camarade, s'en sépara pour ne plus le revoir. A peine fut-il arrivé dans son pays, qu'il mourut.

LE MAÎTRE: Et qui est-ce qui t'a dit qu'il était mort?

JACQUES: Et ce cercueil? et ce carrosse à ses armes? Mon pauvre capitaine est mort, je n'en doute pas.

LE MAÎTRE: Et ce prêtre les mains liées sur le dos; et ces gens les mains liées sur le dos; et ces gardes de la Ferme ou ces cavaliers de maréchaussée; et ce retour du convoi vers la ville? Ton capitaine est vivant, je n'en doute pas; mais ne sais-tu rien de son camarade?

JACQUES: L'histoire de son camarade est une belle ligne du grand rouleau ou de ce qui est écrit là-haut.

LE MAÎTRE: J'espère..."


Le cheval de Jacques ne permit pas à son maître d'achever; il part comme un éclair, ne s'écartant ni à droite ni à gauche, suivant la grande route. On ne vit plus Jacques; et son maître, persuadé que le chemin aboutissait à des fourches patibulaires, se tenait les côtes de rire. Et puisque Jacques et son maître ne sont bons qu'ensemble et ne valent rien séparés non plus que Don Quichotte sans Sancho et Richardet sans Ferragus, ce que le continuateur de Cervantès et l'imitateur de l'Arioste, monsignor Forti-Guerra, n'ont pas assez compris, lecteur, causons ensemble jusqu'à ce qu'ils se soient rejoints.


Vous allez prendre l'histoire du capitaine de Jacques pour un conte, et vous aurez tort. Je vous proteste que telle qu'il l'a racontée à son maître, tel fut le récit que j'en avais entendu faire aux Invalides, je ne sais en quelle année, le jour de Saint-Louis, à table chez un M. de Saint-Etienne, major de l'hôtel; et l'historien qui parlait en présence de plusieurs autres officiers de la maison, qui avaient connaissance du fait, était un personnage grave qui n'avait point du tout l'air d'un badin. Je vous le répète donc pour ce moment et pour la suite: soyez circonspect si vous ne voulez pas prendre dans cet entretien de Jacques et de son maître le vrai pour le faux, le faux pour le vrai. Vous voilà bien averti, et je m'en lave les mains. - Voilà, me direz-vous, deux hommes bien extraordinaires! - Et c'est là ce qui vous met en défiance. Premièrement, la nature est si variée, surtout dans les instincts et les caractères, qu'il n'y a rien de si bizarre dans l'imagination d'un poète dont l'expérience et l'observation ne vous offrissent le modèle dans la nature. Moi, qui vous parle, j'ai rencontré le pendant du Médecin malgré lui, que j'avais regardé jusque-là comme la plus folle et la plus gaie des fictions. - Quoi! le pendant du mari à qui sa femme dit: J'ai trois enfants sur les bras; et qui lui répond: Mets-les à terre... Ils me demandent du pain: donne-leur le fouet! - Précisément.Voici son entretien avec ma femme.

- Vous voilà, monsieur Gousse?

- Non, madame, je ne suis pas un autre. D'où venez-vous?

- D'où j'étais allé.

- Qu'avez-vous fait là?

- J'ai raccommodé un moulin qui allait mal.

- A qui appartenait ce moulin?

- Je n'en sais rien; je n'étais pas allé pour raccommoder le meunier.

- Vous êtes fort bien vêtu contre votre usage; pourquoi sous cet habit, qui est très propre, une chemise sale?

- C'est que je n'en ai qu'une.

- Et pourquoi n'en avez-vous qu'une?

- C'est que je n'ai qu'un corps à la fois.

- Mon mari n'y est pas, mais cela ne vous empêchera pas de dîner ici.

- Non, puisque je ne lui ai confié ni mon estomac ni mon appétit.

- Comment se porte votre femme?

- Comme il lui plaît; c'est son affaire.

- Et vos enfants?

- A merveille!

- Et celui qui a de si beaux yeux, un si bel embonpoint, une si belle peau?

- Beaucoup mieux que les autres; il est mort.

- Leur apprenez-vous quelque chose?

- Non, madame.

- Quoi? ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme?

- Ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme.

- Et pourquoi cela?

- C'est qu'on ne m'a rien appris, et que je n'en suis pas plus ignorant. S'ils ont de l'esprit, ils feront comme moi; s'ils sont sots, ce que je leur apprendrais ne les rendrait que plus sots..."

Si vous rencontrez jamais cet original, il n'est pas nécessaire de le connaître pour l'aborder. Entraînez-le dans un cabaret, dites-lui votre affaire, proposez-lui de vous suivre à vingt lieues, il vous suivra; après l'avoir employé, renvoyez-le sans un sou; il s'en retournera satisfait.

Avez-vous entendu parler d'un certain Prémontval qui donnait à Paris des leçons publiques de mathématiques? C'était son ami... Mais Jacques et son maître se sont peut-être rejoints: voulez-vous que nous allions à eux, ou rester avec moi?... Gousse et Prémontval tenaient ensemble l'école. Parmi les élèves qui s'y rendaient en foule, il y avait une jeune fille appelée Mlle Pigeon, la fille de cet habile artiste qui a construit ces deux beaux planisphères qu'on a transportés du Jardin du Roi dans les salles de l'Académie des Sciences. Mlle Pigeon allait là tous les matins avec son portefeuille sous le bras et son étui de mathématiques dans son manchon. Un des professeurs, Prémontval, devint amoureux de son écolière, et tout à travers les propositions sur les solides inscrits à la sphère, il y eut un enfant de fait. Le père Pigeon n'était pas homme à entendre patiemment la vérité de ce corollaire. La situation des amants devient embarrassante, ils en confèrent; mais n'ayant rien, mais rien du tout, quel pouvait être le résultat de leurs délibérations? Ils appellent à leur secours l'ami Gousse. Celui-ci, sans mot dire, vend tout ce qu'il possède linge, habits, machines, meubles, livres; fait une somme, jette les deux amoureux dans une chaise de poste, les accompagne à franc étrier jusqu'aux Alpes; là, il vide sa bourse du peu d'argent qui lui restait, le leur donne, les embrasse, leur souhaite un bon voyage, et s'en revient à pied demandant l'aumône jusqu'à Lyon, où il gagna, à peindre les parois d'un cloître de moines, de quoi revenir à Paris sans mendier. - Cela est très beau. - Assurément! et d'après cette action héroïque, vous croyez à Gousse un grand fonds de morale? Eh bien! détrompez-vous, il n'en avait non plus qu'il n'y en a dans la tête d'un brochet. - Cela est impossible. - Cela est. Je l'avais occupé. Je lui donne un mandat de quatre-vingts livres sur mes commettants! la somme était écrite en chiffres; que fait-il ? Il ajoute un zéro, et se fait payer huit cents livres. - Ah! l'horreur! - Il n'est pas plus malhonnête quand il me vole, qu'honnête quand il se dépouille pour un ami; c'est un original sans principes. Ces quatre-vingts francs ne lui suffisaient pas, avec un trait de plume, il s'en procurait huit cents dont il avait besoin. Et les livres précieux dont il me fait présent? - Qu'est-ce que ces livres?... - Mais Jacques et son maître? Mais les amours de Jacques? Ah! lecteur, la patience avec laquelle vous m'écoutez me prouve le peu d'intérêt que vous prenez à mes deux personnages, et je suis tenté de les laisser où ils sont. J'avais besoin d'un livre précieux, il me l'apporte; quelque temps après j'ai besoin d'un autre livre précieux, il me l'apporte encore; je veux les payer, il en refuse le prix. J'ai besoin d'un troisième livre précieux. "Pour celui-ci, dit-il, vous ne l'aurez pas, vous avez parlé trop tard; mon docteur de Sorbonne est mort.

- Et qu'a de commun la mort de votre docteur de Sorbonne avec le livre que je désire? Est-ce que vous avez pris les deux autres dans sa bibliothèque?

- Assurément!

- Sans son aveu?

- Eh! qu'en avais-je besoin pour exercer une justice distributive? Je n'ai fait que déplacer ces livres pour le mieux, en les transférant d'un endroit où ils étaient inutiles, dans un autre où l'on en ferait un bon usage..." Et prononcez après cela sur l'allure des hommes! Mais c'est l'histoire de Gousse avec sa femme qui est excellente... Je vous entends; vous en avez assez, et votre avis serait que nous allassions rejoindre nos deux voyageurs. Lecteur, vous me traitez comme un automate, cela n'est pas poli; dites les amours de Jacques, ne dites pas les amours de Jacques; ... je veux que vous me parliez de l'histoire de Gousse; j'en ai assez... Il faut sans doute que j'aille quelquefois à votre fantaisie; mais il faut que j'aille quelquefois à la mienne, sans compter que tout auditeur qui me permet de commencer un récit s'engage d'entendre la fin.

Je vous ai dit premièrement; or, dire un premièrement, c'est annoncer au moins un secondement. Secondement donc... Ecoutez-moi, ne m'écoutez pas, je parlerai tout seul... Le capitaine de Jacques et son camarade pouvaient être tourmentés d'une jalousie violente et secrète: c'est un sentiment que l'amitié n'éteint pas toujours. Rien de si difficile à pardonner que le mérite. N'appréhendaient-ils pas un passe-droit, qui les aurait également offensés tous deux? Sans s'en douter, ils cherchaient d'avance à se délivrer d'un concurrent dangereux, ils se tâtaient pour l'occasion à venir. Mais comment avoir cette idée de celui qui cède si généreusement son commandement de place à son ami indigent? Il le cède, il est vrai; mais s'il en eût été privé, peut-être l'eût-il revendiqué à la pointe de l'épée. Un passedroit entre les militaires, s'il n'honore pas celui qui en profite, déshonore son rival. Mais laissons tout cela, et disons que c'était leur coin de folie. Est-ce que chacun n'a pas le sien? Celui de nos deux officiers fut pendant plusieurs siècles celui de toute l'Europe; on l'appelait l'esprit de chevalerie. Toute cette multitude brillante, armée de pied en cap, décorée de diverses livrées d'amour, caracolant sur des palefrois, la lance au poing, la visière haute ou baissée, se regardant fièrement, se mesurant de l'oeil, se menaçant, se renversant sur la poussière, jonchant l'espace d'un vaste tournoi des éclats d'armes brisées, n'étaient que des amis jaloux du mérite en vogue. Ces amis, au moment où ils tenaient leurs lances en arrêt, chacun à l'extrémité de la carrière, et qu'ils avaient pressé de l'aiguillon les flancs de leurs coursiers, devenaient les plus terribles ennemis; ils fondaient les uns sur les autres avec la même fureur qu'ils auraient portée sur un champ de bataille. Eh bien! nos deux officiers n'étaient que deux paladins, nés de nos jours, avec les moeurs des anciens. Chaque vertu et chaque vice se montrent et passent de mode. La force du corps eut son temps, l'adresse aux exercices eut le sien. La bravoure est tantôt plus, tantôt moins considérée; plus elle est commune, moins on en est vain, moins on en fait l'éloge. Suivez les inclinations des hommes, et vous en remarquerez qui semblent être venus au monde trop tard: ils sont d'un autre siècle. Et qu'est-ce qui empêcherait de croire que nos deux militaires avaient été engagés dans ces combats journaliers et périlleux par le seul désir de trouver le côté faible de son rival et d'obtenir la supériorité sur lui? Les duels se répètent dans la société sous toutes sortes de formes, entre des prêtres, entre des magistrats, entre des littérateurs, entre des philosophes; chaque état a sa lance et ses chevaliers, et nos assemblées les plus respectables, les plus amusantes, ne sont que de petits tournois où quelquefois on porte des livrées de l'amour dans le fond de son coeur, sinon sur l'épaule. Plus il y a d'assistants, plus la joute est vive; la présence de femmes y pousse la chaleur et l'opiniâtreté à toute outrance, et la honte d'avoir succombé devant elles ne s'oublie guère.

Et Jacques?... Jacques avait franchi les portes de la ville, traversé les rues aux acclamations des enfants, et atteint l'extrémité du faubourg opposé, où, son cheval s'élançant dans une petite porte basse, il y eut entre le linteau de cette porte et la tête de Jacques un choc terrible dans lequel il fallait que le linteau fût déplacé ou Jacques renversé en arrière; ce fut, comme on pense bien, le dernier qui arriva. Jacques tomba, la tête fendue et sans connaissance. On le ramasse, on le rappelle à la vie avec des eaux spiritueuses; je crois même qu'il fut saigné par le maître de la maison. - Cet homme était donc chirurgien. - Non. Cependant son maître était arrivé et demandait de ses nouvelles à tous ceux qu'il rencontrait. "N'auriez-vous point aperçu un grand homme sec, monté sur un cheval pie?

- Il vient de passer, il allait comme si le diable l'eût emporté; il doit être arrivé chez son maître.

- Et qui est son maître?

- Le bourreau.

- Le bourreau!

- Oui, car ce cheval est le sien.

- Où demeure le bourreau?

- Assez loin, mais ne vous donnez pas la peine d'y aller, voilà ses gens qui vous apportent apparemment l'homme sec que vous demandez et que nous avons pris pour un de ses valets..."

Et qui est-ce qui parlait ainsi avec le maître de Jacques? C'était un aubergiste à la porte duquel il s'était arrêté, il n'y avait pas à se tromper: il était court et gros comme un tonneau; en chemise retroussée jusqu'aux coudes; avec un bonnet de coton sur la tête, un tablier de cuisine autour de lui et un grand couteau à son côté. "Vite, vite, un lit pour ce malheureux, lui dit le maître de Jacques, un chirurgien, un médecin, un apothicaire..." Cependant on avait déposé Jacques à ses pieds, le front couvert d'une épaisse et énorme compresse, et les yeux fermés. "Jacques? Jacques?

- Est-ce vous, mon maître?

- Oui, c'est moi; regarde-moi donc.

- Je ne saurais.

- Qu'est-ce donc qu'il t'est arrivé?

- Ah! le cheval! le maudit cheval! je vous dirai tout cela demain, si je ne meurs pas pendant la nuit."

Tandis qu'on le transportait et qu'on le montait à sa chambre, le maître dirigeait la marche et criait: "Prenez garde, allez doucement; doucement, mordieu! vous allez le blesser. Toi, qui le tiens par les jambes, tourne à droite; toi, qui lui tiens la tête, tourne à gauche." Et Jacques disait à voix basse: "Il était donc écrit là-haut!..."


A peine Jacques fut-il couché, qu'il s'endormit profondément. Son maître passa la nuit à son chevet, lui tâtant le pouls et humectant sans cesse sa compresse avec de l'eau vulnéraire. Jacques le surprit à son réveil dans cette fonction, et lui dit: "Que faites-vous là?

LE MAÎTRE: Je te veille. Tu es mon serviteur, quand je suis malade ou bien portant; mais je suis le tien quand tu te portes mal.

JACQUES: Je suis bien aise de savoir que vous êtes humain; ce n'est pas trop la qualité des maîtres envers leurs valets.

LE MAÎTRE: Comment va la tête?

JACQUES: Aussi bien que la solive contre laquelle elle a lutté.

LE MAÎTRE: Prends ce drap entre tes dents et secoue fort... Qu'as-tu senti?

JACQUES: Rien; la cruche me paraît sans fêlure.

LE MAÎTRE: Tant mieux. Tu veux te lever, je crois?

JACQUES: Et que voulez-vous que je fasse là?

LE MAÎTRE: Je veux que tu te reposes.

JACQUES: Mon avis, à moi, est que nous déjeunions et que nous partions.

LE MAÎTRE: Et le cheval?

JACQUES: Je l'ai laissé chez son maître, honnête homme, galant homme, qui l'a repris pour ce qu'il nous l'a vendu.

LE MAÎTRE: Et cet honnête homme, ce galant homme, sais-tu qui il est?

JACQUES: Non.

LE MAÎTRE: Je te le dirai quand nous serons en route.

JACQUES: Et pourquoi pas à présent? Quel mystère y a-t-il à cela?

LE MAÎTRE: Mystère ou non, quelle nécessité y a-t-il de te l'apprendre dans ce moment ou dans un autre?

JACQUES: Aucune.

LE MAÎTRE: Mais il te faut un cheval.

JACQUES: L'hôte de cette auberge ne demandera peut-être pas mieux que de nous céder un des siens.

LE MAÎTRE: Dors encore un moment, et je vais voir à cela."


Le maître de Jacques descend, ordonne le déjeuner, achète un cheval, remonte et trouve Jacques habillé. Ils ont déjeuné et les voilà partis; Jacques protestant qu'il était malhonnête de s'en aller sans avoir fait une visite de politesse au citoyen à la porte duquel il s'était presque assommé et qui l'avait si obligeamment secouru, son maître le tranquillisant sur sa délicatesse par l'assurance qu'il avait bien récompensé ses satellites qui l'avaient apporté à l'auberge; Jacques prétendant que l'argent donné aux serviteurs ne l'acquittait pas avec leur maître; que c'était ainsi que l'on inspirait aux hommes le regret et le dégoût de la bienfaisance, et que l'on se donnait à soi-même un air d'ingratitude. "Mon maître, j'entends tout ce que cet homme dit de moi par ce que je dirais de lui, s'il était à ma place et moi à la sienne..."

Ils sortaient de la ville lorsqu'ils rencontrèrent un homme grand et vigoureux, le chapeau bordé sur la tête, l'habit galonné sur toutes les tailles allant seul si vous en exceptez deux grands chiens qui le précédaient. Jacques ne l'eut pas plus tôt aperçu, que descendre de cheval, s'écrier: "C'est lui!" et se jeter à son cou, fut l'affaire d'un instant. L'homme aux deux chiens paraissait très embarrassé des caresses de Jacques, le repoussait doucement, et lui disait: "Monsieur, vous me faites trop d'honneur.

- Eh non! je vous dois la vie, et je ne saurais trop vous en remercier.

- Vous ne savez pas qui je suis.

- N'êtes-vous pas le citoyen officieux qui m'a secouru, qui m'a saigné et qui m'a pansé, lorsque mon cheval...

- Il est vrai.

- N'êtes-vous pas le citoyen honnête qui a repris ce cheval pour le même prix qu'il me l'avait vendu?

- Je le suis." Et Jacques de le rembrasser sur une joue et sur l'autre, et son maître de sourire, et les deux chiens debout, le nez en l'air et comme émerveillés d'une scène qu'ils voyaient pour la première fois. Jacques, après avoir ajouté à ses démonstrations de gratitude force révérences, que son bienfaiteur ne lui rendait pas, et force souhaits qu'on recevait froidement, remonte sur son cheval, et dit à son maître: "J'ai la plus profonde vénération pour cet homme que vous devez me faire connaître.

LE MAÎTRE: Et pourquoi, Jacques, est-il vénérable à vos yeux?

JACQUES: C'est que, n'attachant aucune importance aux services qu'il rend, il faut qu'il soit naturellement officieux et qu'il ait une longue habitude de bienfaisance.

LE MAÎTRE: Et à quoi jugez-vous cela?

JACQUES: A l'air indifférent et froid avec lequel il a reçu mon remerciement; il ne me salue point; il ne me dit pas un mot, il semble me méconnaître, et peut-être à présent se dit-il en lui-même avec un sentiment de mépris: Il faut que la bienfaisance soit, fort étrangère à ce voyageur, et que l'exercice de la justice lui soit bien pénible, puisqu'il en est si touché... Qu'est-ce qu'il y a donc de si absurde dans ce que je vous dis, pour vous faire rire de si bon coeur!... Quoi qu'il en soit, dites-moi le nom de cet homme, afin que je l'écrive sur mes tablettes.

LE MAÎTRE: Très volontiers; écrivez.

JACQUES: Dites.

LE MAÎTRE: Ecrivez: l'homme auquel je porte la plus profonde vénération...

JACQUES: La plus profonde vénération...

LE MAÎTRE: Est...

JACQUES: Est...

LE MAÎTRE: Le bourreau de * * *.

JACQUES: Le bourreau!

LE MAÎTRE: Oui, oui, le bourreau.

JACQUES: Pourriez-vous me dire où est le sel de cette plaisanterie?

LE MAÎTRE: Je ne plaisante point. Suivez les chaînons de votre gourmette. Vous avez besoin d'un cheval, le sort vous adresse à un passant, et ce passant, c'est un bourreau. Ce cheval vous conduit deux fois entre des fourches patibulaires; la troisième, il vous dépose chez un bourreau; là vous tombez sans vie, de là on vous apporte, où? dans une auberge, un gîte, un asile commun. Jacques, savez-vous l'histoire de la mort de Socrate?

JACQUES: Non.

LE MAÎTRE: C'était un sage d'Athènes. Il y a longtemps que le rôle de sage est dangereux parmi les fous. Ses concitoyens le condamnèrent à boire la ciguë. Eh bien! Socrate fit comme vous venez de faire; il en usa avec le bourreau qui lui présenta la ciguë aussi poliment que vous. Jacques, vous êtes une espèce de philosophe, convenez-en. Je sais bien que c'est une race d'hommes odieuse aux grands, devant lesquels ils ne fléchissent pas le genou; aux magistrats, protecteurs par état des préjugés qu'ils poursuivent; aux prêtres qui les voient rarement au pied de leurs autels; aux poètes, gens sans principes et qui regardent sottement la philosophie comme la cognée des beaux-arts, sans compter que ceux même d'entre eux qui se sont exercés dans le genre odieux de la satire, n'ont été que des flatteurs; aux peuples, de tout temps les esclaves des tyrans qui les oppriment, des fripons qui les trompent, et des bouffons qui les amusent. Ainsi je connais, comme vous voyez, tout le péril de votre profession et toute l'importance de l'aveu que je vous demande; mais je n'abuserai pas de votre secret. Jacques, mon ami, vous êtes un philosophe, j'en suis fâché pour vous; et s'il est permis de lire dans les choses présentes celles qui doivent arriver un jour, et si ce qui est écrit là-haut se manifeste quelquefois aux hommes longtemps avant l'événement, je présume que votre mort sera philosophique, et que vous recevrez le lacet d'aussi bonne grâce que Socrate reçut la coupe de la ciguë.

JACQUES: Mon maître, un prophète ne dirait pas mieux; mais heureusement...

LE MAÎTRE: Vous n'y croyez pas trop; ce qui achève de donner de la force à mon pressentiment.

JACQUES: Et vous, monsieur, y croyez-vous?

LE MAÎTRE: J'y crois; mais je n'y croirais pas que ce serait sans conséquence.

JACQUES: Et pourquoi?

LE MAÎTRE: C'est qu'il n y a du danger que pour ceux qui parlent; et je me tais.

JACQUES: Et aux pressentiments?

LE MAÎTRE: J'en ris, mais j'avoue que c'est en tremblant. Il y en a qui ont un caractère si frappant! On a été bercé de ces contes-là de si bonne heure! Si vos rêves s'étaient réalisés cinq ou six fois, et qu'il vous arrivât de rêver que votre ami est mort, vous iriez bien vite le matin chez lui pour savoir ce qui en est. Mais les pressentiments dont il est impossible de se défendre, ce sont surtout ceux qui se présentent au moment où la chose se passe loin de nous, et qui ont un air symbolique.

JACQUES: Vous êtes quelquefois si profond et si sublime que je ne vous entends pas. Ne pourriez-vous pas m'éclaircir cela par un exemple?

LE MAÎTRE: Rien de plus aisé. Une femme vivait à la campagne avec son mari octogénaire et attaqué de la pierre. Le mari quitte sa femme et vient à la ville se faire opérer. La veille de l'opération il écrit à sa femme: "A l'heure où vous recevrez cette lettre, je serai sous le bistouri de frère Cosme..." Tu connais ces anneaux de mariage qui se séparent en deux parties, sur chacune desquelles les noms de l'époux et de sa femme sont gravés. Eh bien! cette femme en avait un pareil au doigt, lorsqu'elle ouvrit la lettre de son mari. A l'instant, les deux moitiés de cet anneau se séparent; celle qui portait son nom reste à son doigt; celle qui portait le nom de son mari tombe brisée sur la lettre qu'elle lisait... Dis-moi, Jacques, crois-tu qu'il y ait de tête assez forte, d'âme assez ferme, pour n'être pas plus ou moins ébranlée d'un pareil incident, et dans une circonstance pareille? Aussi cette femme en pensa mourir. Ses transes durèrent jusqu'au jour de la poste suivante pour laquelle son mari lui écrivit que l'opération s'était faite heureusement qu'il était hors de tout danger, et qu'il se flattait de l'embrasser avant la fin du mois.

JACQUES: Et l'embrassa-t-il en effet?

LE MAÎTRE: Oui.

JACQUES: Je vous ai fait cette question, parce que j'ai remarqué plusieurs fois que le destin était cauteleux. On lui dit au premier moment qu'il en aura menti, et il se trouve au second moment, qu'il a dit vrai. Ainsi donc, Monsieur, vous me croyez dans le cas du pressentiment symbolique; et, malgré vous, vous me croyez menacé de la mort du philosophe?

LE MAÎTRE: Je ne saurais te le dissimuler; mais pour écarter cette triste idée, ne pourrais-tu pas?...

JACQUES: Reprendre l'histoire de mes amours?..."

Jacques reprit l'histoire de ses amours. Nous l'avions laissé, je crois, avec le chirurgien.

LE CHIRURGIEN: J'ai peur qu'il n'y ait de la besogne à votre genou pour plus d'un jour.

JACQUES: Il y en aura tout juste pour tout le temps qui est écrit là-haut, qu'importe?

LE CHIRURGIEN: A tant par jour pour le logement, la nourriture et mes soins, cela fera une somme.

JACQUES: Docteur, il ne s'agit pas de la somme pour tout ce temps; mais combien par jour.

LE CHIRURGIEN: Vingt-cinq sous, serait-ce trop?

JACQUES: Beaucoup trop; allons, docteur, je suis un pauvre diable: ainsi réduisons la chose à la moitié, et avisez le plus promptement que vous pourrez à me faire transporter chez vous.

LE CHIRURGIEN: Douze sous et demi, ce n'est guère; vous mettrez bien les treize sous!

JACQUES: Douze sous et demi, treize sous... Tope.

LE CHIRURGIEN: Et vous paierez tous les jours?

JACQUES: C'est la condition.

LE CHIRURGIEN: C'est que j'ai une diable de femme qui n'entend pas raillerie, voyez-vous.

JACQUES: Eh! docteur, faites-moi transporter bien vite auprès de votre diable de femme.

LE CHIRURGIEN: Un mois à treize sous par jour, c'est dix-neuf livres dix sous. Vous mettrez bien vingt francs?

JACQUES: Vingt francs, soit.

LE CHIRURGIEN: Vous voulez être bien nourri, bien soigné, promptement guéri. Outre la nourriture, le logement et les soins, il y aura peut-être les médicaments, il y aura des linges, il y aura...

JACQUES: Après?

LE CHIRURGIEN: Ma foi, le tout vaudra bien vingt-quatre francs.

JACQUES: Va pour vingt-quatre francs; mais sans queue.

LE CHIRURGIEN: Un mois à vingt-quatre francs; deux mois, cela fera quarante-huit livres; trois mois, cela fera soixante et douze. Ah! que la doctoresse serait contente, si vous pouviez lui avancer, en entrant, la moitié de ces soixante et douze livres!

JACQUES: J'y consens.

LE CHIRURGIEN: Elle serait bien plus contente encore...

JACQUES: Si je payais le quartier? Je le paierai.


Jacques ajouta: "Le chirurgien alla retrouver mes hôtes, les prévint de notre arrangement, et un moment après, l'homme, la femme et les enfants se rassemblèrent autour de mon lit avec un air serein; ce furent des questions sans fin sur ma santé et sur mon genou, des éloges sur le chirurgien, leur compère et sa femme, des souhaits à perte de vue, la plus belle affabilité, un intérêt! un empressement à me servir! Cependant le chirurgien ne leur avait pas dit que j'avais quelque argent, mais ils connaissaient l'homme; il me prenait chez lui, et ils le savaient. Je payai ce que je devais à ces gens; je fis aux enfants de petites largesses que leur père et mère ne laissèrent pas longtemps entre leurs mains. C'était le matin. L'hôte partit pour s'en aller aux champs, l'hôtesse prit sa hotte sur ses épaules et s'éloigna; les enfants, attristés et mécontents d'avoir été spoliés, disparurent, et quand il fut question de me tirer de mon grabat, de me vêtir et de m'arranger sur mon brancard, il ne se trouva personne que le docteur, qui se mit à crier à tue-tête et que personne n'entendit.

LE MAÎTRE: Et Jacques, qui aime à se parler à lui-même, se disait apparemment: Ne payez jamais d'avance, si vous ne voulez pas être mal servi.

JACQUES: Non, mon maître; ce n'était pas le temps de moraliser, mais bien celui de s'impatienter et de jurer. Je m'impatientai, je jurai, je fis de la morale ensuite: et tandis que je moralisais, le docteur, qui m'avait laissé seul, revint avec deux paysans qu'il avait loués pour mon transport et à mes frais, ce qu'il ne me laissa pas ignorer. Ces hommes me rendirent tous les soins préliminaires à mon installation sur l'espèce de brancard qu'on me fit avec un matelas étendu sur des perches.

LE MAÎTRE: Dieu soit loué! te voilà dans la maison du chirurgien, et amoureux de la femme ou de la fille du docteur.

JACQUES: Je crois, mon maître, que vous vous trompez.

LE MAÎTRE: Et tu crois que je passerai trois mois dans la maison du docteur avant que d'avoir entendu le premier mot de tes amours? Ah! Jacques, cela ne se peut. Fais-moi grâce, je te prie, et de la description de la maison, et du caractère du docteur, et de l'humeur de la doctoresse, et des progrès de ta guérison; saute, saute par-dessus tout cela. Au fait ! allons au fait! Voilà ton genou à peu près guéri, te voilà assez bien portant, et tu aimes.

JACQUES: J'aime donc, puisque vous êtes si pressé.

LE MAÎTRE: Et qui aimes-tu?

JACQUES: Une grande brune de dix-huit ans faite au tour, grands yeux noirs, petite bouche vermeille, beaux bras, jolies mains... Ah! mon maître, les jolies mains!... C'est que ces mains-là...

LE MAÎTRE: Tu crois encore les tenir.

JACQUES: C'est que vous les avez prises et tenues plus d'une fois à la dérobée et qu'il n'a dépendu que d'elles que vous n'en ayez fait tout ce qu'il vous plairait.

LE MAÎTRE: Ma foi, Jacques, je ne m'attendais pas à celui-là.

JACQUES: Ni moi non plus.

LE MAÎTRE: J'ai beau rêver, je ne me rappelle ni grande brune, ni jolies mains: tâche de t'expliquer.

JACQUES: J'y consens; mais c'est à la condition que nous reviendrons sur nos pas et que nous rentrerons dans la maison du chirurgien.

LE MAÎTRE: Crois-tu que cela soit écrit là-haut?

JACQUES: C'est vous qui me l'allez apprendre; mais il est écrit ici-bas que chi va piano va sano.

LE MAÎTRE: Et qui chi va sano va lontano; et je voudrais bien arriver.

JACQUES: Eh bien! qu'avez-vous résolu?

LE MAÎTRE: Ce que tu voudras.

JACQUES: En ce cas, nous revoilà chez le chirurgien; et il était écrit là-haut que nous y reviendrions. Le docteur, sa femme et ses enfants se concertèrent si bien pour épuiser ma bourse par toutes sortes de petites rapines, qu'ils y eurent bientôt réussi. La guérison de mon genou paraissait bien avancée sans l'être, la plaie était refermée à peu de chose près, je pouvais sortir à l'aide d'une béquille, et il me restait encore dix-huit francs. Pas de gens qui aiment plus à parler que les bègues, pas de gens qui aiment plus à marcher que les boiteux. Un jour d'automne, une après-dîner qu'il faisait beau, je projetai une longue course; du village que j'habitais au village voisin, il y avait environ deux lieues.

LE MAÎTRE: Et ce village s'appelait?

JACQUES: Si je vous le nommais, vous sauriez tout. Arrivé là, j'entrai dans un cabaret, je me reposai, je me rafraîchis. Le jour commençait à baisser, et je me disposais à regagner le gîte lorsque, de la maison où j'étais, j'entendis une femme qui poussait les cris les plus aigus. Je sortis; on s'était attroupé autour d'elle. Elle était à terre, elle s'arrachait les cheveux; elle disait, en montrant les débris d'une grande cruche: "Je suis ruinée, je suis ruinée pour un mois; pendant ce temps qui est-ce qui nourrira mes pauvres enfants? Cet intendant, qui a l'âme plus dure qu'une pierre, ne me fera pas grâce d'un sou. Que je suis malheureuse! Je suis ruinée, je suis ruinée!..." Tout le monde la plaignait; je n'entendais autour d'elle que: "La pauvre femme! " mais personne ne mettait la main dans la poche. Je m'approchai brusquement et lui dis: "Ma bonne, qu'est-ce qui vous est arrivé? - Ce qui m'est arrivé! est-ce que vous ne le voyez pas? On m'avait envoyé acheter une cruche d'huile: j'ai fait un faux pas, je suis tombée, ma cruche s'est cassée, et voilà l'huile dont elle était pleine..." Dans ce moment survinrent les petits enfants de cette femme, ils étaient presque nus, et les mauvais vêtements de leur mère montraient toute la misère de la famille; et la mère et les enfants se mirent à crier. Tel que vous me voyez, il en fallait dix fois moins pour me toucher; mes entrailles s'émurent de compassion, les larmes me vinrent aux yeux. Je demandai à cette femme, d'une voix entrecoupée, pour combien il y avait d'huile dans sa cruche. "Pour combien? me répondit-elle en levant les mains en haut. Pour neuf francs, pour plus que je ne saurais gagner en un mois..." A l'instant, déliant ma bourse et lui jetant deux gros écus, "tenez, ma bonne, lui dis-je, en voilà douze..." et, sans attendre ses remerciements, je repris le chemin du village.

LE MAÎTRE: Jacques, vous faîtes là une belle chose.

JACQUES: Je fis une sottise, ne vous déplaise. Je ne fus pas à cent pas du village que je me le dis; je ne fus pas à moitié chemin, que je me le dis bien mieux; arrivé chez mon chirurgien, le gousset vide, je le sentis bien autrement.

LE MAÎTRE: Tu pourrais bien avoir raison, et mon éloge être aussi déplacé que ta commisération... Non, non, Jacques, je persiste dans mon premier jugement, et c'est l'oubli de ton propre besoin qui fait le principal mérite de ton action. J'en vois les suites: tu vas être exposé à l'inhumanité de ton chirurgien et de sa femme, ils te chasseront de chez eux; mais quand tu devrais mourir à leur porte sur un fumier, sur ce fumier tu serais satisfait de toi.

JACQUES: Mon maître, je ne suis pas de cette force-là; Je m'acheminais cahin-caha; et, puisqu'il faut vous l'avouer, regrettant mes deux gros écus, qui n'en étaient pas moins donnés et gâtant par mon regret l'oeuvre que j'avais faite. J'étais à une égale distance des deux villages, et le jour était tout à fait tombé, lorsque trois bandits sortent d'entre les broussailles qui bordaient le chemin, se jettent sur moi, me renversent à terre me fouillent, et sont étonnés de me trouver aussi peu d'argent que j'en avais. Ils avaient compté sur une meilleure proie; témoins de l'aumône que j'avais faite au village, ils avaient imaginé que celui qui peut se dessaisir aussi lestement d'un demi-louis devait en avoir encore une vingtaine. Dans la rage de voir leur espérance trompée et de s'être exposés à avoir les os brisés sur un échafaud pour une poignée de sous-marques, si je les dénonçais, s'ils étaient pris et que je les reconnusse, ils balancèrent un moment s'ils ne m'assassineraient pas. Heureusement ils entendirent du bruit; ils s'enfuirent, et j'en fus quitte pour quelques contusions que je me fis en tombant et que je reçus tandis qu'on me volait. Les bandits éloignés, je me retirai; je regagnai le village comme je pus: j'y arrivai à deux heures de nuit, pâle, défait, la douleur de mon genou fort accrue et souffrant, en différents endroits, des coups que j'avais remboursés. Le docteur... Mon maître, qu'avez-vous? Vous serrez les dents, vous vous agitez comme si vous étiez en présence d'un ennemi.

LE MAÎTRE: J'y suis, en effet; j'ai l'épée à la main; je fonds sur tes voleurs et je te venge. Dis-moi comment celui qui a écrit le grand rouleau a pu écrire que telle serait la récompense d'une action généreuse? Pourquoi moi, qui ne suis qu'un misérable composé de défauts, je prends ta défense, tandis que lui qui t'a vu tranquillement attaqué, renversé, maltraité, foulé aux pieds, lui qu'on dit être l'assemblage de toute perfection!...

JACQUES: Mon maître, paix, paix: ce que vous dites là sent le fagot en diable.

LE MAÎTRE: Qu'est-ce que tu regardes?

JACQUES: Je regarde s'il n'y a personne autour de nous qui vous ait entendu... Le docteur me tâta le pouls et me trouva de la fièvre. Je me couchai sans parler de mon aventure, rêvant sur mon grabat, ayant affaire à deux âmes... Dieu! quelles âmes! n'ayant pas le sou, et pas le moindre doute que le lendemain, à mon réveil, on n'exigeât le prix dont nous étions convenus par jour."

En cet endroit, le maître jeta ses bras autour du cou de son valet, en s'écriant: "Mon pauvre Jacques, que vas-tu faire? Que vas-tu devenir? Ta position m'effraie.

JACQUES: Mon maître, rassurez-vous, me voilà.

LE MAÎTRE: Je n'y pensais pas; j'étais à demain, à côté de toi, chez le docteur, au moment où tu t'éveilles, et où l'on vient te demander de l'argent.

JACQUES: Mon maître, on ne sait de quoi se réjouir, ni de quoi s'affliger dans la vie. Le bien amène le mal, le mal amène le bien. Nous marchons dans la nuit au-dessous de ce qui est écrit là-haut, également insensés dans nos souhaits, dans notre joie et dans notre affliction. Quand je pleure, je trouve souvent que je suis un sot.

LE MAÎTRE: Et quand tu ris?

JACQUES: Je trouve encore que je suis un sot; cependant, je ne puis m'empêcher de pleurer ni de rire: et c'est ce qui me fait enrager. J'ai cent fois essayé... Je ne fermai pas l'oeil de la nuit...

LE MAÎTRE: Non, non, dis-moi ce que tu as essayé.

JACQUES: De me moquer de tout. Ah! si j'avais pu y réussir.

LE MAÎTRE: A quoi cela t'aurait-il servi?

JACQUES: A me délivrer de souci, à n'avoir plus besoin de rien, à me rendre parfaitement maître de moi, à me trouver aussi bien la tête contre une borne, au coin de la rue, que sur un bon oreiller. Tel je suis quelquefois; mais le diable est que cela ne dure pas, et que dur et ferme comme un rocher dans les grandes occasions, il arrive souvent qu'une petite contradiction, une bagatelle me déterre; c'est à se donner des soufflets. J'y ai renoncé; j'ai pris le parti d'être comme je suis; et j'ai vu, en y pensant un peu, que cela revenait presque au même, en ajoutant: Qu'importe comme on soit? C'est une autre résignation plus facile et plus commode.

LE MAÎTRE: Pour plus commode, cela est sûr.

JACQUES: Dès le matin, le chirurgien tira mes rideaux et me dit: "Allons, l'ami, votre genou; car il faut que j'aille au loin.

- Docteur, lui dis-je d'un ton douloureux, j'ai sommeil.

- Tant mieux! c'est bon signe.

- Laissez-moi dormir, je ne me soucie pas d'être pansé.

- Il n'y a pas grand inconvénient à cela, dormez..."

Cela dit, il referme mes rideaux; et je ne dors pas. Une heure après, la doctoresse tira mes rideaux et me dit: "Allons, l'ami, prenez votre rôtie au sucre.

- Madame la doctoresse, lui répondis-je d'un ton douloureux, je ne me sens pas d'appétit.

- Mangez, mangez, vous n'en paierez ni plus ni moins.

- Je ne veux pas manger.

- Tant mieux! ce sera pour mes enfants et pour moi."

Et cela dit, elle referme mes rideaux, appelle ses enfants et les voilà qui se mettent à dépêcher ma rôtie au sucre."


Lecteur, si je faisais ici une pause, et que je reprisse l'histoire de l'homme à une seule chemise, parce qu'il n'avait qu'un corps à la fois, je voudrais bien savoir ce que vous en penseriez? Que je me suis fourré dans une "impasse" à la Voltaire, ou vulgairement dans un cul-de-sac, d'où je ne sais comment sortir, et que je me jette dans un conte fait à plaisir, pour gagner du temps et chercher quelque moyen de sortir de celui que j'ai commencé. Eh bien, lecteur, vous vous abusez de tout point. Je sais comment Jacques sera tiré de sa détresse, et ce que je vais vous dire de Gousse, l'homme à une seule chemise à la fois, parce qu'il n'avait qu'un corps à la fois, n'est point du tout un conte.

C'était un jour de Pentecôte, le matin, que je reçus un billet de Gousse, par lequel il me suppliait de le visiter dans une prison où il était confiné. En m'habillant, je rêvais à son aventure; et je pensais que son tailleur, son boulanger, son marchand de vin ou son hôte, avaient obtenu et mis à exécution contre lui une prise de corps. J'arrive, et je le trouve faisant chambrée commune avec d'autres personnages d'une figure omineuse. Je lui demandai ce que c'étaient que ces gens-là.

"Le vieux que vous voyez avec ses lunettes sur le nez est un homme adroit qui sait supérieurement le calcul et qui cherche à faire cadrer les registres qu'il copie avec ses comptes. Cela est difficile, nous en avons causé, mais je ne doute point qu'il n'y réussisse.

- Et cet autre?

- C'est un sot.

- Mais encore?

- Un sot, qui avait inventé une machine à contrefaire les billets publics, mauvaise machine, machine vicieuse qui pèche par vingt endroits.

- Et ce troisième, qui est vêtu d'une livrée et qui joue de la basse?

- Il n'est ici qu'en attendant; ce soir peut-être ou demain matin, car son affaire n'est rien, il sera transféré à Bicêtre.

- Et vous?

- Moi? mon affaire est moindre encore."

Après cette réponse, il se lève, pose son bonnet sur le lit, et à l'instant ses trois camarades de prison disparaissent. Quand j'entrai, j'avais trouvé Gousse en robe de chambre, assis à une petite table, traçant des figures de géométrie et travaillant aussi tranquillement que s'il eût été chez lui. Nous voilà seuls. "Et vous, que faites-vous ici?"

- Moi, je travaille, comme vous voyez.

- Et qui est-ce qui vous y a fait mettre?

- Moi.

- Comment vous?

- Oui, moi, monsieur.

- Et comment vous y êtes-vous pris?

- Comme je m'y serais pris avec un autre. Je me suis fait un procès à moi-même; je l'ai gagné, et en conséquence de la sentence que j'ai obtenue contre moi et du décret qui s'en est suivi, j'ai été appréhendé et conduit ici.

- Etes-vous fou?

- Non, monsieur, je vous dis la chose telle qu'elle est.

- Ne pourriez-vous pas vous faire un autre procès à vous-même, le gagner, et, en conséquence d'une autre sentence et d'un autre décret, vous faire élargir?

- Non, monsieur."

Gousse avait une servante jolie, et qui lui servait de moitié plus souvent que la sienne. Ce partage inégal avait troublé la paix domestique. Quoique rien ne fût plus difficile que de tourmenter cet homme, celui de tous qui s'épouvantait le moins du bruit, il prit le parti de quitter sa femme et de vivre avec sa servante. Mais toute sa fortune consistait en meubles, en machines, en dessins, en outils et autres effets mobiliers; et il aimait mieux laisser sa femme toute nue que de s'en aller les mains vides; en conséquence, voici le projet qu'il conçut. Ce fut de faire des billets à sa servante, qui en poursuivrait le paiement et obtiendrait la saisie et la vente de ses effets, qui iraient du pont Saint-Michel dans le logement où il se proposait de s'installer avec elle. Il est enchanté de l'idée, il fait les billets, il s'assigne, il a deux procureurs. Le voilà courant chez l'un et chez l'autre, se poursuivant lui-même avec toute la vivacité possible, s'attaquant bien, se défendant mal; le voilà condamné à payer sous les peines portées par la loi; le voilà s'emparant en idée de tout ce qu'il pouvait y avoir dans sa maison; mais il n'en fut pas tout à fait ainsi. Il avait affaire à une coquine très rusée qui, au lieu de le faire exécuter dans ses meubles, se jeta sur sa personne, le fit prendre et mettre en prison; en sorte que quelques bizarres que fussent les réponses énigmatiques qu'il m'avait faites, elles n'en étaient pas moins vraies.

Edition et illustrations réalisées par Carole Netter


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25 juin 1997
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